« Des goûts et des couleurs, on ne discute pas… Et pourtant on ne fait que ça », Nietzsche.
Eh oui on ne fait que ça ! Et c’est bien normal, enfin ! Car dans quel autre domaine, dites-moi, pouvons nous mettre à jour nos instincts les plus fauves sans se dévorer les uns les autres ? Dans quel autre domaine avons-nous le droit d’être partial, inéquitable, intolérant, insultant même ? Mais dans le jugement de goût, précisément ! Le jugement de goût - pierre de touche de l’humanité. Temple sacré où l’on se retrouve, où l’on s’aime, où l’on se déteste aussi mais sans s’exclure, pour une fois sans s’exclure, où l’on éprouve à la fois sa singularité et son humanité, ce qu’il y a de différent en nous, et ce qui en nous se réfère aux autres, et tout cela sans droit, sans devoirs, sans concept. Certes, comme le disait Sacha Guitry, il est toujours pénible de se rendre compte qu’il y a parmi vos amis des amis inférieurs - vous savez, ces gens que l’on aime et qui n’ont pas les mêmes avis que vous, qui ne comprennent pas, par exemple, qu’il y a des arts majeurs et des arts mineurs, ou pourquoi Mozart est plus important que Michael Jackson, ou pourquoi Rodin a fait des corps sans têtes car « les corps sans têtes, ça n’existe pas », comme ils disent. - Mais les têtes sans corps, ça n’existe pas non plus, leur répond-on doucement, désolé de constater à ce moment là leur manifeste incompétence en matière de sensibilité. Comment de triples buses sont-ils devenus vos amis, d’ailleurs ? Et comment vont-ils le rester ? Non seulement ils ne vous admirent plus, mais en plus ils n’admirent même plus ce que vous admirez. Ils se foutent de vos hommes de génie, de vos maîtres-penseurs, de vos compositeurs préférés, des morts tout ça, des momies, des tombeaux soi-disant somptueux et dont vous n’êtes, vous, que le golem décadent. Eux sont dans la vie. Enfin, c’est ce qu’ils disent pour se rassurer. Comme ce « grossiste en bonheur » d’Alexandre Jardin, dans un « On n’est pas couché » d’il y a quelque temps[1], qui pour se défendre face à Eric Naulleau qui lui rappelait l’inanité de son œuvre, répondit avec un enthousiasme forcé que lui n’en avait rien à foutre des mauvaises critiques car il « aimait la vie » - à quoi l’excellent Naulleau répondit que l’on pouvait aimer la vie sans aimer ses livres. Le chantage à l’amour de la vie. La haine du génie et de l’excellence au nom de ce pseudo amour de la vie. L’insensibilité crasse et la bêtise en bandoulière au nom de l’amour de la vie. Quelqu’un qui vous dit qu’il préfère Mozart à la vie prouve qu’il n’aime ni l’un ni l’autre. Quelqu’un qui vous dit, comme Alexandre Jardin qu’il préfère la vie à la déprime (illustrée selon lui par la rentrée littéraire qui « donne envie de se flinguer ») démontre qu’il déteste la vie. Car aimer la vie, ce n’est pas fuir ce qui vous donnerait envie d’en finir, mais au contraire l’affronter. L’amour de la vie ne tremble pas devant la mort et la douleur, il les excède, les transcende, et d’une certaine manière les recherche. Rembrandt, Cervantès, Schubert, Schopenhauer – en voilà des gens qui aiment vraiment la vie et qui donnent envie de l’aimer ! La gerbante puérilité d’un Jardin, au fond celle de l’époque, est de vouloir « aimer la vie » sans guerre ni maladie ni deuil ni fiasco amoureux. Utopie infantile du fumeur qui rêve de fumer sans risquer le cancer, ou du boulimique mince, ou du libertin fidèle, ou du sportif sans suée. Utopie d’une conscience sans contradiction et d’une existence sans négatif. Vous aimez la vie, dites-vous ? Alors assumez le négatif. Penchez-vous sur l’horreur du monde, la férocité de la vie, la vallée de larmes de l’histoire. Appréhendez la croix qu’il y a en toutes choses. Et pour cela, ouvrez-vous aux chefs-d’œuvre de l’art. Osez le jugement de goût.
Art majeur, art mineur
Il n’est pas sûr que tout le monde aime le beau. Tout le monde aime le joli, ce qui n’est pas pareil. Le joli, soit ce qui est caressant, flatteur, agréable, immédiat, « qui fait du bien » sans tendre au bien, et qui est « trop beau pour être vrai », en fait qui se fout d’être vrai ou non. Les peintres du port de Saint Tropez ou de la place du Tertre à Paris font dans le joli. Marc Lévy et Barbara Cartland font dans le joli. Mais plus que tout, c’est la variété qui a triomphé dans le joli et en a fait le plus juteux commerce du monde. Un joli qui avec le temps est devenu démago, prêcheur, vindicatif. Le chantage au primitif, à l’émotionnant, au vote citoyen, les chanteurs connaissent ça mieux que tout, mieux même que l’art mineur, quoique éternel, de la chanson.
Cette histoire d’art majeur et d’art mineur… Bon sang mais c’est bien sûr ! C’est Guy Béart face à Serge Gainsbourg lors de cet Apostrophes fameux du 26 décembre 1986[2] et qui résume exactement le débat de la place de l’art dans nos démocraties. Au distingo aristocratique que l’auteur de Melody Nelson opérait entre arts majeurs et arts mineurs, les premiers (musique classique, littérature, poésie, architecture, peinture) requérant « une initiation » alors que les seconds aucune, les premiers ouvrant sur l’humanité éternelle, les seconds n’étant le fait que de marchands de soupe « volant leur blé aux salauds de pauvres », le père d’Emmanuelle Béart s’insurgea, arguant qu’ « il n’y avait rien de mineur en art, et que si la chanson était mineure, lui-même ne serait pas là », ce qui peut-être n’aurait pas été un mal majeur. Si par sympathie naturelle pour Gainsbarre, et aussi par admiration réelle pour son œuvre, on fit d’abord mine de se retrouver dans son camp plutôt que dans celui du sinistre Béart, il s’avéra que peu à peu c’est l’avis de ce dernier qui l’emporta. Dans nos sociétés démocratiques « post-modernes », il n’est plus côté d’affirmer une hiérarchie des arts, des goûts et des idées. Non seulement le beau n’est plus la marque d’un ordre transcendant et harmonieux (tendance platonico-thomiste) ou le signe d’une subjectivité supérieure (tendance romantique « moderne »), mais en plus et surtout il n’apparaît plus que comme l’expression individuelle d’affects qui peut et qui doit se passer de l’univers commun. Le beau, c’est ce que je veux, où je veux, quand je veux. Le beau, ça ne concerne ni Dieu ni le monde, mais simplement moi – moa. Il n’y a plus ni mineur majeur, il n’y a plus que moa qui suis la princesse.
Comme le dit excellement Luc Ferry dans Homo Aestheticus, ce qui caractérise le monde contemporain est qu’ « il n’y a plus de monde univoque évident, mais une pluralité de mondes particuliers à chaque artiste, il n’y a plus un art, mais une diversité presque infinie de styles individuels. » Si l’on pouvait parler d’un monde baroque, ou d’un monde romantique, ou même d’un monde moderne, on ne peut plus parler d’un monde « post-moderne » car le post-moderne nie précisément la réalité du monde. Le post-moderne est ce qui continue sur les avancées techniques du moderne mais sans en respecter les codes, le credo, la déontologie, allait-on dire. Le post-moderne permet à chacun d’user de la technique à son profit sans se soucier d’un quelconque partage. Le post-moderne, c’est l’anti sens commun, l’usage proprement idiosyncrasique des choses, le triomphe du supra-individuel. L’abominable formule « chacun ses goûts » se révèle le seul jugement de goût permis. Car oui, ce qui est en train de se passer, est que des goûts et des couleurs, il ne faut réellement plus discuter. Tout se vaut, donc rien ne se communique. On peut éventuellement aimer la même chose mais il est interdit de se risquer au jeu réactionnaire des comparaisons. Entre Britney Spears et Jean-Sébastien Bach, l’horizon est le même. Et gare à celui qui oserait dire que Jean-Sébastien va peut-être musicalement plus loin que Britney ! Car qui peut dire qu’une personne humaine va humainement plus loin qu’une autre personne humaine ? Le génie compte moins que la valeur intrinsèque d’un tel ou d’une telle. « Pour nombre d’artistes, écrit encore Ferry, il ne s’agit plus aujourd’hui de découvrir le monde, d’utiliser l’art comme un instrument de connaissance d’une réalité étrangère à soi. Tout à l’inverse, il semble que dans bien des cas, l’œuvre soit définie par l’artiste lui-même comme un prolongement de soi, une sorte de carte de visite particulièrement élaborée. » Seule « l’expérience vécue » importe. L’œuvre « pour nous » laisse la place à l’œuvre « pour moi ». L’œuvre ne signifie que ce qu’elle signifie pour moi. L’être n’est que ce qu’il est pour moi. D’où l’athéisme de masse, du moins dans nos pays, symptôme du refus épidermique d’un être supérieur, et pis encore, d’une institution, l’Eglise, qui en serait la garante.
En faisant table rase des anciennes vérités métaphysiques, Nietzsche n’a-t-il pas avant tout voulu tendre vers les réalités les plus secrètes de la vie ? Elle est là, sa modernité véritable, et disons-le, sa grandeur. Le surhumain, qui n’aurait dû jamais rien à voir avec l’aryen (mais la réalité a malheureusement cette exigence simplificatrice qui fait dire ou faire le contraire de ce que l’on s’était proposé[3]), c’est ce qui nous permettrait aujourd’hui d’appréhender cette brisure de l’être que les contemporains ont laissé tombé aussi vite tombé qu’ils l’avaient aperçu et s’en sont allés faire la fête jusqu’à la nausée.
Ainsi, rejoignons-nous absolument Luc Ferry lorsqu’il parle de « ce double mouvement de l’esthétique nietzschéenne – d’un côté l’hyperrelativisme (ou hyperindividualisme) selon lequel il n’y a pas de « vérité » en soi mais seulement une infinité de points de vue irréconciliables, d’un autre côté, « l’hyperréalisme » d’un art devant viser une vérité « brisée », plus profonde, plus secrète, plus réelle au fond que celle à laquelle parviennent la métaphysique et la science. »
Nietzsche - penseur de la brisure, sinon de la blessure. Nietzsche, perspectiviste qui n’oublie jamais le sang et la terre. Non au sens de l’ethnie et de la nation comme vont outrageusement s’en convaincre les nazis mais au sens de la vie et du réel. Le sang, oui, mais pas le sang pur (ou impur), le sang comme ce avec quoi tout grand écrivain doit écrire ; la terre, oui, mais non la terre comme propriété ou frontière, la terre comme glaise dont est fait l’homme. Nietzsche, penseur de la vérité, la vraie, non celle du reflet dans lequel se mire la reine de Blanche-Neige, mais celle de l’homme devant les autres hommes, ou devant Dieu. « Ecce homo » ne voudra jamais dire, on l’aura compris, Christine Angot. « Ecce homo » voudra dire Dostoïevski.
L’un des plus sûrs moyens de tester l’étendue du goût de quelqu’un, sinon son degré d’humanité, est de lui demander s’il comprend la différence si kantienne qu’il y a à dire « ceci me plaît » ou « ceci est beau ». Dire que telle chose vous plaît ou vous déplaît signifie en effet qu’entre cette chose et vous n’existe qu’un connivence personnelle qui n’engage personne d’autre que vous. Et d’ailleurs pourquoi convoquer les autres ? Non, ce qui vous plaît relève de votre petite affaire individuelle, et n’est en rien partageable. Ainsi de certains menu-plaisirs de la vie comme la sieste, la grasse matinée, un bon dîner boulimique devant sa série américaine préférée, et de manière générale, tout ce que vous tenez à faire seul, sinon caché. Au contraire, le « c’est beau » a un sens plus autoritaire et en même temps plus ouvert. Il s’adresse à autrui, il requiert même autrui. Dire d’une chose qu’elle est belle, c’est en effet sous-entendre qu’elle l’est autant pour vous que pour les autres. C’est, dit Kant, émettre un jugement universel. Et ce faisant, fonder l’humanité à travers le goût.
L’humanité, la Critique de la raison pure, puis la Critique de la raison pratique l’avaient établi, se définissait par sa capacité à émettre des jugements synthétiques a priori et à agir par devoir. Etait humain celui qui faisait la synthèse du rationnel et du moral. Dans les deux cas, on passait par une construction épistémologique. La question qui se posa alors à Kant fut celle d’une troisième définition qui pouvait s’établir en suspendant les deux premières. Comment penser l’homme sans concept ni loi ? Comment penser l’homme, au moins un instant, hors de son être et de son devoir-être ? En d’autres termes : comment penser l’homme a priori ? Tel est l’impossible problème que la Critique de la faculté de juger va tenter de résoudre.
S’il est absurde, comme le dit plaisamment Luc Ferry dans son Kant, d’essayer de « démontrer » à son voisin de table qu’il a tort de ne pas aimer les huîtres ou le parfait au café, il y a une certaine légitimité à vouloir affirmer l’idée, pourtant indémontrable et improuvable, que Don Giovanni est un chef-d’œuvre de l’art lyrique ou que L'enterrement du comte d'Orgaz, par Le Gréco est un chef-d’œuvre de la peinture. Non que notre voisin soit obligé d’aimer ces deux œuvres, il peut leur préférer Cosi fan tutte ou le Saint Jean. Il peut même opter pour Schubert plutôt que pour Mozart ou pour Velazquez plutôt que pour LeGréco. Il peut même dire que toutes ces œuvres sont peut-être belles mais que lui, elles le font chier. Au moins aura-t-il dans ce cas l’honnêteté de reconnaître la grandeur objective de ces œuvres et l’incompétence de sa sensibilité ou son manque de disponibilité. En aucun cas, il ne saurait dire qu’elles sont nulles.
Sauf que cela n’est pas vrai : il saurait le dire. Il pourrait tout à fait juger en toute conscience, quitte à consterner tout le monde, que Mozart est un piètre compositeur par rapport à Elvis Presley ou qu’Alexandre Jardin est un plus grand écrivain que Dostoïevski. Le jugement de goût ne relevant en rien d’une objectivité scientifique ou d’un impératif moral, le beau n’est au bout du compte, et quels que soient les arguments métaphysiques qui veulent dire le contraire, que l’affaire de chacun. Au fond, impossible de se situer, dans une discussion esthétique, totalement hors du relativisme – et c’est aussi cela qui fait le charme furieux de celles-ci. La ferveur que nous pourrons avoir pour telle ou telle grande œuvre sera toujours subjective, y compris si le monde entier est d’accord avec nous, et nous ne pourrons jamais porter légalement plainte contre l’abruti qui n’aime pas ce que nous aimons (la provocation en duel, c’est autre chose). C’est le triomphe du subjectif - mais même après une douzaine de morts, on aura toujours le droit de dire que Shakespeare est un naze. De toutes façons, et comme le remarque Ferry, l’idée que « le goût est subjectif » « s’effondre aussitôt sous le poids de sa propre banalité » et n’altère en rien la qualité humaine de la personne. On peut toujours s’étouffer à cause de l’insensibilité crasse de notre interlocuteur, ce con-là reste un honnête homme. Au contraire, combien d’esthètes corrompus, décadents, immoraux ? Combien d’élégantes crapules et de salauds lumineux qui vicient le monde ? Décidément, ça ne va pas fort pour nous…
Et pourtant, nous ne renonçons pas. C’est que nous sentons qu’il y a dans le jugement de goût autant d’arbitraire que de vérité, autant de singularité que d’universalité. Et puis quoi ? Tout le monde (ou presque) est sensible à un coucher de soleil, une aurore boréale, une soirée d’été, un paysage enneigé, ou le sourire d’une femme enceinte - ce qui prouve déjà un fond d’humanité. Pourquoi ne se retrouverait-on pas autour d’œuvres humaines ? L’enjeu, de taille, est de fonder l’objectivité sur la subjectivité, la transcendance sur l’immanence, le social sur l’individuel – et cela non pas à partir du concept ou de la loi, de la raison pure ou de la raison pratique, mais à partir du beau et de l’effet qu’il fait pour nous. Il ne s’agit plus d’objectivité métaphysique (propre aux Grecs), ni rationaliste (propre à Descartes), ni même matérialiste (propre à Hume), il s’agit d’objectivité sensible et humaine. Toujours Ferry : « dans cette perspective, le beau va se définir comme un intermédiaire entre la nature et l’esprit, entre l’intelligible et le sensible, ou plutôt comme une sorte de réconciliation miraculeuse des deux, tout se passant comme si, en lui, le sensible faisait signe de lui-même vers des significations intelligibles. » Le sensible qui fait signe, le jugement de goût qui accorde entre les hommes, le beau qui révèle le sens commun, voilà ce qu’il faut retenir…
Bref, si l’on ne prouve pas le beau, on l’éprouve. Si on n’en dispute pas, on en discute. Et généralement, plus on l’éprouve, plus l’on tient à en discuter. C’est que le beau est encore plus beau quand il est contemplé par tous. Un parterre de scène de théâtre qui applaudit. Des auditeurs qui pleurent silencieusement en écoutant la grande scène du deux. Un livre que l’on a lu, aimé, et que l’on a le bonheur d’offrir – éventuellement en faisant passer un « message ». Le beau, c’est du « subjectif pour tous » ou de « l’objectif pour chacun », l’important est que tout se termine dans la communion et la joie. Ce que Kant nous invite à penser est que « nous jugions l’expérience esthétique communicable lors même qu’elle ne saurait être fondées sur des concepts scientifiques, lors même que la communication qu’elle induit n’est jamais garantie. » Le jugement de goût est donc ce par quoi nous allons explorer l’humanité, et sans rationalisme ni matérialisme, sans légalisme ni biologisme, la définir comme telle. Ce qui n’ira pas de soi, puisque pour les tenants d’un sens commun rationaliste classique (tendance Descartes and co), c’est le cogito, ou la substance, ou la monade que nous sommes qui fait que nous pouvons communiquer, alors que pour ceux d’un sens commun empiriste sensualiste (tendance Hume and co), ce sont les organes biologiques, et de manière générale tout ce qu’il y a de psychologique et d’organique en nous, qui nous permet de communiquer. Bref, les uns penchent pour une raison commune, les autres pour des organes communs, les uns ne croient qu’au concept, les autres qu’au fait, les uns et les autres rejetant cette notion improbable de « sens commun » qui ne se définit ni par l’esprit ni par le corps et que l’on peut aussi appeler « intersubjectivité ». Le jugement de goût comme intersubjectivité. L’intersubjectivité comme ce qui met en rapport et en accord, et sans passer par le concept ni par la réalité empirique, les représentations. L’intersubjectivité comme ce qui connecte les représentations, sans volontarisme ni nécessité. C’est cela qui est beau et émouvant dans le jugement de goût. Que le sensible fasse signe à l’intelligible, que le beau accroche nos représentations, que nous trouvions, retrouvions, un sens commun - sans que cela soit de notre fait. « La satisfaction provient, en effet, du sentiment de la finalité que suscite en nous l’objet beau en tant qu’il est extérieur à nous et contingent au regard de nos principes, tout se passant comme s’il n’existait que pour satisfaire de lui-même notre exigence de rationalité. » Le beau comme ce qui nous rapproche – sans interventionnisme de notre part. On comprend que la troisième Critique soit le couronnement humaniste de tout le système kantien. Il s’agit de se laisser aller à ce qu’il y a de meilleur en nous pour que nous puissions appréhender le beau et le partager avec autrui. Comme ça. Sans autre effort que l’attention.
Et non seulement le beau nous rapproche, mais il nous ouvre en plus à d’autres horizons ! A l’élargissement de l’objet va bientôt correspondre un élargissement du sujet. Si des Japonais peuvent admirer les toiles impressionnistes, pourquoi n’irions-nous pas nous pâmer devant les estampes japonaises ? Le jugement de goût se passant de concept et d’organe, il apparaît donc indéterminé, soit totalement libre. Il nous fraye un chemin à l’autre, élargit notre monde, approfondit notre sensibilité, et nous rend plus intelligibles que nous l’étions – et tout cela hors de toute détermination conceptuelle ou organique. C’est le paradoxe ultime de cette troisième Critique. Après avoir mis en suspens tout ce qui pouvait fonder objectivement et moralement l’humanité (raison pure, raison pratique), la faculté de juger parie sur un rassemblement de l’humanité par l’esthétique, une communion des hommes et des femmes via le plaisir à contempler le beau. Dès lors, et comme le remarque Ferry, « loin de se borner à apporter une solution, si élégante et profonde soit-elle, à la question des critères du jugement de goût, [la troisième Critique] devient doctrine du sens, pour ne pas dire du salut. » Le jugement de goût comme possibilité sotériologique ? Mais oui. Dostoïevski, dans L’idiot, ne dira pas autre chose : « la beauté sauvera le monde ».
Par delà nos communautés, nos consanguinités, nos origines bornées, le jugement de goût nous apprend à contempler le monde de manière fervente et désintéressée. Le génie littéraire, pictural, musical, cinématographique, devient alors une occasion de s’agenouiller devant l’humanité et de pleurer de joie. Se comprendre à travers une ritournelle de Purcell, un film de Mizoguchi, un conte des Mille et une nuits, se comprendre et s’aimer.
(Cet article est paru une première fois dans Les carnets de la philosophie, numéro d'hiver 2009)
(Le Saint Jean du Gréco peut se encore se voir, entre autres merveilles, à l'expo "El Greco" au Palais des Beaux-Arts, le fameux "BOZAR", de Bruxelles jusqu'au 09 / 05 / 2010)
[1] Emission du 27 septembre 2009 et que l’on peut retrouver ici http://www.telleestmatele.com/article-36564864.html (à partir de la dixième minute)
[3] Nietzsche et le nazisme ? Ce serait comme Œdipe et l’inceste. Avoir tout fait pour éviter de tuer son père et de coucher avec sa mère – et l’avoir fait quand même…