1970 – l’année de ma naissance et l’année du Messager*. Impossible pour moi d’évoquer le chef-d’œuvre de Losey et le premier film adulte que je vis dans ma vie sans faire dans l’ introjection. Comme Léo (Dominic Guard), le garçon du film, je suis né en juillet (lui le 27, moi le 30), nous sommes donc Lion tous les deux. Dans le film, il va avoir treize ans et il est en pleine ébullition sexuelle et c’est à treize ans que je découvre ce film dans le même état que lui. Comme lui, je lorgne sur les belles personnes plus âgées que moi. Comme lui, je rêve d’avoir un rôle à jouer entre deux adultes. Comme lui, je m’imagine que moi aussi je pourrais être le Cupidon d’une Vénus (« Marian », Julie Christie) et d’un Mars (« Ted Burgess », Alan Bates) – à condition que la première me prodigue quelques caresses et que le second me parle en homme de ces « caresses ». Comme lui enfin, je me persuade que j’ai des pouvoirs magiques (c’est-à-dire érotiques) qui me permettent d’accéder à la femme – elle-même identifiée à une fleur empoisonnée, l’ « Atropa Belladonna ».
Sexe, secret, sorcellerie. Le Messager, c’est Harry Potter chez Lady Chatterley. C’est d’ailleurs en tant que magicien que Léo est présenté à la famille de son camarade (ce dernier, blond et arrogant, ressemblant furieusement à Drago Malefoy !). Plus tard, on l’habillera en vert – vert comme Serpentard, la maison des sorciers maléfiques dans la saga de Rowling, mais vert aussi comme Robin des Bois à qui il est comparé, vert comme la campagne anglaise qu’il ne cessera d’arpenter, vert comme le vert paradis des amours enfantines, vert enfin comme Le garçon aux cheveux verts, le premier film de Losey qui racontait précisément l’histoire d’une discrimination, « vert », donc, comme une singularité ou une insulte (« green ! green ! green ! » lui lance un moment son camarade pour le taquiner).
Dans Le Messager, la discrimination est moins sociale qu’affective et sexuelle. Car Léo a beau faire des incantations silencieuses dans sa chambre, c’est lui, pauvre petit ensorceleur, qui sera ensorcelé – à la manière de Merlin piégé par la fée Viviane. En devenant le messager de Marian et de Ted, il jouera auprès d’eux moins le rôle de l’Eros sans qui rien n’est possible que celui du témoin, sinon du voyeur, qui rend plus excitant leurs amours illicites. « Comment faisiez-vous avant que j’arrive ? » demandera-t-il un jour à Ted. « C’était plus compliqué » répond évasivement celui-ci, sous-entendant qu’on y arrivait quand même. Au fond, ces lettres relèvent plus d’un rituel amoureux un brin pervers que d’une nécessité absolue et c’est cette non-nécessité qui relativise et dramatise la fonction de l’adolescent. Le drame médiatique de Léo est d’avoir cru qu’il était une copule entre deux sujets alors qu’il ne fut jamais qu’une conjonction de coordination entre deux copules. On aura fait l’amour grâce à lui mais lui n’aura jamais eu la grâce de le faire, ni pendant cet été torride ni jamais. D’ailleurs, quand Ted finit par accepter de lui expliquer ces « choses-là », c’est lui qui refuse de l’entendre, comme s’il renonçait définitivement à l’amour.
En faisant le bonheur des amants, il aura fait son malheur et d’une certaine manière aussi le leur – sans messager, rien peut-être ne se serait su. Pauvre enfant qui ne voulait que faire le bien mais qu’on a mis dans une situation d’où ne pouvait sortir que le mal. Car lorsqu’il tente dans la scène la plus mystérieuse du film d’extraire le suc de la Belladone pour en faire une potion qu’il jette tout de suite aux toilettes, comme un rituel destiné à libérer tout le monde du mal, celui-ci est déjà fait et semble au contraire avoir pollué tous les membres de la famille - jusqu’au petit-fils de Marian qui, soixante ans plus tard, se dira persuadé d’être victime d’une malédiction.
Mais le pire est à la fin, lorsque Léo (sous les traits fantomatiques de Michael Redgrave) revient revoir Marian, après une vie sans amour et sans doute sans sexe, et que celle-ci, égoïste jusqu’au bout, prétend que ce fut aussi du bonheur pour lui que de les voir, elle et son amant, si heureux. Etrange scène que celle de ces retrouvailles au présent, elle-même annoncée par une série d’inserts de séquences « contemporaines », qui loin d’enfermer le film dans un flash-back semble au contraire apparaître comme un « flash-post ». A la manière de ce qui se passe dans certains romans de William Faulkner, ce n’est pas le présent qui clôt le passé, c’est le présent du passé qui continue dans le présent du présent, et rend paradoxalement celui-ci plus irréel que tout ce à quoi l’on a assisté. Comme Losey l’explique lui-même à Michel Ciment dans le livre que celui-ci lui a consacré, il s’agissait de « présenter 1900 avec des plans presque subliminaux et non chronologiques du présent, avec des voix du présent sur le passé et des voix du passé sur le présent, si bien que ces lignes d’abord parallèles lentement se rencontrent, et à la fin le passé et le présent ne font qu’un »**. Certes, Léo refusera de porter l’ultime message de Marian, se « libérant » par là même du rôle qui l’a assujetti toute sa vie, mais cette « libération » n’en a pas moins un goût amer. Que va désormais faire ce vieillard qui vient de renoncer à la femme pour laquelle il avait naguère renoncé à l’amour ? Si présent et passé ont scindé dans une unité supérieure, celle-ci n’est rien d’autre que l’unité de la mort. Et c’est en effet un mort, ou un saint mortuaire comme dirait Jeanne Rowling, qui s’en va. A treize ans, les plans de Michael Redgrave dans la voiture m’avaient terrifié.
* Produit et réalisé en 1970, le film sort en France en mai 71.
** Le Livre de Losey, Ramsay Poche cinéma, 1986, p 344)
(Cet article est paru dans le hors-série n°2 SPECIAL FESTIVAL DE CANNES de la Revue du cinéma d'avril 2007)
Et dans deux jours, donc, j'ai 37 ans. La moitié de ma vie, peut-être. Ces 37 ans sont inscrits dans ma date de naissance, car 30/07/1970, ça fait aussi : 3 0 0 7 (1970) (Note du 28 juillet 2007)
"Delenda est belladonna."