... je me demande bien ce qui ce qu'il y a de pourri en nous. Je me demande bien ce qui fait que nos sympathies vont épidermiquement du côté des coupables - car Roman et Frédo sont coupables, il n'y a aucun doute là-dessus, l'un d'un délit avéré et avoué doublé d'un délit de fuite, l'autre de complaisance narcissique et de confessions abjectes. L'un relève de la loi et risque la prison, l'autre relève de la morale et risque le bannissement politique. L'un a commis un délit sexuel, l'autre s'est vanté des siens dans un livre - car il s'est vanté, c'est clair, il a vanté sa repentance, sa culpabilité, sa souffrance même ! Il en a fait une tartine de sa souffrance ! Sous prétexte de ne pas mentir et de faire acte d'écrivain, il a avoué des choses qui tombent sous le coup de la loi si elles étaient des faits et qui heurtent l'opinion dès qu'elles sont lues. Sauf qu'un livre dans lequel on explique son crime ne sera jamais une preuve de ce crime ! Je peux violer ou tuer quelqu'un et l'avouer dans une autobiographie ou un journal intime, on ne pourra jamais se servir de cette autobiographie ou de ce journal intime pour m'accuser de meurtre ou de viol - à la limite, on pourra m'accuser de mauvais esprit, ou de faire l'apologie du viol et du meurtre, et dans ce cas-là je pourrais toujours me défendre en disant que mes excellents confrères, Agatha Christie ou Dostoïevski, n'ont pas fait autre chose. Ecrire ses enculades thaïlandaises, c'est enculer la loi. On peut faire passer ses actions réelles pour des fantasmes, dire aux gens qui vous aiment que ce ne sont pas que des fantasmes et aux gens qui ne vous aiment pas que ce ne sont que des fantasmes. Un vrai problème littéraire quand on y pense, un problème qui pose même l'essence de la littérature. Jusqu'à présent, les littérateurs (je parle des plus grands écrivains comme des plus médiocres) se sont protégés derrière le secret social, mais dans une société transparente comme la nôtre, tous les secrets sont violés - et bien souvent la violation de ces secrets révèle des viols réels. Si demain, on retrouvait des indices, puis des preuves, démontrant que Baudelaire participait à des tournantes, ou que Dostoïevski avait vraiment été Stavroguine dans la vie - devrions-nous continuer à les lire ? A les admirer ? Mitterrand n'est certes ni Baudelaire ni Dostoïevski mais sur le plan moral, le problème est le même. Et sa Mauvaise vie nous le met en plein dans la gueule.
Et c'est pourquoi Mitterrand est beaucoup plus pervers que Polanski puisqu'il avoue ce qu'il a fait en sachant qu'il ne sera jamais pénalement inquiété, alors que Polanski nie ce qu'il a fait alors que c'est de cela qu'on l'inquiète. A la perversion sexuelle s'ajoute la perversion littéraire : on dit des choses qui pourraient nous mener en taule si on les prouvait, mais comme rien n'est prouvable en littérature, eh bien, on prend simplement le mini risque de passer pour un douteux personnage, ce qui pour un dandy est le suprême chic. C'est quand le dandy devient ministre que tout cela ne fonctionne plus. Entre parenthèses, pourquoi diable Sarkozy a-t-il été cherché Frédéric Mitterrand ? Parce qu'il voulait s'offrir un Mittterrand et ce faisant s'emparer du dernier symbole de l'ancienne France ? Certainement, mais pas seulement. Mon avis est que Frédo est un homme qui correspond tout à fait à "l'éthique sarkozienne" (on ne rit pas). "Courageux et talentueux", aurait dit le président à propos de La mauvaise vie. Eh oui, car transparent ! La vertu sarkozyste cardinale ! Tout montrer, tout dire, tout faire au grand jour. Lui-même, Sarko, a commencé sa campagne comme ça, en avouant très fièrement qu'il pensait à la présidence pas seulement le matin en se rasant ! Les gens ont applaudi tant de sincérité assumée. Depuis, il en a tellement fait dans l'exposition blingo-bimbo que cela s'est retourné contre lui. Le Fouquet’s avec Halliday et les autres, le soutien au grand jour pour Clavier, le "pauvre con" au plouc, l'augmentation insensée de son propre salaire clamée à tous, les footing live, la déshydratation quasi en direct, le fils préféré à la Défense, et Carla en vitrine perpétuelle, les gestes de tendresse derrière la vitre de la voiture - très beau d'ailleurs, ces derniers. Je suis certain qu'ils vivent une passion amoureuse, ces deux-là, et c'est sans doute ce qui fera sa légende à Sarko : un héros de roman, président incroyable qui aura plus fait pour lui que pour la France, se permettant tout, osant tout, ayant fait de son cynisme une sorte de candeur héroïque et innocente. Loft Elysée, et donc loft Mitterrand. Hélas ! Il y a des lofts qui ne passent pas auprès du public.
Un écrivain a le droit, surtout en France, d'être immoral, équivoque et trouble, un homme politique a le devoir, même en France, d'être exemplaire - surtout dans les affaires de mœurs qui, contrairement à ce que pensent les sociologues, touchent beaucoup plus les gens que les scandales financiers. Pour autant, Marine Le Pen a tout à fait raison quand elle argue qu'il y a une morale d'Etat qui n'a rien à voir avec la morale individuelle ou littéraire. Ce faisant, elle pose là un problème politique et philosophique majeur, déjà posé par Pascal et Montaigne, et que ceux-là résolvaient en disant que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire au peuple, et que, par conséquent, la morale d'Etat se doit d'être nécessairement hypocrite, au moins sélective. La vérité est l'affaire des philosophe, éventuellement des gouvernants (et encore !), jamais des gouvernés. Pour le peuple qui a tort même quand il a raison (car quand il a raison, c'est par hasard), des vérités comme celles des affaires Polanski-Mitterrand mèneraient les intéressés, et d'ailleurs sont en train de les mener, au lynchage. Comme aurait pu le dire Finkielkraut dans sa diatribe hallucinée sur France Inter, ce n'est plus la France qui a peur, c'est la France qui fait peur. Pour le peuple, la vérité, ça veut dire la guillotine, et la justice, ça veut dire la vengeance sociale. Se faire un artiste connu et célébré, c'est le méga pied ! Brûler un cultureux, un ministre, un Mitterrand pédophile, c'est la mauvaise joie immense et assurée ! La dénonciation de l'argent et du sexe, le peuple est au coeur de son système moral, celui qui fonctionne enfin pour lui et que personne n'aura la décence de lui refuser - sans compter que dans cette affaire, c'est la droite qui est obligée de défendre le libertin et la gauche qui se voit prendre des airs d'ordre moral. Enculé de peuple, quand même ! Et saloperie d'Internet ! (car Internet, aujourd'hui, c'est le peuple, et le peuple dans ce qu'il de plus férocement démocratique). Au fond, ce que Sarko, Mitterrand et les autres n'ont pas compris est que dans une société ultra-démocratique, la transparence se retourne contre les élites. C'est une sorte de nuit du quatre août dont les puissants n'ont pas vu qu'elle finirait par les desservir. En fait, le triomphe de la transparence, c'est le triomphe du puritanisme. Avant on ne savait pas grand-chose, on pouvait se douter, on ne pouvait rien prouver, on finissait par laisser tomber ; aujourd'hui, on sait tout, on voit tout, on lit tout (il y a encore dix ans, aucune chance que La mauvaise vie tombe dans les mains du pékin moyen), et donc on fait la révolution - car elle a lieu la seconde révolution française et d'ailleurs mondiale, en ce moment même, elle a lieu derrière les écrans d'ordinateur et non plus dans la rue.
Mais alors, puisque nous-mêmes sommes conscients de la culpabilité évidente du réalisateur du Locataire et du locataire de la rue de Valois, pourquoi ne signons pas contre eux ? Pourquoi ne réclamons-nous pas l'extradition de l'un et la démission de l'autre ? Pourquoi, puisque nous avons admis la vérité, avons-nous tant de mal à admettre la justice ? Parce que nous sommes quoiqu'il arrive toujours du côté de l'empire ? Parce que nous ne voulons pas hurler avec les loups ? Parce que nous nous persuadons que nous sommes au dessus des foules, et ce faisant, donnant raison à celles-ci sur ce qu'elles pensent de nous - qu'en effet nous sommes bien de sacrés enfoirés incapables de s'indigner de ce que les jugements de cour vous rendent blanc et noir selon que vous êtes puissant ou misérable ? Parce que nous préférons notre mère à la justice et nos oncles imaginaires à l'opinion publique ? Parce que nous avons réellement intégré l'innocence du désir et l'inconscient créateur et que le désir nous apparaît bien plus sacré que l'enfant ? Parce que nous rêvons d'un monde idéal où la justice se ferait sans mal et où la vérité ne blesserait personne ? C'est vrai, ça. Pourquoi faut-il que la vérité serve toujours les chiens ? A priori, nous étions pour que Roman Polanski rende des comptes à la justice, il ne faut pas croire, nous ne sommes pas si immoraux, mais ces cris de haine autour de lui, ce ressentiment social d'une violence inouïe, cette infection populiste, cette croisade anti-pédophile aussi hystérique que les croisades anti-fascistes (Maurice Sachs, revenez !), nous auront vraiment écoeuré. On rendrait volontiers la justice s'il n'y avait pas ces assoiffés de justice ! On punirait sans état d'âme s'il n'y avait pas tous ces sadiques bien-pensants. La meute nous irrite tant que nous finissons par être du côté du salaud et que nous devenons salauds à notre tour. Nous choisissons notre injustice individuelle qui ne fait de mal à personne à la justice collective qui veut faire du mal aux individus - donc à nous ! Nous préférons les accusés nommés que les accusateurs anonymes ! Contre ces derniers, plein de morale odieuse, nous en appelons au pire monstre jamais généré par l'intelligence humaine : le droit.
C'est ce que m'expliquait Lord Henry, l'autre jour, entre deux huîtres. Nous parlions de l'affaire Polanski et j'avançais l'argument du vice de forme que prit l'affaire en 77 à cause d'un juge mégalo.
- Quand on connait l'affaire dans le détail, on s'aperçoit que le juge Rittenband s'est vraiment rendu coupable de vice de forme et que par conséquent...
- Et que par conséquent, quoi ? Polanski est innocent ?
- Heu oui, non... En fait...
- Vous savez ce qui fait de nous des salauds, Montalte ? Miamm slurrrp...
- Non, Henry. Qu'est-ce qui fait de nous des salauds ?
- Eh bien, sslliiieeurp, c'est que pour nous, mniammm, le vice de forme est pire que le crime, sleurrp.
- Pas faux.
- Oui, slupr, ce qui nous indigne dans cette affaire, c'est la sale gueule du juge, Laurence Rittenband, tronche de cake de texan puritain et impitoyable, miiiaaam, rustre d'extrême droite qui devait être inculte, vulgaire, flingueur sans complexe de tout ce que nous aimons dans la vie, sllluuurppppp.
- C'est vrai, mais...
- En revanche, siiiiiamm, laaccchhh, miam, l'acte lui-même de Polanski qui viole une gamine après l'avoir droguée et saoulée, ça, sluuupr, passe au second, buuuuuorgh, plan. Miam.
- Pourtant, vous avez vu le film "Roman Polanski : Wanted and desired" de Marina Zenovich, vous avez vu qu' il a manipulé tout le monde, ce juge, Polanski, la fille, l'avocat, et même le procureur. Bon, ce dernier est revenu sur ses déclarations, mais globalement...
- Globalement, miam, vous trouvez que cette manipulation est plus grave que le délit, sluuuuuuurp ? Oui, vous le trouvez, c'est clair, shhhlliou. C'est vrai qu'il a manipulé tout le monde, mais enfin quoi, c'est une petite manipulation juridique dont la gravité est minuscule par rapport au délit reproché à Polanski, non ? C'est une manipulation au service de la bonne cause ? Schhhuiiiop. Après tout, la morale, c'est plus important que le droit, vous ne trouvez pas ? Sllurrrrp.
- La morale, la morale...
- Oui, la morale, elle nous fait mal, la morale, tellement elle est réelle, elle. Et c'est pour ça qu'on se réfugie dans le droit, afin d'atténuer ce réel, et mieux, de condamner ceux qui y sont trop sensibles, comme ce juge indéniablement antipathique et qui avait une manière plutôt perverse de mener son enquête...
- Vous le reconnaissez !
- Je reconnais surtout qu'on ne pardonne pas à un juge la perversité de sa sévérité alors qu'on a déjà accordé un blanc-seing à la perversité d'un violeur.
- Faux ! L'accusation a renoncé au viol, il ne s'agit que de détournement de mineur !
- Vous avez sans doute techniquement raison, mais cette raison me navre. Que vous vous acharniez à défendre Polanski, que vous n'ayez pas une pensée pour sa victime...
- Qui lui a pardonné !
- Elle ne lui a pas pardonné ! Elle a retiré sa plainte car elle n'en pouvait plus qu'on lui rappelle cette histoire. Elle a été trop faible pour supporter ce qui pouvait lui rendre justice ! Heureusement que la loi est là pour sanctionner les coupables même quand leurs victimes les "pardonnent" pour avoir la paix. La justice se doit d'être impitoyable car elle sert plus la collectivité que l'individu. Si Samantha Geimer-Gailey a été assez lâche pour lui pardonner ou assez vénale pour accepter cinq cent mille dollars et on n'en parle plus, c'est son affaire et sa honte.
- Elle a peut-être retiré sa plainte car au fond elle était consentante et...
- Une fille de 13 ans n'est pas consentante même si elle le dit ! Une fille de 13 ans n'a pas à donner son consentement ! Même si la nuit avec Polanski s'était bien passée, même si elle avait été heureuse avec lui, la loi aurait dû le condamner, lui, et la fesser, elle, point barre ! Pas de pitié pour les détourneurs de mineurs ni pour les mineurs qui se laissent détourner, et vive la justice ! Ha !
- Et la mère, elle était où ce soir-là ? Qu'est-ce que c'est que cette mère qui laisse sa fille de treize ans toute une soirée avec un homme connu pour aimer les jeunes filles, et psychologiquement instable ?
- Regardez comme vous êtes corrompu ! Après le juge et la fille, la mère ! On charge la mère ! Haro sur la mère ! Puis ensuite sur le père, le cousin, la vieille tante ! Tout le monde coupable, tout le monde responsable, sauf Polanski ! Ah, elle est belle la France de Matzneff !
- Je croyais que vous aimiez Matzneff !
- La tête que vous faites quand vous dites ça ! La tête de l'esthète déçu qu'on l'abandonne, qu'on lui préfère la dure morale, qu'on l'accule à cette morale qu'il hait tant, et pour ne pas dire plus ! Tordant ! Allons, rassurez-vous, Montalte, je l'adore, Matzneff ! Et je l'adore, Polanski ! Et je le respecte, Mitterrand ! Tout comme vous, je préfère l'art à la justice, vous savez... Et puis, ce n'est même pas une question d'art, non, c'est une question de sympathie naturelle que j'ai toujours eu pour les blessés du désir, les maudits de la sexualité. Franchement, si Dieu existe, je le remercie de ne pas m'avoir fait pédophile ! vous imaginez cette horreur qui tombe sur vous. Bander pour des pisseux, des morveux, des gamins ! L'angoisse que ça doit être ! Tiens, j'ai envie d'aller me faire étriller comme un sale gamin chez maîtresse Misandra ! Ca m'apprendra à dire des conneries grosses comme moi ! Vous venez avec moi, Montalte ? Je la connais et elle va vous mijoter une fricassée au petits oignons.
- Heu, une autre fois...
- Alors, à la prochaine, l'ami !
Et tandis que je regardais Lord Henry s'éloigner en titubant (putain ! écrire cette phrase !), je me disais que c'était finalement un grand péché, sinon le péché irrémissible, que d'avoir en face de soi la vérité et la justice et de leur résister. Derrière moi, des dîneurs causaient de l'affaire et rivalisaient de sévérité contre ce juif de polonais violeur et cette pédale pédol de traitre socialiste. Non, décidément, impossible de ne pas me sentir de tout cœur avec ces salopiauds. Impossible de ne pas dire la vérité, mais impossible d'être du côté de la justice. La transparence fait décidément bien des ravages. Et la pesanteur est totale.
PS : à propos de l'extrait de La mauvaise vie lue par Marine Le Pen, et dont on a dit qu'elle avait tronqué le texte (en fait, elle a lu "jeunes garçons" alors qu'il était écrit "garçons"), il est remarquable de constater qu'au bout du compte, la page non tronquée est pire que la page tronquée.
Sinon, il paraît que 67 % des Français sont contre la démission de Mitterrand. Comme quoi... Comme quoi d'ailleurs ?