«(…) le nom du lieu avait immédiatement frappé étrangement son imagination. Il le voyait parfois comme une image, mot brun sombre se détachant sur un ciel d’une lividité sans couleur, curieusement lié – avec l’incohérence trouble d’un langage mal appris – aux symboles les plus fous et les plus fertiles de sa vie. Rodmoor ! Le vocable l’attirait et le troublait en même temps. Ce qu’il lui suggérait (…) correspondait sans nul doute à ce qu’il recouvrait : des lieues et des lieues de solitude blanchie par la mer, des dunes et des marais, des saules épars et des peupliers aux feuilles pâles, des mares sombres et des roseaux au long murmure nocturne. - Nous ferons de longues marches là-bas ! s’exclama-t-il…» (p 17)
Combien de livres avons-nous ouvert parce que nous trouvions leurs titres beaux ou parce que le patronyme (ou le pseudonyme) de l’écrivain nous plaisait ? Wolf Solent, Givre et sang, Camp retranché, Les enchantements de Glastonbury ? Wood and Stone, Rodmoor…Autant de titres enchanteurs, de formules magiques, de maléfices délicieux, de promesses envoûtantes. Quant à « John Cowper Powys », son nom agit sur nous comme une clé de Sésame. Dernier des classiques ou premier des modernes, il est le chaînon manquant de la littérature anglo-saxonne, entre Henri James et Lewis Carroll ou entre Dickens et Joyce. En lui, le puritanisme et le fantasmagorique coexistent. Il est à la fois gothique et romantique, perversif et édifiant – toujours « entre les latrines et les étoiles », comme il le dit de lui-même dans sa géniale Autobiographie. Chez lui, la parole est païenne et chrétienne, sexuelle et spirituelle. Les pages sur la nature sont à lire à haute voix tant elles sont belles et vivantes, les passages « philosophiques » à recopier tant ils sont étonnants, régénérant, divinement idiots - une phrase de Powys et dix problèmes existentiels résolus ! Powys ne croit qu’aux Mythes, aux Origines, à la Cause première, aux Mondes Enchantés. Place aux pierres que l’on prie, aux arbres qui parlent, à la brume qui fait sens et à la mer qui dévore ses enfants ! Place à la sexualité la plus enfouie et la plus dévorante aussi, mais attention, sans jamais passer par Freud. Comme le disait Nabe, ce powysien parmi les powysiens, « pour lui, le sexe n’est pas masculin, ni féminin, il est saturnien ». Le Zodiaque plus que l'Oedipe. De même le fameux « communisme » de Powys qui, plus qu’une utopie sociale, est un paradis de jouissances pour tous, mais sans négatif, sans enfer, sans damné. Un monde où l’on serait aussi heureux qu’un chêne, une rose, un nuage ou un soleil ! Où les hommes feraient la fête avec les dieux et les animaux ! L’idéal de Powys, c’est Fantasia !
Et pourtant, lire ses romans ne va pas de soi. On sait quand on les ouvre qu’on va beaucoup jouir et beaucoup s’ennuyer. La narration, désordonnée, mal foutue, nous laisse souvent en chemin. Il faut sans cesse la reprendre, sans cesse se rappeler ce que l’on nous racontait la page précédente, et prendre garde à ne pas oublier ce que la page présente nous dit. Dans un roman de Powys, chaque chapitre, chaque paragraphe, fonctionne comme un bloc autonome qui donne tout quand on est sur lui mais qui nous laisse retomber quand on le quitte. D’où cette impression irritante que tout recommence à chaque début de phrase ou de chapitre et que l’histoire qu’on nous propose n’est qu’un empilage de scènes, de descriptions, de discours qui se suivent sans se suivre ! Irritation confirmée par les innombrables et improbables personnages qui semblent plus des pantins théologiques que des êtres en chair et en os – et cela même si l’auteur ne se lasse pas de les décrire physiquement. Mais ces corps manquent de présence et leurs âmes dont on fait intellectuellement grand cas ne dépassent pas le stade de l’idéalité. Plus intéressants qu’incarnés, plus intentionnels que réels, ils tiennent des discours que la Parole leur donne et font des actes que la Nature décide mais sans vivre pour de bon. L’action peut être intense, violente, féroce, l’événement de cette action ne prend jamais. C’est presque si l’on baille aux bagarres et si l’on s’endort aux scènes de meurtre et de suicide. En revanche, tel paysage nous retient, telle vague nous prend et tel rayon de soleil est comme un clin d’œil que nous fait le ciel. Un roman de Powys, c’est un peu comme un film de Terrence Malick. La Nature est sublime, les Dieux sont palpables, la Parole est partout (en voix off) mais l’humanité est ennuyeuse – et du coup la dramaturgie le devient aussi. Tant pis ! Le voyage est trop unique. Powys ne disait-il pas d’ailleurs qu’il devait y avoir de l’ennui dans un roman ? Il faut en prendre son parti et se dire que Powys, c’est un Spinoza qui écrirait des romans. Triomphe de la nature naturante. Chez lui, ce n’est pas un homme qui se promène dans la brume, c’est la brume qui se promène sur un homme. Et quand cet homme va se noyer, on nous parle plus de la rivière que de lui.
« Il quitta la maison sans rencontrer personne et, d’un pas rapide, de dirigea délibérément vers le fleuve. Le crépuscule était déjà tombé et la brume blanche qui venait des dunes envahissait lentement les marécages. La marée venait de changer et le plein courant du fleuve filait avec forces entre les hautes rives de boue. La Drôle, en ce moment, revendiquait son identité et la faisait valoir avec une joie exultante. Elle semblait presque ronronner, avec une sorte de satisfaction féline, tandis que le sombre volume d’eau saumâtre se précipitait vers la mer. Le courant rapide tirait de tous les objets qu’il touchait une sorte de bruit à demi humain… soupir ou murmure ou plainte ou protestation maussade. Les roseaux claquaient. Les racines des saules craquaient. Les promontoires de boue gémissaient. Et, tout le temps, gargouillant et suçant et léchant et riant d’un rire intérieur, profondément satisfait de lui-même, le corps fuyant des eaux glissantes s’en allait sous un voile de brume.
Ce, entre tous les soirs, la Drôle semblait avoir atteint cet apogée que les choses – animées ou inanimées – atteignent quand leur fonction tourne à plein régime. Et ce soir-là, enlevant avec soin ses vêtements élégants, posant derrière eux sa canne et son chapeau, Balthazar Stork, sans hâte ni violence, l’esprit naturellement clair, se noya dans la Drôle. » (p 378)
Entre temps, il aura rendu fou son ami Adrian Soro, l’autre nihiliste du roman.
Mais au fait que raconte Rodmoor ? C’est l’histoire de deux sœurs, Nance et Linda Herrick, qui, accompagnées de Rachel Doorm, leur ancienne tutrice fouettarde, et d’Adrian Soro, philosophe fasciné par le néant et fiancé de Nance, viennent de Londres s’installer au petit port de Rodmoor dans l’East Anglia. En ce lieu sauvage et primitif où le perpétuel mugissement des vagues semble avoir une influence morbide sur ses habitants, sinon les rendre fous, ils font la connaissance des Renshaw, vieille famille d’aristocrates fin de race, la mère Hélène, noble femme férue de poésie, son fils Brand, sorte de Don Juan local (et dont va bientôt tomber amoureuse Linda) et Philippa, la soeur fantasque qui voue un culte païen aux arbres de son jardin et qui s’éprend follement de Soro. Autour d’eux gravitent le prêtre Hamish Traherne, à la laideur repoussante mais au cœur christique, le docteur Fingal Raughty, lecteur de Montaigne et de Rabelais et qui combat la manie maladive du nihilisme des jeunes gens et Balthazar Stork, le dandy cynique sans doute homosexuel, manipulateur des âmes et chez qui loge Sorio.
L'homme, le mal, la morale.
Dans Rodmoor, le mal, c’est la mer. Ou plus exactement le bruit de la mer qui ne cesse jamais de sourdre dans les oreilles. Sensible et vulnérable comme il est, Adrian est le premier atteint :
« C’est votre damnée mer qui est la cause de tout, cria-t-il. (…) Elle nous monte à la tête. Elle nous travaille l’esprit d’odieuse manière ! Nance dit qu’elle l’entend pendant son sommeil. Quant à moi, c’est sans cesse. Je l’entends sans un seul moment d’interruption. Ecoute-là maintenant… shish, shish, shish, shish, shish ! Pourquoi ne peut-elle pas faire d’autre bruit ? Pourquoi ne peut-elle s’arrêter ? » (p 64)
Comme d’habitude, chez Powys, c’est la Cause Première qui est responsable de la vie et de la souffrance - de la vie, donc de la souffrance. Dieu nous créés, c’est-à-dire nous a déployés dans la douleur. En bon celtique pagano-christique qu’il est, Powys a peut-être une vision féodale de l’existence mais que l’on ne saurait dire manichéenne. Chez lui, la vie se pense avec la mort et non contre elle, et l’être est moins opposé au néant qu’il n’en est partie prenante. Comme Merlin, fils de Satan et d’une chrétienne, il s’agit, si l’on veut de la vie, de mettre le mal au service du bien. Et comprendre que création et destruction vont de pair. C’est précisément ce que conçoit Adrian avec sa théorie de la « vie comme destruction » :
« Mon but dans ce livre, c’est la révélation que l’essence de la vie est liée à l’instinct de destruction. Je veux démontrer – ce qui est la pure vérité – que le plaisir de la destruction, perpétrée pour elle-même et par pure joie, est à la racine de toute impulsion qui fait monter la sève de la vie. C’est de la destruction seule… de la mise en pièces et du déchirement du vivant… que la vie nouvelle prend naissance. » (p 104) Et attention, « Il ne s’agit pas de destruction par amour de la cruauté », non, « La cruauté n’est que le négatif d’un sentiment. (…) La pure destruction, la destruction pour elle-même, telle que je la conçois, n’est pas une pulsion grossière, lourde, boueuse, comme celle qui obsède les pervers. C’est une flamme brûlante et dévorante. C’est une bacchanale de blancheur éblouissante, démente et splendide ; comme celle qui nous blesse à présent les yeux » (p 105). D’ailleurs, « Le seul bonheur divin est de voir les mondes, l’un après l’autre, culbuter dans l’oubli. C’est la démente, douce et secrète arrière-pensée de toutes les religions. Dieu – comme les terribles grands penseurs de l’Antiquité ne l’ont jamais oublié – est le nom suprême de cette ultime destruction de toute chose qui est le sens unique. C’est pourquoi Dieu est toujours représenté comme une nuée d’aveuglante lumière blanche. » (p 107)
Dieu crée la vie et la mort, sinon la vie dans la mort, ou la mort dans la vie et ce sont les religions qui nous font croire qu’il faut préférer l’une à l’autre. Non pas tant par désir autoritaire de manipuler les esprits que par souci de les préserver de la folie. Au fond, la Morale est plus compréhensible à l’homme que la Miséricorde. Nécessité du Grand Inquisiteur. Car appréhender la création dans sa totalité amorale est prendre le risque de perdre la raison. Voyez Nietzsche ou ce pauvre Adrian. Personne ne supporte un monde non moral. Certes, la vie est terrible, « démoniaquement divine » pourrait-on dire, mais pour Balthazar Stork, le tort de son ami est de prendre cette vérité trop au sérieux.
« Cher Adriano, puis-je te dire quelque chose ? Tu fais tout ce foin et tu te désespères pour une chose qui en réalité ne te concerne pas le moins du monde. Ce n’est pas ton affaire si le monde pue comme une carcasse. Ce n’est pas ton affaire si le cerveau des gens grouille de serpents venimeux et s’ils ont le ventre plein de gloutonne lubricité. Ce n’est pas ton affaire – tu m’entends ? – si la chair humaine sent le tombeau. Ton affaire, mon garçon, c’est d’en tirer le plus de divertissement possible et de te sentir aussi bien que tu le pourras. Ca pourrait être pire, ça pourrait être mieux ? Il n’y a pas de grande différence entre les deux. Ecoute Adriano, (…) Le monde n’est pas fait pour être pris au sérieux. Il est fait pour être maté comme on mate une fille énergique. Prends ce qui t’amuse et envoie le reste au diable ! Toute autre chose – et je sais de quoi je parle – n’est source que de misère. » (p 189)
Powys fait-il là allusion au fameux conseil que donnait Schopenhauer ? Il faut traiter la vie comme on traite une pute, la posséder, en jouir et l’abandonner. En tous cas, ne jamais cesser de se divertir. Or, le malheur des hommes est que tout n’est pas que divertissement pour eux. Il y a toujours un moment où ils se mettent à respecter la vie et dès lors foutent la leur en l’air. Stork est un esthète qui se ravit de l’ambiance glauque de Rodmoor :
« Oui, Rodmoor est un endroit plutôt curieux. On s’y désintègre, vous savez, on y perd son identité et on y oublie les règles. Evidemment, c’est un lieu qui me convient admirablement, car je n’ai jamais pris les règles en considération, mais vous, (enfin, je crois), vous vous devez le trouvez inquiétant ? Fingal prétend qu’il y a une cause physiologique précise qui explique le comportement des gens ici. Car vous savez Miss Herrick, nous nous comportons tous très mal. Il dit que c’est l’effet de la mer du Nord. » (p 137)
Stork, infernal dandy qui n’a de cesse de frapper de néant tous ceux qui croient encore en quelque chose. Son pouvoir nocif sur les autres. Sa polluante ironie. Son artificialisme qui rend artificiel tout ce qui l’approche. La nature des femmes qu’il hait par-dessus tout car la femme, c’est la nature affirmée, la condition de la vie et le contraire du néant– et celle de Nance qui va bientôt lui arracher Adrian. Devant elle, il se fait sapeur d’âme, extincteur de féminité, et tout cela sans rien faire que d’être, ou plutôt que de non-être, lui-même :
« La présence de Stork la faisait douter et faisait vaciller la base même et les fondations de sa confiance en soi. Il rendait artificiel ce qui était naturel, et prémédité ce qui était spontané. (…) Tout ce qui était impulsif et enfantin, féminine impétuosité dans son âme, devenait absurde et forcé quand il était là… c’était précisément la racine où, si l’on peut se permettre la phrase, les caractéristiques « organiques » de sa propre expression que la vigilance affectée de Balthazar prenait dans ses griffes. ll réussissait curieusement, puisqu’il était un homme, à trahir l’essence même de la dignité du sexe de Nance. En fait, il la jetait dans une sorte d’autodéfense embarrassée en ce qui concernait tous les accessoires indispensables à sa féminité. » (p 260)
Fi des femmes et sus à la pensée ! Ainsi fonctionne l’esprit qui nie. A peine Stork a-t-il démoralisé Nance qu’il s’en prend à Adrian et à ses travaux philosophiques.
« Ton livre ! s’écria Balthazar en riant. Tu crois qu’il va les empêcher de dormir, ton livre ! C’est toujours la même chose : vous êtes susceptibles, vous autres philosophes. Vous faites un sabbat de tous les diables avec votre mauvais caractère et transformez en ennemis les gens les plus inoffensifs, puis vous pensez arranger l’affaire en écrivant un livre qui prouve que vous avez raison et que tous les autres ont tort. Sur mon âme, Adrian, si je n’avais pas tant d’affection pour toi je t’abandonnerais dans la vie simplement pour voir qui, de toi ou d’elle, frapperait les coups les plus durs ! » (p 263)
On en revient toujours là. La vie, brutale, féroce, qui rit de tous les coups qu’on peut lui porter et se venge aussitôt des esprits qui la nient. Du moins des hommes, ces « bourdons métaphysiques » qui tels Adrian et Balthazar se disputent la meilleure façon de désespérer de l’existence et non les femmes qui, elles, préfèrent la vie à la dialectique des désespoirs. Dans Rodmoor, celui qui prend la vie trop au sérieux deviendra fou et celui qui ne la prend pas assez au sérieux se noiera. [Sur la question des deux désespoirs, voir le double post de Sytar.]
Faut-il pourtant envoyer dans le néant quelqu’un qui lui a consacré sa vie ? Powys aime Dieu mais déteste l’enfer qui lui semble indigne de Lui. Toujours son idéal de Paradis totalitaire dont personne ne peut être privé. Et voici le pasteur Traherne qui compulse toute une nuit les vieux maîtres scholastiques comparant les doctrines sur la question de l’enterrement des suicidés. Le lendemain, il s’arrangera pour faire creuser une fosse de façon à ce que le corps de Balthazar soit posée en terre païenne mais que sa tête repose en terre chrétienne, dans « les arpents consacrés par la sainte Eglise ». (p 382) Que l’espoir soit plus grand que le désespoir et que la grâce annihile le néant mais recueille le nihiliste, c’est le credo insupportablement optimiste, car fanatiquement anti-punitif, de Powys et de ses personnages de prêtres. Au nihilisme terrestre ne saurait répondre un nihilisme céleste. A la fin des fins, le Bien dissout le mal, et le paradis absorbe l’enfer. Tant pis pour les moraux qui ne peuvent supporter un paradis sans enfer. Pour nous, c’est le paradis avec enfer qui nous semble gerbant.
D’ailleurs, comme le dira un peu plus tard le docteur Raughty :
« -C’est complètement absurde, s’écria le docteur, ce pessimiste perpétuel est un absurde malheur ! Pourquoi ces gens ne lisent-ils pas Rabelais et Montaigne pour boire un noble vin tiré de grandes futailles ? » (p 389) Puis : « à la santé de Voltaire et au diable ces gribouilleurs névrosés qui n’ont même pas de fiel sur la langue ! » (p 391) Il faut pardonner aux nihilistes et rire de leur nihilisme. Et apprendre l’amour aux hommes.
L’amour - domaine des prêtres et des femmes, et qui fait que les femmes souffrent moins que les hommes.
« La vie m’a appris que les hommes connaissent des gouffres d’horreur, qu’ils sont entraînés dans des gouffres d’horreur en comparaison desquels tout ce que nous souffrons dans leurs mains est le paradis. » (p 230) affirmera Helen Renshaw à Nance. Nature sacrificielle et érotique de la femme. Civilisation de l’homme civilisé par la femme. Dieu a donné la femme à l’homme pour qu’il ne crève pas de chagrin. « Ce que nous autres femmes devons faire, poursuivit impitoyablement Mme Renshaw, c’est que quelqu’un ait besoin de nous… ait absolument besoin de nous. Voilà ce que signifie « aimer un homme ». Tout le reste n’est que simple passion et tourne mal. Plus nous sommes soumises, plus ils ont besoin de nous. Je vous le dis, Nance, ce qui nous définit le plus profondément, c’est l’instinct d’être nécessaire à quelqu’un. Lorsqu’un homme a besoin de nous, nous l’aimons. Tout le reste n’est que pure animalité, un feu de paille. » (p 231)
… Ou une poésie d’impuissant. A Nance qui a envie de crier à Adrian « fais-moi l’amour », celui-ci lui récite sans rire et presqu’en pleurant « La litanie de la rose » avant de lui raconter qu’il a vu un jour une forme humaine sur les murs de sa chambre juste après avoir lu ce poème. Pauvre Homme obsédé par les ombres et les arrières-mondes, incapable de faire vibrer la matière, c’est-à-dire la chair, dont il est tiré ! Incapable de foutre mais foutu seulement de boire, de boire, de boire pour accéder précisément à l’ivresse de l’intellectualité pure. Et avec Balthazar encore :
« Le vin nous sépare de la Nature. Il nous libère du sexe. Il fait de nous des dieux. Il détruit…oui ! c’est ce qu’il fait, il brise notre fatalité physiologique. Avec un vin comme celui-ci, nous ne sommes plus esclaves de nos sens, et, par conséquent, plus esclaves de la matière. Nous nous sommes libérés de la matière. Nous avons détruit la matière ! » (p 168)
Dans ce monde d’hommes obsédés par la mort, Nance n’a que peu de marche de manœuvre. Mais c’est sans compter Philippa Renshaw, la vouivre de Chênegarde qui se révèlera sa principale adversaire, et cela dès leur première rencontre :
« Entre Nance et la jeune femme que Rachel avait nommée Philippa, il y eut, à l’instant où leurs doigts se touchèrent, un échange de regards semblable à deux lames nues se croisant. » (p 47).
Entre la chrétienne délicate et la païenne exaltée, la lutte est par trop inégale. Philippa (qui était le prénom de l’une des sœurs Powys), c’est la femme qui dit avoir un cerveau d’homme dans un corps de femme – autrement dit qui est plus sensible à la création qu’à la procréation, c’est la mystique tellurique qui se lève la nuit pour rendre un culte au plus vieil arbre de la forêt lors d’une scène typiquement powysienne (et qui annonce celle de John Crow à Stonehenge dans Les enchantements de Glastonbury) :
« A la voir enfin se jeter, face contre terre, au pied de l’un des plus vieux arbres – dont elle entoura le tronc de ses bras libérés du manteau -, on aurait pu penser qu’elle était l’adoratrice d’une divinité bannie en train d’évoquer son dieu, tandis que les persécuteurs dormaient, et lui demandant passionnément de revenir sur l’autel qu’il avait déserté. Relâchant la sauvage étreinte de ses doigts après s’être blessé la chair sur la rugueuse écorce de l’arbre, la jeune fille enfonça ses ongles dans le terreau meuble de feuilles humides et se frotta le front contre la mousse trempée. Elle frissonna tandis qu’elle était ainsi étendue, et tout en en frissonnant elle agrippa avec plus de force encore, comme dans une sorte d’extase, les racines des herbes et les mottes de terre dans lesquelles s’enfonçaient ses ongles. » (p 55)
C’est la femme muse qui aime en Adrian le poète et le philosophe et dont une « Cendrillon du foyer » comme Nance, soucieuse seulement de charité et de bonne éducation, ne pourra jamais accoucher. C’est l’aristocrate qui écoute son sang plutôt que le bon sens. Et qui, lorsqu’on lui dit qu’elle a des manières de « fille des rues », éclate de rire et triomphe :
« C’est signe en tous cas que je suis libérée de cette stupide respectabilité bourgeoise collet monté dont Adrian va [avec vous] connaître le goût ! Votre sarcasme « une fille des rue » montre la classe à laquelle vous appartenez, Nance Herrick ! Nous ne disons pas de telles choses. C’est ce que l’on entend chez les gens du peuple. » (p 345)
Les gens du peuple, les gens de la morale, les gens de l’enfer – soit tous ceux qui ne peuvent vivre sans faire de distinction entre la vie et la mort, entre le bien et le mal, mais qui en revanche peuvent vivre sans art ! Elle, Philippa, a voulu se noyer pour Adrian ! Mais c’est à Nance que celui-ci doit aller à son corps défendant, à Nance qui lui apprendra la décence et lui désapprendra son art ! A Nance qui le stérilisera de pudeur et de pureté ! D’ailleurs celle-ci le reconnaît volontiers :
« Je préférerais qu’il n’écrive jamais une autre ligne, s’écria-t-elle, et garde toute sa tête, plutôt que de le laisser sous votre influence et vous voir le rendre fou… vous et votre maladive, morbide et perverse imagination. » (p 346)
Il est ici le conflit rodmoorien des femmes et il est vieux comme le monde. Il est celui de l'art ou de la vie. Et ce "grand niais" d'Adrian au milieu qui assiste à ce combat cosmique des éléments et se met à rêver d'un monde où il n'y aurait plus de jalousies sexuelles. Un rêve que partage pour le camp Nance. Ah le sexe ! Tout le mal vient de lui, c'est-à-dire de la division qu'il opère entre les êtres. Comment Dieu a-t-il pu permettre tant de souffrances ? C'est lorsque Linda revient un jour en pleurs d'un rendez-vous avec Brand que Nance, la sainte Nance elle-même qui subit ce doute si typiquement powysien quant à la soit-disant bonté de Dieu et se met à espérer à autre chose qu'en Lui :
« Pour la première fois de sa vie, tandis qu’elle regardait cette jeune silhouette misérable l’implorant muettement d’accomplir un miracle, Nance ressentit une vague indignation informulée contre l’ordre d’un monde qui rendait possible ce genre de souffrance. Si seulement elle était une puissante et tendre déesse, combien elle se hâterait de mettre fin à toutes ces affaires de sexe qui rendaient l’existence si intolérable ! Pourquoi les gens ne pouvaient-ils pas naître dans un monde semblable à celui des arbres ou des plantes ? Et, une fois né, pourquoi l’amour ne pouvait-il pas créer d’instinct la réponse à la passion qui la consumait au lieu de se cogner la tête contre des murs cruels ou de se brûler à l’irrésistible flamme ? » (p 341)
Et pourtant, ce n’est pas elle qui rejoindra la nature une et indivisible mais bien Philippa et Adrian. Au dernier chapitre du roman intitulé justement « Thrène », Philippa rend une visite à l’asile où Adrian est enfermé depuis la mort de Stork. Comme il semble aller mieux, elle obtient du directeur de les laisser faire une promenade au bord de la mer. Mais une nouvelle crise de démence d’Adrian le fait tomber sur un rocher et se fracasser le crâne. « Seule avec son mort », Philippa peut alors attacher son corps à elle, le tirer vers la mer, et avec l’extase qu’agissant ainsi, elle l’arrache définitivement à Nance, « elle ne l’aura jamais ! elle ne l’aura jamais ! », se laisser glisser dans l’eau avec lui.
Les amants fous ont donc rejoint le nihiliste dans la mer du Nord. Est-ce à dire que l'amour-passion et le désespoir sont engloutis pareillement dans le gouffre et par là-même trouvent une identification ? Que la mort est la seule solution à ceux qui aiment trop la vie ou pas assez ? Que Satan l'emporte toujours sur que ceux qui ne trouvent pas leur compte avec Dieu ? Et que ceux qui restent en vie n'y restent que pour pleurer - Nance ? Linda ? Helen ? Peu importe. L'on n'attend pas d'un romancier une solution idéelle ou idéologique. Rodmoor de John Cooper Powys, comme toutes les grande oeuvres, comme un drame de Shakespeare ou de Dostoïevski, se termine dans la contradiction théologique la plus déchirante et la plus belle.
[PS : Je sais Guilaine, c'est bcp trop long - mais outre qu'il est difficile de faire court sur Powys, au moins peut-on lire morceau par morceau. J'ai bien pensé à le diffuser moi-même en plusieurs fois, mais c'est moins pratique ensuite à consulter.]
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Pistes à suivre : Evidemment, le beau doublet de Systar, notamment sur le problème des deux nihilismes.
http://systar.hautetfort.com/archive/2006/09/19/rodmoor-de-john-cowper-powys-1.html
http://systar.hautetfort.com/archive/2006/09/21/rodmoor-de-john-cowper-powys-2.html