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epicharne d’agra

  • George Steiner, le décliniste en déclin

     
     

     

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    Dernières réelles présences matinées de quelques absences

     

    Bien sûr, ceux qui connaissent leur George Steiner sur le bout des doigts argueront que ces fragments sentent moins le roussis que la redite. Les autres pourront découvrir dans ce petit livre la quintessence de cette pensée dite crépusculaire et qui aura exploré comme nulle autre les relations tragiques entre barbarie et haute culture. Comment peut-on écouter du Schubert à 14 h et exterminer des hommes, des femmes et des enfants à 18 h ? Comment peut-on être à la fois nazi et goethéen ? Telles sont les questions qui ont hanté l’auteur de Réelles présences tout au long de sa longue vie de professeur universel. 

    De ce papyrus miraculeusement retrouvé dans les ruines d’une ancienne villa d’Herculanum, dont l’auteur, inconnu sur Wikipédia, serait un certain  Epicharne d’Agra, philosophe et poète du II ème siècle avant Jésus-Christ (à moins qu’il ne s’agisse là d’un faux malicieusement concocté par Steiner lui-même en guise de testament spirituel), on pourra en effet constater qu’il n’est, au sens littéral, qu’un prétexte pour ce l'auteur d'Errata de remettre à jour, peut-être une dernière fois, ses obsessions mystico-culturelles, sa propension qui nous a tous, un moment dans notre vie intellectuelle, fascinés, à comprendre le monde selon les arts et les lettres, sa prédominance accordée au Logos, son rêve castalien de bâtir une cité d’intellectuels, sa désolation de constater que les grands créateurs, pas plus que les grands esthètes, ne sont pas forcément des hommes de bien[1], sa consternation un rien affectée qu’il y ait plus d’amateurs de R’n’B que d’amateurs de musique dodécaphonique, sa critique « anarchico-platonicienne » de la démocratie et du goût accablant de cette dernière pour la camelote - le tout avec ce côté scrogneugneu que nous feignons de blâmer alors que nous serons bien pire à son âge (83 ans, tout de même.) 

    Le beau souci de Steiner (et d’Epicharne), c’est l’être – ou plus exactement la béance de l’être. Cette béance que la post-modernité ne cherche tant rien qu’à combler. Boucher le trou noir. Refuser de penser selon « le paradoxe fertile de la négation ». Rayer à la fois l’éclair et la ténèbre – c’est-à-dire la dialectique. Abolir à tout prix, au nom du XIX ème siècle à travers les âges, cette idée magnifique, antique, classique, chrétienne, que « l’existence est un bienfait mélangé, qu’elle occasionne une rupture avec la paix de l’inerte, que l’histoire humaine est faite de gaspillage et d’incommensurables souffrances ». Pour le post-moderne, l’existence n’est plus une question de grammaire (c’est-à-dire de transcendance) mais une question de fête et de permissivité. 

    Or, le mal n’est ni festif ni permis. Contrairement au quatrième fragment du papyrus intitulé « [le] mal est », notre époque considère que le mal n’est pas. En vérité, les hédonistes sont aussi des eudémonistes : le mal n’a pas d’existence autonome, il ne fait pas partie de l’être. La seule réalité admise (car notre époque est celle où la réalité devient une question d’admissibilité), est une réalité transparente, cool, unilatéralement positive - ce que d’aucuns appelleraient une totalité sans extérieure, « un empire du bien ». Non, si Histoire il y a, celle-ci doit être immaculée – soit sans péché ni castration, sans pomme d’Adam ni boite de Pandore, sans chute ni « harmatia » (transgression ou erreur). Le mal n’est qu’un accident neurologique ou chimique que la médecine pourra guérir un jour en son entier. Car l’épilepsie, ça se soigne, mon cher Dostoïevski. Et aujourd’hui « il existe des foyers de vieillards pour Lear »

    Et pourtant, comme le dit le fragment trois, « il y a des lions, il y a des souris ». Il y a des inégalités physiques et mentales objectives, des tares qu’aucune culture ne récupère à son avantage. Tous les obèses ne sont pas des sumos, tous les bigleux ne sont pas des chamams. A un moment donné, une femme qui est laide ici ne sera pas belle là-bas, et cela même si les critères esthétiques diffèrent. De même, un imbécile restera un imbécile quelle que soit sa contrée. Et c’est à ce propos que Steiner, que jusque là on considérait comme un classique d’entre les classiques, un humaniste presque « vieux jeu », se met à envisager sérieusement la question de « la part de l’hérédité génétique » dans la distribution des talents. « Et si, se met-il à se demander, la génétique moléculaire montrait que diverses gradations du potentiel cérébral et corporel sont innées – les Juifs aux échecs ? S’il apparaissait que, du fait d’une spécificité génétique, seules des hybridations d’une ampleur inconcevable peuvent altérer la probabilité que les performances suprêmes demeurent inaccessibles à certaines populations, à certaine régions de cette terre ? » Si, finalement, le racisme redevenait scientifique ? Avec ses tentations d’hygiénisme, d’eugénisme, de clonage, et aussi de régime obsessionnel (l’anorexie constituant l’idéal fasciste de nombres de femmes et d’hommes d’aujourd’hui), une hypothèse nazie travaille indéniablement notre (im)monde. Nous nous rêvons plus beaux, plus jeunes, plus sportifs et nous sommes de plus en plus zombiesques. Nous nous rêvons délivrés ontologiquement du mal –  et nous faisons en sorte que la biogénétique aboutisse à cette délivrance. 

    Et c’est là qu’apparaît une ambiguïté, pourtant impensable sous la plume de Steiner, dans sa manière d’osciller entre l’inquiétant constat qu’il fait de ce désir de science finale et une adhésion secrète (inconsciente) à celle-ci – comme si les recherches sur la cellule pouvait un jour corroborer l’idée qu’il se fait des fractures culturelles. Car à force de rappeler toutes les deux pages que le pékin moyen préfère Plus belle la vie à Eschyle ou n’a pas les synapses adéquats pour comprendre l’a priori kantien ou la théorie des cordes, on finit par se demander si l’excellence steinerienne ne pencherait pas, et sans doute malgré elle, du côté d’une sélection un peu trop naturelle. Ce qui ferait de lui, et contre toute attente, un post-moderne extrêmement sournois – le symptomologue de notre époque devenant à son tour un symptôme de celle-ci. 

    D’autant que son rapport à cette « Mort amie » que constitue le fragment huit, et qui est pour lui l’occasion de plaider pour l’euthanasie (et sans doute la sienne un jour), entérine ce soupçon de post-modernité. C’est là le paradoxe d’un penseur classé « réac » mais qui sur ces questions de bioéthique affirme des positions que ne renierait pas un Michel Onfray. Stoïcien peut-être, faustien à coup sûr. L’émouvante et terrible page, personnelle s’il en est, consacrée au naufrage de la vieillesse, dans laquelle on nous décrit le vieillard trébucher sur le mot, le nom, la date, et toutes ces références qui faisaient partie de lui et qui aujourd’hui « se dérobent jusqu’à l’exaspération », s’impose comme un manifeste de la mort assistée. Comment ne pas compatir ? Mais comment ne pas sursauter à cette apologie de la liberté mortifère qui traite toute théologie d’obsolète ? Comment ne pas faire la moue devant cette revendication, qualifiée par lui-même de « révolutionnaire », de l’autonomie totale de son être - cette « possession de soi » qui relève du triomphe de l’ipséité ? Ainsi, ce grand penseur du déclin, ce laudateur des transmissions, ce barde du génie hébraïque, ce mystique du sens, ce contempteur de l’homme démocratique et qui n’eut jamais la dent assez dure contre la barbarie de la modernité, finit par se plier à son impératif le plus radical, et parle d’euthanasie comme « option élémentaire ». On peut donc bien écouter du Schubert à 14 h et avaler des médicaments à 18 h.

     

     

    George Steiner, Fragments (un peu roussis), traduit de l’anglais par Emmanuel Dauzat, éditions Pierre-Guillaume de Roux, avril 2012, 13, 90 euros.

     

    Cet article a d'abord été publié le 30 juin 2012 sur Causeur, revue en ligne dont on ne dira jamais assez de bien.

     

     

     

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    [1] En ce sens, Steiner se situe bien là aux antipodes d’un Simon Leys qui, pétri de culture chinoise, croit réellement aux rapports qui existent entre éthique et esthétique, sainteté et art, et font que plus un homme est droit dans sa vie, plus ses œuvres sont belles – soit le contraire exact du credo (j’allais écrire du « crado ») occidental qui lui aurait plutôt tendance à penser que, de Céline à Picasso, c’est  la qualité du salaud qui fait la qualité du génie.

     

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