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  • Apocalypto de Mel Gibson - La passion de montrer

    medium_apocalypto-face-thumb.2.jpgA Ludovic Maubreuil.

    Ah Mel Gibson ! La grande peur des bien pensants ! La bête noire des oies blanches ! Le vomi des tièdes ! On se rappelle la panique athée provoquée il y a deux ans par La passion du Christ ! Ce qu’ils avaient souffert à l’époque les intégristes de l’incroyance, les papes du scepticisme, les Christ de l’anticléricalisme ! De véritables Vierges effarouchées devant la croix phallique – c’est-à-dire fondatrice – de l’ange Gibson. Comment pouvait-on oser filmer une Crucifixion aussi spermatique – la seule façon de La filmer au fond ? Pour Gibson, le cinéma, comme la peinture du Moyen Age, doit édifier les cœurs, terrifier les méchants (ou les « Gentils » plutôt), ensemencer les âmes et conduire tout le monde au Paradis même par les voix de l’enfer. Les voies de la Grâce sont grand-guignolesques ? Et alors puisqu’elles sont impénétrables ? Insupportable pour les tenants d’un cinéma chargé d’abord de réfléchir sur lui-même, de représenter sa propre représentation en la critiquant si possible au maximum. On ne compte plus depuis Jean-Luc Godard les cinéastes cinéphobes. Toute croyance réelle au cinéma comme lien avec le monde est tenue pour suspecte. Toute image qui ose être plus que juste une image est pécheresse. Alors, des images qui se présentent comme des icônes, pensez, c’est de la manip’ rouge brune ! Le père fondateur du septième art, David Wark Griffith, n’était-il pas précisément cet horrible réac-ultra-raciste qui commit avec Naissance d’une nation « le péché originel de l’histoire du cinéma » comme l’affirme Armand Chasle dans un numéro précédent ? Et que dire des Eisenstein, Dovjenko, Poudovkine et autre Vertov, tous à la solde du pouvoir soviétique ? Ou de Léni Riefenstahl, la réalisatrice emblématique du cinéma nazi, sinon du cinéma tout court ? Non, il faut s’y résoudre, l’essence du cinéma est fasciste et le seul bon film est le film mort – c’est-à-dire le film qui montre qu’il ne montre pas qu’il montre.

    Dès lors, une œuvre aussi vivante, aussi croyante, aussi flamboyante qu’Apocalypto et qui montre un monde d’après le ciel et la terre ne saurait être qu’un nouveau crime diégétique. Comme dans Le nouveau Monde de Terence Malick, auquel Apocalypto fait souvent penser, c’est en effet la nature qui préside au destin du monde, détermine le cours des choses, et comme on dit, « fait sens » – et cela dès le premier plan où la caméra pénètre doucement dans la flore comme pour capter son secret. Le catholique Gibson s’est fait panthéiste, ce qui n’est nullement contradictoire. L’homme est le roi de la création et les éléments, voire les astres, sont avec lui. De l’éclipse de soleil qui sauve le héros du sacrifice (merci Hergé) à la pluie régénérante qui au lieu de noyer la femme et l’ enfant dans leur trou, véritable puits d’amour matriciel, les font remonter à la surface, et permet à celle-ci d’accoucher sans douleur de son deuxième fils, c’est toute la nature qui se fait complice avec l’homme et la femme primitifs. Sans compter les animaux, véritables « assistants » du héros, qui l’aident à se débarrasser de ses ennemis - comme le jaguar noir qui finit par fondre sur un poursuivant plutôt que sur lui ou le serpent qui en pique mortellement un autre. Grotesque ? Mais non, sublime comme une légende. Dans Apocalypto, c’est du point de vue de la légende qu’est racontée la légende. Certes, comme à son habitude, Mel Gibson ne fait pas dans la dentelle et les tristes sires de la cinéphobie pourront toujours ricaner de ses outrances et de la lourdeur de ses symboles. Mais l’outrance est une forme artistique comme une autre et le symbole n’est lourd que pour les esprits pesants qui refusent d’y croire. Et puis quand on fait dans l’épopée mythique, on ne compte pas Qu’importe alors les invraisemblances héroïques d’un homme qui court plus vite qu’un jaguar et qui malgré deux flèches dans le corps finit par triompher de ses ennemis. Jésus aussi supportait sa croix plus lourde que lui. Patte de Jaguar, c’est à la fois Rambo, Tarzan, mais aussi Horace contre les Cuirasses et même à la fin Adam qui retrouve son Eve et ses Caïn et Abel de bambins – et tout cela même si l’acteur ressemble furieusement à Vincent Mcdoom.

    Je plaisante injustement. Comme pour ses précédents films, il faut saluer la direction d’acteurs de Gibson d’autant plus exceptionnelle ici qu’il n’a choisi que des non professionnels, tous investis dans l’aventure avec une sincérité et une justesse qui forcent le respect. De Robert Redford à Clint Eastwood, l’on reconnaît d’ailleurs la marque des films d’acteurs à l’attention qu’ils portent au petit geste inattendu, à une certaine façon de bouger, au clin d’œil qui change tout, à l’intensité infinitésimale du visage enfin. Le pathos est comportemental, l’effet dramatique est physionomique, le regard animal l’emporte sur la sauvagerie des actes - et du coup il devient inutile d’exagérer la violence pure, celle qu’on a tellement reproché à Gibson dans La Passion. Œuvre plus brutale que violente, Apocalypto trouve sa force vive dans les expressions de souffrance, de joie ou d’espérance de ses personnages plus que dans les scènes de bagarre ou de torture. Et c’est sans doute la raison pour laquelle ce film est si attachant. L’être y est sans cesse frémissant. La mise en scène consiste moins à capter les gestes qu’à devenir elle-même un gigantesque geste visuel qui nous emporte sur un rythme incroyable. La seconde partie du film restera comme un modèle de course-poursuite aussi effective qu’affective – pure image-mouvement où action et incarnation coexistent souverainement.

    Et comme tout grand artiste, Gibson refuse de s’enfermer dans un message univoque. A la fin d’Apocalypto, le chrétien soit-disant fanatique de La passion refuse de terminer son film par une conversion édifiante de son couple adamique. Au contraire, loin d’aller s’agenouiller au pied de la croix espagnole qui s’avance (et qui apparaît plus comme la menace sanglante d’un choc des civilisations que comme une bonne parole évangélique), la famille primitive préfère retourner dans la jungle. L’image-mouvement suit sa logique jusqu’au bout, et cette logique est celle de la splendeur des corps allant se fondre une ultime fois dans la nature. Le grand Pan n’est pas mort.

    (Cet article est paru dans La Revue du Cinéma n°5 de février 2007)

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