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guicharnaud

  • Dom Juan ou la mort de Dieu.

     



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    Suite à un excellent article de Charlotte Liébert-Hellman sur Causeur à propos, via Dom Juan, de la liquidation progressive des oeuvres classiques par la Halde et de manière plus générale par notre monde post-moderne qui ne veut plus entendre parler de négatif ni de tragique ni de comique, je remets ce post en ligne - Molière étant sans doute aujourd'hui l'auteur le plus susceptible d'être accusé de discrimination à l'égard des femmes, des vieux, des jeunes, des intellectuels et des Turcs. "Vraiment oui, de la conscience à un Turc !"

     

    Est-il bon ? Est-il méchant ? Est-il comique surtout ? A priori, Dom Juan est à mille lieux de provoquer l'hilarité. Il peut fasciner, il peut dégoûter, mais il ne saurait faire rire. La mort rode autour de lui. Le Commandeur est là. Les spectres le suivent. Et à la fin il est emporté dans les flammes de l'enfer - non sans un certain  panache, c'est vrai. Oui, c’est un grand personnage tragique auquel personne ne résiste et que Dieu Lui-même est forcé d’abattre. Comment pourrions-nous nous moquer de lui ?  Il est trop fort, trop beau, trop libre.

    Libre ? Plus de vivre ses pulsions que de les combattre, alors. Libre d’être à fond ce qu’il est, libre de se laisser aller à sa nature, libre de réaliser tous ses désirs - mais non d’y résister. Pourquoi y résister d’abord puisqu’il a le titre et la fortune qui lui permettent de faire tout ce qu’il veut ? C’est pourtant par là qu’il est risible. Comme ses frères de scène, Argan, Jourdain, Harpagon, Orgon, Arnolphe, Don Juan est esclave de sa passion et ne peut en sortir. C’est un monomaniaque de la conquête, un coureur invétéré qui a limité toute son existence à l'action de remplir son catalogue. On aime le voir comme un grand amateur du beau sexe alors qu’il n’est qu’un consommateur effréné de chair. Il collectionne les femmes comme on collectionne des films porno. D’autant qu’il passe de femme en femme sans se rendre compte qu’il ne les a pas toutes. Non seulement parce que les événements contrarient sans cesse ses projets mais parce qu'en plus il est tellement volage qu'il suffit qu’une nouvelle créature apparaisse pour qu’il en oublie instantanément la précédente. Et le voilà qui rate toutes ses occasions. C’est cette inconséquence qui le rend profondément ridicule. Ce type qui court après les femmes comme Monsieur Jourdain court après les honneurs ou comme Harpagon court après l’argent n’a pas l’air de comprendre tout à fait ce qui lui arrive. En fait, il est toujours à côté de la plaque. Quand à la fin de la pièce, il se retrouve devant un spectre venu l'exhorter à changer de vie, il ne pige que dalle : « Qui ose tenir ces paroles ? Je crois connaître cette voix », vocifère-t-il sans réaliser que sa dernière heure est arrivée - la réplique la plus drôle de la pièce quand on y pense : Dieu lui parle et il croit que c’est un voisin qui lui fait une farce !

    Non, il faut prendre Don Juan pour ce qu’il est, une brute épaisse, un anti-métaphysicien abruti qui n’a pour lui qu’une libido ravageuse et une bravoure libidineuse, une bête sans cesse en rut, sourde et aveugle à tout ce qui ne le contente pas immédiatement. Car, hors les femmes -  et, dans son cas, l’on pourrait dire les femelles - , Don Juan ne sent rien, ne pense rien, ne souffre rien, n’existe pour rien, et rappelle un peu la « tique » de Konrad Lorenz – l’animal qui a le moins de stimuli au monde ! Ainsi de ce séducteur impénitent uniquement stimulé par les femmes, capable de courir le monde et de prendre mille risques pour les conquérir (sinon les violer quand il n’a pas le temps) mais qui, en dehors de cette course permanente à l’assouvissement sensuel, n’a pas de substance propre. Et du coup est incapable d’émouvoir le spectateur.

    Insignifiance des échecs.

    C’est d’ailleurs la singularité du rôle. Alors qu’on peut « comprendre » Harpagon ou Arnolphe, qu’on peut prendre en pitié Alceste ou Georges Dandin, et que Philaminte ma foi ne nous semble pas si antipathique que cela, Don Juan n’attire sur lui aucune pitié ni aucune compréhension. Certes, on suit ses aventures avec une certaine jubilation, on admire son courage, son énergie, sa bonne humeur, cette faculté qu’il a, surtout, de ne rien ressentir de négatif (j’y reviendrai) mais sans que cette admiration soit jamais suivie ni d’estime ni de respect. Ses « qualités » sont annulées par ses défauts (il est courageux mais devient hypocrite) et ses défauts sont annihilés par le rire – car l’homme qui ne pense qu’à « ça » apparaît à la fin comme une sorte de cocu à l’envers dont le cerveau et le cœur sont trompés en permanence par la bite. Impossible de pleurer pour lui ! Cela est d’une importance capitale  : de tous les personnages dramatiques - j’allais même dire, de tous les personnages de théâtre, de romans ou de films -, le Don Juan de Molière est le seul qui ne suscite en nous l’esquisse d’un soupçon de charité. Et c’est moi qui vous le dis, moi, un pleurnichard qui est toujours prêt à défendre tous les Hitler de la terre ! Moi que l’idée qu’il peut y avoir un enfer empêche de dormir et fait douter de la miséricorde divine ! C’est que j’ai tellement l’impression que les méchants souffrent plus que les gentils. Mais avec Don Juan, je n’ai plus ces délicatesses. Qu’il aille donc en enfer avec sa tronche de bite ! Car non content d’être un méchant qui ne souffre pas, il est en outre inapte à toute intériorisation de lui-même, ce qui pour le lecteur ou le spectateur est impardonnable. C’est un inconscient qui ne suit que ses plaisirs et qui fuit dès qu’il a fini de jouir, un être si scandaleusement élémentaire qu'il n'est affecté par rien. Y compris par les situations et les êtres qui lui échappent - ce qui lui arrive, somme toute, tout au long de la pièce. Si on nous l'a, au début de la pièce, présenté comme un séducteur irrésistible, force est de constater qu’il ne remporte aucun succès féminin lors des cinq actes que dure l’action. Une action qui ne cesse au contraire de comploter contre lui : l’orage qui lui fait rater son « projet », les frères de Don Elvire qui le traquent, la statue du commandeur sur laquelle il tombe et avec qui, comme avec le pauvre, il « s’amuse » un instant, les visites de monsieur Dimanche et de son père qui lui prennent sur son précieux temps sensuel, Elvire enfin dont chaque intervention semble stopper le temps et donc retarder le sien, autant de fâcheux qui n’ont de cesse de l'empêcher de jouir. Sauf que rien ne le neutralise réellement, et mieux, ne le tracasse ou le fâche pour de bon. Dom Juan, et c’est là sa force insolente, n’éprouve pas ses échecs. Tout glisse sur lui et son indifférence souveraine n’est jamais prise en défaut.  Comme il ne vit que dans l'avenir, le présent lui importe peu et le passé, qu'il ait été agréable ou désagréable, est aussitôt oublié. Avec quelle vitesse passe-t-il sur une déception "amoureuse" :

    « Nous avons manqué notre coup, Sganarelle, et cette bourrasque imprévue a renversé avec notre barque le projet que nous avions fait ; mais, à te dire vrai, la paysanne [Mathurine] que je viens de quitter répare ce malheur, et je lui ai trouvé des charmes qui effacent de mon esprit tout le chagrin que me donnait le mauvais succès de notre entreprise. Il ne faut pas que ce cœur m’échappe, et j’y ai déjà jeté des dispositions à ne pas me souffrir longtemps de pousser des soupirs.  » (II,2)

    Mais à peine a-t-il aperçu Charlotte sur la plage qu’il en oublie Mathurine :

    « Ah ! ah ! d’où sort cette autre paysanne, Sganarelle ? As-tu rien vu de plus joli ? et ne trouves-tu pas, dis-moi, que celle-ci vaut bien l’autre ? »

    En général, le public rit ici par complaisance envers Don Juan – ah quel grand amoureux des femmes il est quand même ! Alors que ce qui est profondément drôle est la rapidité avec laquelle il change d’avis et d’objet. Il avait en tête une femme mais en voici une autre qui a l’air mieux - et s’il en rencontrait une troisième sur le chemin, eh bien ce serait la bonne ! Sauf qu’à la fin, il n’en a aucune et doit les fuir parce qu’il leur a dit à toutes qu’ils les aimait ! Bref, à force de courir plusieurs lapins à la fois, comme on dit, Don Juan se retrouve Gros Jean comme devant et surtout perd là ses dernières possibilités de conquêtes - car après cette scène, ce seront surtout des hommes qu’il rencontrera sur son chemin, des hommes et des créatures de l'autre monde, tous venus pour l'exhorter à changer de vie, et s'il ne veut pas, pour le liquider.

    Les menaces les plus terribles pèsent donc sur cet homme terrible sans que lui s’en rende compte. Et c’est ce décalage entre l’indéniable dimension tragique de son destin et le fait qu’il ne l’appréhende pas du tout comme tel qui le rend profondément comique. La seule allusion qu'il fait à un futur amendement de sa vie n'est qu'une plaisanterie. Ainsi, quand il rentre chez lui souper (après avoir parlé à la statue du Commandeur sans que cela l'ait ému plus que ça), déclare-t-il à Sganarelle :

    "Dom Juan se mettant à table : - Sganarelle, il faut songer à s'amender pourtant.

    Sganarelle : - Oui-da !

    Dom Juan : - Oui, ma foi ! il faut s'amender ; encore vingt ou trente ans de cette vie-ci, et puis nous songerons à nous." (IV, 7)

    Ni credo ni cogito

    Dom Juan est donc bien le personnage comique d'une tragédie : la sienne. C'est pourquoi on ne saurait voir en lui un nihiliste ou même un sataniste. Quand il jette au pauvre son sou « pour l’amour de l’humanité », comme le dit si justement Jacques Guicharnaud qui m’inspire ce post, ce n'est pas du tout afin de blesser l’humanité ou d'insulter Dieu, non, c’est parce que le dialogue avec le pauvre ne l’amuse plus et qu’il est sans doute compliqué de remettre le sou dans sa bourse ou  dans la poche de son gilet et qu’il se fout de perdre un peu d’argent. Un peu comme un enfant gâté pourrait abandonner un jouet qui ne l’intéresse plus à l’enfant pauvre du coin.

    En vérité, on ne peut compter sur Don Juan. Impossible d’en faire un libertin à la Sade ou un libérateur à la Nietzsche. Comme le dit encore Guicharnaud, « c’est au moment où Dom Juan est le « pire » qu’il est le plus aveugle, il ne se rend pas compte de l’infinie importance de ce qu’il fait, il rate purement et simplement l’occasion d’être le philosophe, « le libérateur », ou l’Antéchrist, comme on voudra, que certains commentateurs aimeraient voir en lui. » Trop fatigant de faire du prosélytisme athée auprès des autres. Lui a d’autres chattes à fouetter. Et le débat philosophique, ce n'est pas du tout son truc. Aucune rébellion consciente contre l’ordre divin ne l'agite. Aucune volonté d'en découdre avec Dieu ne l'excite. D'une part, il n'y croit pas, d'autre part, ce ne serait qu'une autre perte de temps. Dès lors, impossible de discuter avec lui comme le croit Sganarelle :

    « Sganarelle : - Je veux savoir vos pensées à fond. Est-il possible que vous ne croyiez point du tout au Ciel ?

    Dom Juan : - Laissons cela.

    Sganarelle : - C’est-à-dire que non. Et à l’Enfer ?

    Dom Juan : - Eh !

    Sganarelle : - Tout de même. Et au diable, s’il vous plaît ?

    Dom Juan : - Oui, oui.

    Sganarelle : - Aussi peu. Ne croyez-vous point l’autre vie ?

    Dom Juan : - Ah ! ah ! ah ! » (III, 1)

    Eh oui, Sganarelle voulait savoir un peu ses « pensées à fond », c’est là sa profonde erreur, car Don Juan n’a pas de « pensées à fond », c’est là sa « force » anti-dialectique. Aux questions de son valet raisonneur, il ne répond que par interjections insignifiantes et son « oui, oui », irrésistible de drôlerie, n’est ni le oui ni le non francs que l’on attendait. Profondément, Don Juan n'a rien à dire. Quant à la réplique célèbre dont il va se payer le luxe juste après,

    « Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit »,

    il ne faudrait surtout pas, là aussi, la prendre comme une sorte credo rationaliste affirmé avec orgueil. Cette réponse n’est que la dérobade paresseuse de celui qui ne s’est jamais fatigué à interroger l’univers. Exclusivement occupé de sa satisfaction sensuelle immédiate, Dom Juan expédie les questions théologiques et cosmologiques par le bais des évidences mathématiques les plus élémentaires. Et c’est en ce sens qu’on peut dire avec Guicharnaud, qu’intellectuellement son aventure est la plus décevante possible. Il ne croit en rien, ne cogite rien. Seule sa bite compte. "Ah ! N'allons point songer au mal qui nous peut arriver, et songeons seulement à ce qui peut nous donner du plaisir", déclare-t-il gaiement à Sganarelle quand celui-ci le met en garde contre un châtiment qui pourrait un jour le frapper - et qui n'est pas si éloigné de ce que Scapin répond à Sylvestre lorsque celui-ci le prévient des risques qu'il court à accumuler les fourberies : "Ces sortes de périls ne m'ont jamais arrêté, et je hais ces coeurs pusillanimes qui, pour trop prévoir les suites des choses, n'osent rien entreprendre."

    La parole démolie.

    Pusillanime, Dom Juan ne l'est certes pas. Et c’est pourquoi, à notre corps défendant, ou plutôt à notre bite défendante, nous ne pouvons nous empêcher de l’admirer. Tout le monde s’accorde à dire qu’un type couvert de femmes est profondément un triste sire, et nous les premiers, mais entre nous, qui ne voudrait pas lui ressembler, à ce triste sire ? Cette facilité qu’il a de séduire et de foutre tout ce qui bouge, n’est-ce pas la nôtre malgré qu’on en ait ? Il faut être honnête. L’art ? La spiritualité ? Tu parles ! Don Juan, c’est comme Rocco Siffredi, on fait semblant de le mépriser alors qu’on rêve d’en avoir une comme la sienne ! Et c'est là encore une de ses forces : Dom Juan est une pulsion qui nous force à réagir pulsionnellement, c'est une brute qui fait de nous des brutes - sauf que lui assume totalement le fait d'en être une alors que nous avons toujours honte de celle qui sommeille en nous.  Hélas ! Notre sagesse, notre bon sens, notre retenue - tout vole en éclats devant lui du fait même que lui-même ne prend pas au sérieux ce bon sens, cette retenue, cette sagesse.

    Car plus encore qu'une bite donjuanesque, c'est une parole donjuanesque que nous voudrions avoir - même et surtout en  nous en défendant, cela va de soi. Une parole anti-spermatique qui  comme la sienne pulvériserait le monde et ferait s’effondrer toutes les autres paroles. Une parole qui tuerait le Verbe dans l'oeuf.

    C'est que, pour lui, les mots ne sont là que pour mettre en pièces la pseudo-réalité des choses. Car à celui pour qui la morale, le bon sens, la justice, la probité et la noblesse de cœur ne sont qu’un agencement habile de langage, il suffit d’être plus habile dans l’agencement. Dom Juan a le pouvoir de retourner les arguments, rien de plus, mais c’est ce pouvoir qui le rend invincible. Lorsqu’il affirme à son valet que « toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs », il use d’une rhétorique qui exprime moins ce qu’il pense (car il ne pense rien) qu’elle ne détruit la rhétorique « morale » qu'on croyait lui opposer. Dom Juan ne croit pas à ce qu’il dit, sauf que ce qu’il dit l’emporte sur ce que disent les autres. Toute morale, toute théologie n’est qu’une affaire de langage et il suffit de manier le langage mieux que les moralistes et les théologiens pour les dérouter - et les ridiculiser. Ainsi nous fait-il sans cesse tourner en bourrique. Devant lui, nous sommes des Sganarelles, soit des gens qui prennent au sérieux la réalité du Logos. Les uns après les autres, il nous néantise de son anti-verbe sophistique et relativiste. Et comme le dit encore Guicharnaud, « le comique naît de la disproportion entre l’effort de l’un, considérable [qu’il soit celui de Sganarelle, Dom Louis ou Dom Carlos], souligné par la longueur et l’éloquence de sa tirade, et le « zéro » que lui oppose l’autre. »

    La seule qui échappe à ce piège est Elmire, héroïne noble entre toutes, qui n’est pas dupe des artifices de Dom Juan. « Ah ! Que vous savez mal vous défendre ! » lui rétorque-t-elle après que celui-ci eut essayé de lui sortir sa « vérité ». C’est elle qui se doit de lui souffler ce qu’il aurait dû lui dire s’il avait vraiment voulu se défendre : « Que ne me jurez-vous que vous êtes toujours dans les mêmes sentiments pour moi  ? (…) Que ne me dites-vous que des affaires de la dernière conséquence vous ont obligé à partir sans m’en donner avis (… ) Voilà comme il faut vous défendre, et non pas être interdit comme vous êtes. » Au fond, ce que clame Elvire à son ancien amant est  qu'il lui redise ses mensonges - « Tu aurais au moins pu me dire que tu m’aimais ». Or, c’est précisément ce que Dom Juan ne peut pas mais qu'il se fout de ne pas pouvoir. Une fois de plus, ses futures jouissances l'occupent trop pour qu'il songe à légitimer son abandon présent. De toute manière, il ne sera pas humilié plus que ça de ce qu'on lui reproche. En d’autres termes, il ne se soucie pas qu’Elmire lise en lui comme dans un livre ouvert. A la limite, cela l’arrange car il perdra moins de temps à « s’expliquer ». De même face à son père qui vient lui reprocher son existence scandaleuse, il ne cherche pas une minute à se légitimer et se contente d’un « Monsieur, si vous étiez assis, vous en seriez mieux pour parler. » Au bout du compte, Dom Juan serait comme une sorte de Tartuffe qui jouerait franc jeu. "Parlez, parlez, parlez tant que vous voudrez, tout cela n’est que de la parlotte, du verbe, et moi je ne crois pas au verbe ! Je ne crois qu’à ce qui me fait bander et jouir, tout le reste est littérature !" Et c’est pourquoi il se vantera devant Sganarelle avec une facilité déconcertante d’être devenu « hypocrite ». En démontrant que la parole peut tromper, c’est-à-dire peut tout dire, il force tous ses adversaires à se rendre compte que leur parole est vaine. Et c’est la raison pour laquelle il faudra une intervention extérieure, surnaturelle, divine, pour le faire taire. Car, comme le dit Guicharnaud,  Dom Juan est sans doute un criminel mais tous les personnages ont tort autour de lui. « L’erreur des personnages en face de lui, c’est de le prendre pour un homme, d’essayer de lui tenir un langage d’homme : ils frôlent alors le ridicule de ceux qui parlent aux chiens. » Ce qui transcende Dom Juan et rend grotesques ses adversaires, c’est son indifférence absolue à l’égard du langage qui n’est jamais que du langage. Personne ne peut le raisonner sans se ridiculiser – Sganarelle le premier. Même Dieu est une bourrique devant lui ! Dans la scène où la statue du Commandeur accepte de venir dîner chez lui, Dom Juan ne cherche même pas à savoir s’il y a « un truc » dans cette affaire. « On pourrait imaginer, dit Guicharnaud, un Dom Juan positiviste qui ferait le tour de la statue pour voir si elle ne dissimule pas quelque machine, si elle ne contient pas quelque prêtre menteur. » Même pas ! Dom Juan se contrefout de savoir s’il s’agit là d’un miracle ou d’une mystification. Il invite la Statue à venir souper,  chez lui, et se casse – laissant la Statue aussi ridicule que n’importe quel autre personnage, aussi ridicule que Monsieur Dimanche !!! Athée jusqu’à l’immaturité, il ne se rend pas compte de « ce qu’il y a d’effrayant dans [cette] invitation, (…) du sacrilège qu’il commet. » Encore une fois, c'est au moment le plus tragique, le plus effrayant, le plus "shakespearien", qu'il est, lui, le plus comique. Dom Juan est le seul personnage qui ose dire à Dieu qui vient de lui apparaître : « C’est ça, va voir là-bas si j’y suis ! »

    Dieu vaincu.

    Incurieux des hommes, des femmes et de Dieu, Dom Juan retourne donc chez lui bouffer. La seule chose qu'il a retenue de ses déboires est qu'il va être pour lui de plus en plus compliqué de vivre sa vie sans avoir d'ennuis - sans rencontrer de fâcheux à chaque coin de cimetière. Alors il décide de devenir hypocrite. Or le pire est que cette hypocrisie, qui n'est pour lui qu'une fanfaronnade de plus, va polluer le monde. Au moins l'hypocrisie de Tartuffe ne mettait en cause que Tartuffe, alors que celle de Dom Juan, qui fonctionne du reste bien mieux que celle du faux dévôt professionnel, éprouve la vacuité de la société. Dans Tartuffe, personne n'était dupe du traitre sauf Orgon et madame Pernelle, alors que dans Dom Juan, tout le monde y croit, même Sganarelle,  et il faut encore à son maître l'effort de fournir à ce dernier une "explication" : "Quoi ? Tu prends pour de bon argent ce que je viens de dire, et tu crois que ma bouche était d'accord avec mon coeur ?" Guicharnaud avait raison : Dom Juan est un salaud au milieu d'idiots. Mais ce que fait Molière ici est extrêmement grave car il présente un monde qui ne sait plus faire de distinction entre la vérité et l'apparence. Et c'est en ce sens que sa pièce devient une offensive quasi sadienne contre l'ordre des choses. Dom Juan hypocrite est définitivement plus fort que tout le monde ! L'amoralité sophistique a vaincu l'univers. Il faut insister sur ce point : lorsque Tartuffe se référait au Ciel, le Ciel n'était fondamentalement pas mis en cause, mais lorsque c'est Dom Juan qui le fait, le Ciel perd de sa grandeur - le Ciel paraît subitement tout con ! Et c'est pourquoi Dieu doit intervenir Lui-même - du moins sous la figure du Commandeur - pour liquider une créature qui vient de le battre sur son propre terrain. Car s'Il restait silencieux, c'est Dom Juan qui aurait finalement raison et cela serait la mort de Dieu. Dom Juan, meurtrier de Dieu !

    Pour le coup, c'est Sganarelle qui saisit réellement ce qui est en train de se passer entre le Ciel et son maître. Admirable scène quatre de l'acte cinq que je cite en entier :

    "Sganarelle : - Monsieur, quel diable de style prenez-vous là ? Ceci est bien pis que le reste, et je vous aimerais bien mieux encore comme vous étiez auparavant. J'espérais toujours de votre salut ; mais c'est maintenant que j'en désespère ; et je crois que le Ciel, qui vous a souffert jusques ici, ne pourra souffrir du tout cette dernière horreur.

    Dom Juan : - Va, va, le Ciel n'est pas si exact que tu penses ; et si toutes les fois que les hommes... [qu'allait-il déclarer et que Molière s'est interdit d'écrire sous peine de risquer pour de bon le bûcher ? - "et si toutes les fois que les hommes ne suivent pas les commandements de Dieu, Dieu devait intervenir, eh bien ce serait la preuve que Dieu a fort mal fait les choses et que sa création est une vraie merde !"]

    Sganarelle : - Ah ! Monsieur, c'est le Ciel qui vous parle, et c'est un avis qu'il vous donne.

    Dom Juan : - Si le Ciel me donne un avis, il faut qu'il parle un peu plus clairement, s'il veut que je l'entende."

    Parole terrible, parole sacrilège, déicide,  qui met en pièce toute la théologie chrétienne dans la mesure où précisément Dieu, du haut de Son mystère, ne parle jamais clairement aux hommes.  C'est aux hommes de faire l'effort de L'entendre et non à Lui de parler fort. Or ce que fait Dom Juan dans la pièce de Molière est d'obliger Dieu à sortir de son silence, à se faire moins mystérieux.

    Et c'est en effet ce qui se passe. Le Commandeur revient, rend l'invitation à Dom Juan (ce qui est à la fois terrifiant et comique : Dieu doit se plier aux conventions des hommes, prendre un "rendez-vous" pour voir Dom Juan -"tu m'as invité, c'est mon tour"), lui prend la main (c'est d'ailleurs Dom Juan qui la lui donne sans broncher), fait son sermon, et le précipite en enfer - le tout, une fois de plus, sans que Dom Juan n'admette ce qui lui arrive. Et sa souffrance finale n'est "que" corporelle et ne s'accompagne d'aucune souffrance spirituelle.  Loin de reconnaître qu'il a Dieu en face de lui, Dom Juan se "contente" de noter la douleur physique qui le saisit, rien de plus :

    "O Ciel ! que sens-je ? Un feu invisible me brûle, je n'en puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent. Ah !".

    L'interjection "ô ciel" n'implique, à mon avis, aucune prise de conscience du divin - combien d'athées disent "mon dieu" dans la conversation. A la toute dernière seconde de sa vie terrestre, Dom Juan ne réagit donc que par rapport à son corps, à sa matière qui devient un combustible, mais sans faire aucune "annonce" à l'égard de Dieu. Il reste incroyant jusqu'au bout.

    Le pire est que l'impression de pollution du monde persiste. Dom Juan a été englouti mais cet engloutissement est une sorte de première atteinte à la puissance de Dieu. Certes, l'ordre du monde semble avoir été rétabli mais, en profondeur, le mal n'est  pas réparé. Les filles resteront séduites, les familles déshonorées, les parents outragés, les femmes mises à mal et le pauvre Sganarelle impayé. Comme le dit superbement Guicharnaud : "la bête a été escamotée, mais le mal est fait, le monde demeure irrémédiablement blessé." Blessé et, ajouterai-je, blasé. Blasé de la soi-disant puissance divine. Outre que l'on peut se demander ce que c'est que ce Dieu qui permet toutes les souffrances des innocents et ne trouve comme solution que d'infliger une souffrance éternelle au coupable, la mort de Dom Juan signifie surtout le début de la mort de Dieu. Car en forçant Dieu à venir le combattre en ce bas monde, et même si Dieu le fait périr, il n'en reste pas moins que Dom Juan aura réussi à Le débouter, fût-ce un instant, de chez Lui. A Le rendre visible, transparent  et,  au final, fort peu ragoûtant. Après cela, comme il l'a dit lui-même avant de périr, le Ciel ne sera en effet plus aussi exact qu'on le croyait. A cause de Dom Juan, Dieu est sorti de ses gonds. Autrement dit, Il a été vaincu un instant - mais un instant qui vaut l'éternité.

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    [PS : Nous disions au début de ce post que rien n'affectait Dom Juan et que le seul stimulus de son existence était l'assouvissement immédiat de ses sens. Une réplique nous fait nuancer cette affirmation - celle où Dom Juan avoue sa haine du bonheur des autres. Tout son projet d’aller, au premier acte, séduire une nouvelle dame tient simplement dans le fait que celle-ci a l’air heureuse avec son amant :

    « Jamais je n’ai vu deux personnes être si contents l’un de l’autre, et faire éclater plus d’amour. La tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs me donna de l’émotion ; j’en fus frappé au cœur et mon amour commença par la jalousie. Oui, je ne pus souffrir d’abord de les voir si bien ensemble ; le dépit alarma mes désirs, et me figurai un plaisir extrême à pouvoir troubler leur intelligence et rompre cet attachement, dont la délicatesse de mon cœur se tenait offensée. » (I, 2) A développer éventuellement en commentaire.]

    [PS 2 : Dom Juan, Stavroguine, Monsieur Ouine, les trois assassins de Dieu de la littérature. Un autre jour, il faudrait s'occuper de leurs points communs et de leurs différences, la principale étant à mon sens dans la bonne santé de Dom Juan qui contraste par rapport aux deux autres, sinistres zombies d'un monde abandonné par Dieu et qui ne sont peut-être pas dénués d'une certaine  capacité d'intériorisation. Stavroguine finit par se tuer, Ouine a "la force" d'avouer qu'il n'est rien. Rien de tel avec Dom Juan dont la singularité première, comme on l'a vu, est de ne se poser aucune question sur lui ou sur les autres, tant il est occupé par ses orgasmes. Contrairement au deux autres, il n'est pas une figure du désespoir - même s'il est désespérant pour les autres - et de fait n'appelle aucune compassion sur lui-même, alors qu'on pent en avoir une, même la plus infime, pour Stavroguine ou pour Ouine. Tout à ses érections, Dom Juan ne souffre jamais, sauf à la fin, et encore est-ce seulement de son corps.  Au contraire, et malgré leurs méfaits, Stavroguine et Ouine, à leur manière, ont souffert de leur désespoir et donc ont pu ne pas être totalement abandonnés. Car quelqu'un qui souffre, même si c'est le pire des hommes, peut encore être sauvé. Alors que Dom Juan en reste toujours à son "Oui, oui" et à son "eh !" et par là même oblige Dieu à agir contre lui. En fait, et j'en aurai terminé aujourd'hui avec mon aberrante théologie, bien hérétique je m'en aperçois de jour en jour, tant que Dieu peut sauver des âmes, Il "vit" encore, mais il suffit qu'Il en perde une pour que ce soit Lui qui se sente perdu. Dans la pièce de Molière, Dom Juan a été plus fort que Dieu en l'obligeant à rompre avec Sa réserve habituelle. Dom Juan a charrié quelque peu l'ordre divin. Alors Dieu a damné Dom Juan et puis S'est suicidé.]

     

     

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