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Dieu unit les coeurs plutôt que les bagues (Notes sur Partage de Midi).

 

Van Gogh Tournesols.jpg

Van Gogh, Tournesols (1887)

 

À Nadia... 

 

« Me voici,

Imbécile, ignorant,

Homme nouveau devant les choses inconnues... »

Essayons l'Inconnu. Le Mystère. L'Inépuisable.

Essayons L'Esprit comme mouvement liquide (on allait dire « fluide » – car il y a bien quelque chose de queer chez Mesa, Ysé et les autres), pulsation du Verbe, souffle de Dieu, pneuma de l'Homme et de la Femme (allons-y !), « dilatation de la houle ». Houle catholique, comme il se doit. On connaît l'histoire : le 25 décembre 1886, à Notre-Dame, derrière un pilier, la Révélation. On lui a reproché d'avoir mis en scène cet instant, sa jouissance, plus tard ses semences.

« Ici reposent les restes et la semence de Paul Claudel », lit-on sur sa tombe. 

Il faut oser une épitaphe pareille !

Si c'est à ça qu'on reconnaît les cons, alors lui en est un fameux. D'autant qu'il ne se disait pas si intelligent que ça, au contraire plaidait pour une certaine bêtise, au nom de la terre, du ciel et de l'Angélus. Angélus triomphant tout de même : 

« Il s'agit de ne pas être ce que j'ai vu être ce malheureux Verlaine, ou Villiers de l'Isle-Adam, que j'avais rencontrés chez Mallarmé, c'est-à-dire un vaincu. Je veux être un vainqueur. » 

Un vainqueur ! Le mot le plus anti-poétique du monde. Et bien digne de ce gros bourgeois paysan à l'exécrable réputation. Sa soeur enfermée à vie, ses odes à Pétain puis à De Gaulle, sa putain de carrière de diplomate, sa retraite de patriarche à Brangues.

Et pourtant...

« Il faut relire le vieux », aurait dit un jour André Breton qui tenait le Soulier en haute estime (jamais retrouvé la référence, Manon de Sercoeur ?).

Étonnante, cette filiation rimbaldienne entre eux – et dont on finit par se demander si ce n'est pas Claudel le vrai surréaliste.

Car l'invention du nouveau langage, c'est lui, bien plus que les surréalistes. On est en même en droit de se demander s'il n'est pas, après Proust et Céline, le troisième grand révolutionnaire du verbe au XXème siècle. Avec tout ce qu'il y a de plus inquiétant. Sa surabondance épuisante, son enthousiasme mystique qui en laissera plus d'un sur le rivage, son inépuisabilité lyrique – et cette façon d'écrire des vers au kilomètre.

« Claudel ne nie pas la métrique mais plutôt la dilate », écrivent Lagarde et Michard (que j'ai repris pour ce premier post – eh oui ! Je n'ai pas dépassé le stade de la Première en histoire de la littérature, c'est comme ça), « la rime peut se conserver, ou se transformer en assonance ou en rime intérieure. Mais le verset claudélien opère, au-delà des formes fixes comme au-delà de la rime, le parfait et libre unisson du rythme vital ou cosmique et de la forme métrique. Comme le Monde, et comme l'Homme, et comme Dieu, le verset est le rythme créateur du perpétuellement nouveau : il résout ainsi, selon Claudel, cette angoisse de l'inconnu où s'étaient arrêtés un Baudelaire et un Rimbaud. »

Contre toute une esthétique du manque, du blanc, du vide, de l'angoisse, de l'absurde, de la future écriture blanche, existentielle, Claudel pose son cosmos de couleurs et d'excès, son catholicisme jupitérien, son univers en expansion, pour ne pas dire sa folie baroque. Ce qui peut le rendre insuivable, irrespirable. Trop de plein, de sens, de présence, de voie lactée verbale, d'orgie d'étoiles. De Veritatis gaudium (« joie de la vérité »).

Il n'est pas le seul à son époque. Péguy, lui aussi, est un branque du Verbe. Cinq grandes odes, Porche du Mystère de la deuxième vertu, (presque) même combat.

Nabe a écrit de forts belles choses sur Claudel, notamment un hommage intitulé Cent phrases pour Paul Claudel (Oui, p 63). En voici une dizaine :

« Claudel, un Bloy riche. »

« Le Bulldozer du sacré. »

« Comme Shakespeare, il est si chrétien qu'il a l'air panthéiste. »

« Aucun structuraliste de littérature pure, aucun avant-gardiste formaliste n'a analysé la forme, le son et le sens des mots comme Paul Claudel. »

« Tête d'or, c'est son bateau ivre. »

« Il est le seul disciple de Rimbaud, c'est-à-dire qu'il l'a avalé et s'en est trouvé transsubstancié. »

« Ses plaisanteries.... Rembrandt qui se mettrait soudain à illustrer l'Almanach Vermot. »

« Claudel n'est pas un saint. C'est un sein (malheureusement, il n'y a pas la paire. »

« Une bête de Cène. »

« Il parlait à Dieu d'homme à homme. »

 

paul claudel,partage de midi,soulier de satin

James Tissot, Le Bal à bord (1874)

 

paul claudel,partage de midi,soulier de satin

James Tissot, Evening (1878 - Orsay, salle 10)

 

PARTAGE DE MIDI 

(1ère version)

 

ACTE I 

Quatre personnages sur un paquebot.

Ysé – isos, isé en grec, soit égalité, partage. Mais aussi Isolde. Et de fait, la pièce la plus tristanienne du répertoire.

Mesa – moitié.

De Ciz – coupure.

Amalric – « phonétiquement, la coupure en deux. C’est le nom d’un marchand de parapluies du boulevard Magenta. À-mal-ric, c’est partagé en trois » (admettons.)

Une femme entre trois hommes.

Son benêt de mari.

Son aventurier d'amant.

Son amoureux transi.

Un drame de mariage et d'adultère, de chair et d'esprit, d'amour et de péché.

Non, ça, c'est ce que l'on disait avant. Plutôt un drame d'amours impossibles dont la dimension « conjugale » est aujourd'hui la moins intéressante, la plus démodée. Un drame qui se termine précisément par un mariage mystique contre le mariage religieux – Dieu ayant toujours plus unis les coeurs que les bagues.

 

Un drame du pucelage masculin.

 

MESA – Vous savez que je ne connais rien aux femmes. 

AMALRIC – Cela est vrai. Et les femmes ne connaîtront jamais rien à vous.

 

 

paul claudel,partage de midi,soulier de satin

Fragonard, La liseuse ou La Jeune fille lisant (1770)

 

 

Pourtant Mesa plaît aux femmes. Lui qui ne fume jamais a fumé avec dévotion la cigarette que lui a donné Ysé.

Amalric, de son côté, affirme un désir décomplexé pour cette femme, guerrière, conquérante, « jument de race » qui « court comme un cheval tout nu, brisant tout, se brisant elle-même », hors lieu, hors race, quoique traînant avec elle un mari inutile « qui n'a su lui faire que des enfants ».

Confiant son désir d'Ysé à Mesa, Amalric le transmute chez ce dernier au risque que celui-ci dépasse celui-là. C'est tout l'enjeu de ce « partage »  où chacun devient l'éternel mari de l'autre. Midi de l'un, minuit de l'autre – le seul étant « à quatorze heures » (et comme on dit « midi à quatorze heures ») étant le mari réel.

Tout cela sans doute rendu possible par « la mer païenne », « souillure magnifique », « couleur huileusement de la couleur », « couleur de toutes les couleurs du monde ».

Liquidité du désir mais aussi fluidité des êtres. Combien d'occurrences où la femme est décrite comme un homme et l'homme comme une femme ? À peine si on ne serait pas dans Proust. Rapports homosexuellement hétérosexuels.

Ysé parlant de son mari : « Quand il me regarde de ses grands yeux aux longs cils, (il a des yeux de femmes tout à fait) ».

Et un peu plus loin : « Je suis un homme ! Je l'aime comme on aime une femme ! »

Et à l'acte II, quand elle s'adressera à son mari : « Et vous, est-ce que vous me connaissez ? est-ce que vous savez qui je suis ? un homme. »

Non, le seul homme qui raisonne en homme, c'est Amalric qui aime les femmes et leur chevelure : « Alors un coup de vent comme une claque fit sauter tous vos peignes et le tas de vos cheveux me partit dans la figure ! »

Face à lui, Mesa, l'homme-enfant qui voit en la femme d'abord une sage-femme. « La mort ou la sage-femme ».

Autant il est attiré par Ysé, autant il fait tout pour étirer son désir jusqu'à l'évitement. Et au lieu d'agir, parle philo – ce qui excite la femme.

 

YSÉ – Comme vos yeux brillent, professeur,

Lorsqu'on vous fait parler

Philosophie. Vous avez de beaux yeux gris. J'aime vous regarder entendre, tout bouillonnant ! J'aime

Vous entendre parler, même ne comprenant pas.

 

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Vallotton, La lectrice (1922)

 

Ysé ne comprend pas (dit-elle), Mesa ne peut pas (dit-il) avec la célèbre réplique qui va devenir son leitmotiv :

 

« Cela [ma souffrance, mon manque, mon impossibilité] du moins est à moi. Cela du moins est à moi ».

 

Et « cela » même s'il n'est pas insensible, après Amalric, aux cheveux d'Ysé – à la différence que que là où Amalric jouissait de la chevelure jaillissant à son visage, Mesa, lui, parle de « fourrage horrible » et se compare à l'enfant qui « relisse avec affection près de la petite oreille la mèche folle [de sa mère] qui veut s'échapper ».

Et de se réfugier dans la plainte, la croyance qu'il ne plaît pas, qu'il ne peut pas plaire, l'impossible qui arrange tout le monde. Et il est là, le vrai drame de la pièce, non pas dans le fait qu'Ysé soit mariée à De Cis mais dans celui que Mesa hésite, tergiverse, tourne en rond, repart et revient, ne sait pas où il en est, fait doucement chier.

Alors, Ysé le gourmande, ce qui est déjà une façon de contenter.

 

YSÉ – Avez-vous peur de moi ? Je suis l'impossible.

Levez les yeux.

Et regardez-moi qui vous regarde avec mon visage pour que vous me regardiez.

 

[Les insistances claudéliennes, le mot « regarder » trois fois répété, etc.]

 

MESA – Je sais que je ne vous plais point. 

 

YSÉ – Ce n'est point cela, mais je ne vous comprends pas.

Qui vous êtes, ni ce que vous voulez, ni

Ce qu'il faut être, comment il faut que je me fasse avec vous. Vous êtes singulier.

Ne faites point de grimace ! Oui, je crois que vous avez raison, vous n'êtes pas

Un homme qui serait fait pour une femme,

Et en qui elle se sente bien et sûre. 

 

MESA – Cela est vrai. Il me faut rester seul.

 

Tu parles !

Insupportable Mesa qui clame sa solitude chérie juste avant de dire qu'il veut être aimé comme tout un chacun. Et mieux qu'aimé (ou aimé comme on voudrait l'être), lu, prononcé, énoncé, épelé, palpé, feuilleté, écorné même. Le fantasme de Mesa ? Être un livre pour une femme. Être la parole épelée par une femme.

 

MESA – Est-ce qu'une parole, elle peut se comprendre elle-même ?

Mais afin qu'elle soit,

Il faut un autre qui la lise.

O la joie d'être pleinement aimé ! ô le désir de s'ouvrir par le milieu comme un livre !

Et soi-même, ceci seulement, eh quoi,

Que l'on est totalement clair, lisible, mais que l'on se sente actuellement

Prononcé

Comme un mot supporté par la voix et par l'intonation de son verbe !

O le tourment de se sentir épelé comme de quelqu'un qui n'en vient pas à bout !

 

paul claudel,partage de midi,soulier de satin

Matisse, Lectrice à la table jaune (1944)

 

Mesa, l'homme qui dit à la femme : prenez-moi !

Et qui se décrit, non sans délice « comme un débiteur que l'on presse et qui ne sait point même ce qu'il doit ».

Son drame (si masculin). L'impuissance à aimer, à se laisser aimer. La peur de désirer. Le dégoût de soi. « La vie séparée de la vie. »

Et devant la femme qui lui dit cette parole sublime : « Je vous regarde, cela me regarde ». 

La femme qui lui demande s'il sait ce qu'il dit. Eh non, il ne le sait pas. La parole a été donnée à l'homme pour déguiser sa pensée d'abord à soi-même. C’est nous qui nous nous trompons avant de tromper les autres. Parfois pour les protéger de nous-mêmes, il est vrai. Ysé n’est pas dupe. Ils jurent de ne pas s'aimer. Se le répètent ad nauseam. On est dans le « va je ne te hais point » à son paroxysme. La litote hystérique. L'orgasme apophatique. L'acte I de Tristan, encore, où l'on refuse de se toucher alors qu'on a avalé un tube entier d'ecstasy.

 

MESA  – Il fait bon près d'une femme ;

On est comme assis à l'ombre et j'aime à l'entendre parler avec une grande sagesse,

Et me dire des choses dures, malignes,

Pratiques, bassement vraies, comme les femmes savent en trouver.

Cela me fait du bien.

 

Amalric peut persifler dans son coin (« L'ordinaire admiration des femmes : le nègre et le pompier »), il n'est déjà plus dans le coup. Exclu de la passion platonique des deux autres et qui fait mine de s'intéresser à l'Inde qui approche.

 

AMALRIC  – C'est l'Inde qui est devant nous. Ne l'entendez-vous pas, si pleine

Qu'on entend le bruissement de ce milliard d'yeux qui clignent ?

(...)

Je reconnais mon brave Levant, hourra !

Là le soleil est du soleil, à la bonne heure !

Le vert est du vert, et de la chaleur à en crever, et foutre, quand c'est rouge, il fait rouge !

On est comme un tigre au milieu des bêtes plus faibles.

 

Du coup, Mesa s'y met aussi. Plus facile de parler géostratégie entre hommes qu'amour avec une femme qui se donne à vous.

 

MESA  – Vous avez raison, voici le plus vieux lieu de la mer ! voici le plus riche réservoir,

La plus grande cuve de tenture, le profond vitre,

La plus puissante poche à vin sur qui se lève la lune d'ocre claire et le soleil écarlate !

Mais regardez cela maintenant que le soleil s'abaisse ! C'est des roses !

C'est pur comme un cou de petite fille ! c'est doux comme une femme ! c'est luisant comme l'émail ! c'est fin comme ces vieux cachemires qui coiffent les docteurs-de-la-loi !

Ah, il est indigne de souiller un sein si beau ! et de troubler avec notre Marie-salope ces eaux sacrées toutes pleines du frai des dieux !

 

Contre toute attente, c'est à Amalric que revient la dernière réplique de l'acte (du moins dans la première version) et qu'on aurait plutôt attendue de Mesa. Mais quoi ? Même Don Juan rêve de sylphide.

 

AMALRIC  – La mer comme les yeux d'une femme qui a compris.

 

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Joseph Mallord William Turner, Coucher de soleil sur la côte près de Margate (1840)

 

 

Acte II

 

Hong Kong.

Le cimetière.

La rencontre.

Le « complot » – persuader le mari qu'il a intérêt à aller faire ses affaires dans un endroit dangereux de Chine tout en faisant semblant de l'en dissuader. N'y allez pas, c'est trop dangereux mais si vous y allez, rappelez-vous que ce n'est pas moi qui vous y aurais incité, alors que si.

Mesa, puceau criminalisé.

Ysé, femme fatale – mais parce qu'elle aurait tellement voulu tout donner d'elle-même, et pas seulement des enfants : « Croyez-vous que je ne serve qu'à faire des enfants ? (...) Il y a une certaine totalité de moi-même que je n'ai pas fournie. »

De Cis, consentant ? Le mystère est bien là. N'a-t-il pas vu ce qui se tramait autour de lui ? Que sa femme le trompait avec les deux autres ? Trop simple d'en faire un cocu magnifique. Non, De Cis sait – et l'adultère de sa femme, et son sort à lui, et sa mort plus ou moins programmée.

De Cis, personnage ridicule et tragique, qui accepte passivement sa perte, suicidaire en un sens.

De  Cis dont Yzé parle déjà à la troisième personne devant lui.

De Cis, l'homme surnuméraire.

Mais qui n'a jamais été là ni pour elle, avec elle et en elle (et même quand il lui faisait des enfants.)

 

YSÉ – Tu fuis, tu n'es pas là. Tu es comme un enfant faible et tendre,

Capricieux, caché, plein de mensonges et l'on ne peut rien voir dans tes yeux.

 

[Ce que me disait N.]

 

Et plus loin : « Comment être de ton avis, tu ne cesses d'en changer. »

De Cis qui se soumet à son destin.

Mesa qui se plaint du sien. « Tout est fini ! », « tout est fini ! » ne cesse-t-il de geindre. Alors que tout commence, l'adultère, le crime, « l'épouvantable liberté ».

Ysé, trop grande pour eux – y compris pour Amalric, Rhett Butler trop cynique pour être honnête et même si le personnage le plus avantageux (et dans lequel Michel Aumont faisait merveille.)

Hommes pas terribles. D'ailleurs, en sont-ils ?

 

YSÉ  –  O mon Mesa, tu n'es plus un homme seulement, mais tu es à moi qui suis une femme,

Et je suis un homme en toi, et tu es une femme avec moi, et je cueille ton coeur sans que tu saches comment.

Et je l'ai pris, et je l'arrange avec moi pour toujours entre mes deux seins !

(...)

Est-ce qu'il n'est pas meilleur

De ne plus se retrouver supérieur à personne, mais ce qu'il y a de plus faible,

Un homme entre les bras d'une femme, comme une chose par terre

Qui ne peut plus tomber, rien qu'un pauvre homme à la fin entre mes bras.

 

Et toujours la question lancinante :

« et moi, est-ce que je suis un homme ? »

À quoi Mesa répond : « tu es belle comme le jeune Apollon ! »

Claudel, queer, je vous dis !

 

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Rothko, N°8 (1952)

 

Acte III

Amalric, Ysé (et l'enfant que celle-ci a eu de Mesa) coincés dans une maison coloniale cernée par des rebelles Chinois. Bruits de guerre et cris de tortures au loin. On se croirait dans une ambiance à la Apocalypse now. Plutôt que de périr entre les mains des révolutionnaires, les deux amants maudits ont décidé de faire sauter la maison au petit matin.

Le soleil se couche. « C'était un brave soleil », dit Ysé.

Courageuse Ysé. Qui est contente de mourir. Qui le répète. Parce que la mort la soulage, elle qui a trompé son mari, abandonné ses enfants, trahi son amour, rejoint l'amant mâle, Amalric – le seul homme devant lequel elle ne peut plus dire que c'est elle, l'homme.

 

YSÉ – Et, Amalric, est-ce que vraiment il n'y a point de Dieu ? 

AMALRIC – Pour quoi faire ? S'il y en avait un, je te l'aurais dit. 

YYSÉ – Il n'y en a donc pas. Et je n'ai rien à me reprocher. Et ce que j'ai fait, je le ferais encore. C'est la faute à cet homme que j'ai épousé.

 

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Mondrian, New York City (1942)

 

Au moins, c'est clair. Le malheur, c'est le mariage. Le devoir conjugal. La bague. Dieu n'unit pas les bagues. Dieu unit les cœurs.

Mais Mesa ?

Ce Mesa qui n'a pas été à la hauteur.

Ce Mesa qui la regardait « de son air de mauvais prêtre ».

Ce Mesa qui, avant de rencontrer Ysé, voulait rentrer dans les ordres et se l'est vu refuser par les moines (comme Claudel).

Ce Mesa qui a déserté.

Ce Mesa qui n'était que désir et désespoir – « un souffle tout à coup, et une espèce de haine, et la chair qui se retire, et force du fond de mes entrailles comme l'enfant qu'on s'arrache. »

Ce Mesa qui réapparaît brusquement et avec des passes encore qui permettront de fuir la maison avec Ysé et leur enfant. Mais qui ne trouve rien de mieux à dire qu'ils sont tous les deux au bord de la damnation. Qui a le culot de reprocher à Ysé de ne pas avoir su déraciner « le grand trésor » qu'il portait en lui et que « ce n'est pas sa faute ». Ou que si ça l’est, alors c'est de leur faute à eux deux. A-t-on jamais vu amoureux aussi lamentable ? Et qui rappelle autant le Don José de Carmen que le Régis Lanthelme des Deux Etendards, un roman qui fait écho au Partage (Ysé / Anne-Marie, Amalric / Michel Croz). Qui se bat avec Amalric qui ne l'entend pas de cette oreille. Qui est laissé pour mort à terre. 

C'est lui, pourtant, que Claudel sauve – et c’est normal puisque Mesa, c’est Claudel.

Alors, le Cantique de Mesa.

La Transfiguration de Mesa.

 

« Me voici dans ma chapelle ardente ».

 

Ce Mesa qui parle à Dieu « d'homme à homme », et comme dirait Nabe.

 

MESA – Et dans un petit moment je vais Vous voir et j'en ai effroi

Et peur dans l'Os de mes os !

Et Vous m'interrogerez. Et moi aussi je Vous interrogerai !

Est-ce que je ne suis pas un homme ? Pourquoi est-ce que vous faites le Dieu avec moi ?

 

(...)

 

Parce que je Vous ai aimé

Comme on aime l'or beau à voir ou un fruit, mais alors il faut se jeter dessus !

La gloire refuse les cieux, l'amour refuse les holocaustes mouillés. Mon Dieu, j'ai exécration de mon orgueil.

Sans doute je ne Vous aimais pas comme il faut, mais pour l'augmentation de ma science et de mon plaisir.

Et je me suis trouvé devant Vous, comme quelqu'un qui s'aperçoit qu'il est seul.

Eh bien ! J'ai refait connaissance avec mon néant, j'ai regoûté à la manière dont je suis fait.

J'ai péché fortement.

Et maintenant, sauvez-moi, mon Dieu, parce que c'est assez !

C'est Vous de nouveau, c'est moi !

 

Et de se rendre compte qu'il a aimé Ysé comme Dieu a aimé les hommes. De comprendre enfin la croix à travers ses propres manques – et de n’avoir plus peur de l'Amour. D'avoir cette parole « eckhartienne » :

 

« Au-dessus de l'amour

il n'y a rien, et pas Vous-même ! »

 

Et dans ce que d'aucuns pourraient appeler une mélasse théologique, de confondre amour divin et amour humain. Pire ou mieux, de proposer à Ysé de se marier tous les deux tous seuls devant Dieu, blasphème mystique s'il en est.

C'est pour cela que l'on aime Claudel. Ses audaces théologiques qui frisent l'hérésie, ses dogmes qui pulvérisent le dogme, son apocatastase inouïe – sacrement astral, confiance absolue dans la mort divine, Liebestod et même assassinat non-dit de l'enfant par sa mère, Médée pardonnée.

Rien ne doit contrarier l'amour fou – même pas Dieu, qui du reste, y incite.

 

MESA – C'est l'amour qui a tout fait. Eh quoi ? N'est-il donc pour nous la seule chose bonne et vraie et juste et signifiante ?

Est-ce que les mots ont perdu leur sens ? et n'appelons-nous plus

Le bien, ce qui facilite

Notre amour, et mal ce qui lui est opposé ?

 (...) 

Certes, nous n'avons point ménagé

Les autres ; et nous-mêmes, est-ce que nous nous sommes ménagés ?

Me voici, les membres rompus, comme un criminel sur la roue,

Et toi, l'âme outrée, sortie de ton corps comme une épée à demi dégainée !

 

[La métaphore maso-queer de cette répolique, de Dieu !]

Peu importe le mal au nom de l'amour !

 

paul claudel,partage de midi,soulier de satin

Mondrian, Composition avec grand plan rouge, jaune, noir, gris et bleu (1921)

 

MESA – Mais le mal même

Comporte son bien qu'il ne faut pas laisser perdre.

Rappeler les morts à la vie,

Nous ne le pouvons faire, mais la nôtre encore est à nous.

Nous pouvons donc tourner honnêtement le visage vers le Vengeur,

En disant : "Nous voici. Payez-vous sur ce que nous avons". Nous pouvons cela.

Et

Puisque tu es libre maintenant,

Et qu'en nous près d'être détruits la puissance indestructible

De tous les sacrements en un seul grand par le mystère d'une consentement réciproque

Demeure encore, je consens à toi, Ysé !

Voyez, mon Dieu, car ceci est mon corps !

Je consens à toi ! et dans cette seule parole

Tient l'aveu et dans l'embrasement de la pénitence

La Loi, et dans une confirmation suprême

L'établissement pour toujours de notre Ordre. 

YSÉ - Je consens à toi, Mesa.

 

Et c'est elle, maintenant, qui le réconforte, « femelle Femme, mère de l'homme », qui le console et le réconforte – « effrayante Maman » du Soulier avant l'heure.

Et de communier comme un nouvel Adam et une nouvelle Eve.

 

YSÉ – Nets et nus, faisant l’un de l’autre vie, dans une interpénétration.

Inexprimable, dans la volupté de la différence conjugale, l’homme et la femme comme deux grands animaux spirituels,

Vie de tout ce battement réciproque en nous de l'esprit oeil,

Coeur de ce coeur sous le coeur en nous qui produit la chair et l'esprit et les cheveux et les bras qui étreignent

Et la vision et le sens, –- et la bouche jadis sur ta bouche !

 

Et Ysé de jouir devant nous :

 

YSÉ – Rose et luisante comme un glaïeul et sa figure drue et dure comme une pierre !

O la fiancée qui donne sa bouche qui sent la jacinthe blanche et la truffe fraîche ! 

 

heureuse de mourir, c'est-à-dire de ne jamais vieillir, heureuse de la machine infernale qui va les emporter dans le feu, l'esprit et la rose céleste. Car ils seront sauvés, cela est acquis, et feront l'amour au paradis.

 

 

paul claudel,partage de midi,soulier de satin

Klimt, Le Baiser (1909)

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