A ma compagnonne Anne Bouillon, cioranienne de cœur, et à nos soirées sashimis.
« "Je suis un lâche, je ne puis supporter la souffrance d’être heureux" – Pour pénétrer quelqu’un, pour le connaître vraiment, il me suffit de voir comment il réagit à cet aveu de Keats. S’il ne comprend pas tout de suite, inutile de continuer »,
écrit dans un de ses plus beaux livres[1], le plus grand moraliste du XX ème siècle.
Pour pénétrer quelqu’un, pour le connaître vraiment, il suffit de voir comment il réagit à n’importe quel aphorisme de Cioran. Soit il fait la grimace, ironise immédiatement sur la « facilité qu’il y a à faire des phrases comme ça », à moins qu’il ne juge tout ça « un peu dépressif, non ? », et dans ce cas, vous n’aurez plus rien à faire avec lui, vous aurez trouvé là votre ennemi métaphysique, soit, et quel soulagement, il sourit d’un œil complice et vous répond par un autre aphorisme du roumain dont il connaît, comme vous, l’œuvre par coeur. Alors, vous vous reconnaîtrez de la même communauté d’esprit, vous vous découvrirez les mêmes codes, et vous vous ferez un pacte de sang existentiel en vous disant :
« Je décèle immanquablement une faille chez tous ceux qui s’intéressent aux mêmes choses que moi.. »
Et comment ! Faillibles, vaincus, décomposés, dégringolés, saints en larmes, existentialistes tentés, écartelés sans histoire, anathémisés tout seuls, velléitaires inaboutis, ratés magnifiques, brêles, à nous ! Et tant pis pour la belle-soeur qui ne se privera pas de vous dire : « moi, je dis : aime la vie, la vie t’aimera ! »
Aimer la vie ? Et pourquoi pas se marier tant que vous y êtes ?
«En apprenant qu’il allait se marier bientôt, j’ai cru bon de masquer mon étonnement par une généralité : "Tout est compatible avec tout. " - Et lui : " C’est vrai, puisque l’homme est compatible avec la femme. "»
Comme Chesterton ou Simone Weil dans un autre genre, Cioran fait partie de ces rares auteurs qui créent immédiatement de l’intimité entre celles et ceux qui l’aiment et de l’inimitié avec ceux qui ne l’aiment pas. Malgré la diffusion de ses œuvres et la mise en place progressive de son statut de classique (son entrée en Pléiade cette année, tout de même), il reste pour beaucoup un objet d’aversion, ne serait-ce que par son passé de jeune fasciste des années trente et de son allégeance à la Garde de Fer en Roumanie. Même si toute son œuvre future se constituera précisément contre cette erreur de jeunesse (les jeunes gens se trompent toujours de combat, comme disait Mauriac), même si l’on pourra parler, comme Sylvain David[2], d’ « héroïsme à rebours » à propos de cet homme qui aura passé sa vie à penser contre lui-même et à édifier une sagesse et un style comme il n’y en a pas deux par siècle, il y a aura toujours des esprits positifs pour arguer que, justement, le passage du fascisme au scepticisme est la preuve manifeste que Cioran n’a pas changé d’un iota (car « face au fascisme, on n’a pas à être sceptique, mais antifasciste »), et que ce doute hyperbolique vis-à-vis de tout (et du tout) dans lequel notre penseur fétiche s’enferme reste en fin de compte une négation alambiquée de la vie - et que oui, « cela vous fait mal d’entendre ça, mais la vie, c’est quand même autre chose, et ça n’a rien à voir avec ce qu’en dit votre fonctionnaire du pessimisme. » Imparables esprits volontaires pour qui Cioran sera toujours l’auteur typique des paresseux, des ratés, des brêles, des dilettantes, des décadents – au fond, ce qu’il était lui-même – et avec un style bien trop lettreux pour être honnête, un style de celui qui connaît ses classiques et qui ne connaît que ça. Bref, une œuvre inauthentique, sournoisement nauséeuse, attrape-gogos et dont Wikipédia a raison de dire que « le grand public la jugera souvent pessimiste, voire morbide ». La belle-sœur sera bien d’accord : « à un moment donné, il faut grandir dans sa tête. »
Et pourtant, sans lui, nombre d’entre nous se seraient peut-être suicidés – du moins auraient perdu le goût de vivre pour jamais. Car oui, cent fois oui, Cioran nous redonne goût à la vie. Et particulièrement à l’adolescence quand celle-ci nous dégoûte. Le bonheur de tomber sur un livre qui s’intitule De l’inconvénient d’être né. Le bonheur d’être compris, admis, régénéré. Cioran, compagnon de vie. Cioran, potion magique. Cioran anti-suicidaire. Cioran sauveur. Qui dit moins du mal de la vie qu’il feint d’en dire. C’est cela que les salauds ne comprennent pas (car tout anti-Cioran est un salaud à nos yeux) : la vie ne peut, ne doit s’affirmer qu’une fois que nous avons traversés et assumés toutes ses négations, qu’une fois que nous avons éprouvé sa misère, qu’une fois que le principe de cruauté nous a été révélés. D’ailleurs,
« Plus on a souffert, moins on revendique. Protester est signe qu’on n’a traversé aucun enfer. »
Quand je pense qu’il y a des gens qui vont protester contre cette phrase ! Qui vont faire appel à la volonté. Mais la volonté n’est qu’une question de tempérament, qu’une question de chance, qu’une question de hasard. On est volontaire comme on est grand ou petit. Tout le reste est fêlure et rage impuissante contre cette fêlure. Notre seule marche de manœuvre : accepter le destin, accepter le désespoir. Danser. Boire avec ses amis. Rire.
« Excédé par tous. Mais j’aime rire. Et je ne peux pas rire seul. »
De nos jours, je veux dire, depuis un siècle ou deux, le social est à l’émancipation, la résistance, la critique. L’abnégation, cette valeur plusieurs fois millénaire, a mauvaise presse. Elle serait un renoncement de l’individu. Mais il faut renoncer pour vivre le plus heureux et le plus longtemps possible. Ce n’est que dans l’abnégation que vous pourrez trouver la sérénité et une certaine forme de bonheur. Ce que je veux faire dans la vie ? Me promener dans Paris, faire une sieste au Luxembourg, compter les nuages, les merveilleux nuages, boire une bonne bière, et écouter Bach. Ecrire, peut-être. Ecrire pour me désennuyer. Et pour inquiéter les imbéciles, aussi. Ils sont sans relâche, ceux-là. Et il n’y a que dans la sérénité que l’on peut les vaincre :
« Vous êtes tranquille, vous oublierez votre ennemi qui, lui, veille et attend. Il s’agit néanmoins d’être prêt lorsqu’il foncera. Vous l’emporterez, car il sera affaibli par cette énorme consommation d’énergie qu’est la haine. »
La haine, affect déplaisant et éreintant. Se débarrasser des affects inutiles, très important. Ne pas haïr les méchants. Se contenter de les observer et de les voir trébucher :
« Mal élevé comme il n’est pas permis de l’être, pingre, sale, insolent, subtil, saisissant les moindres nuances, hurlant de bonheur devant une outrance ou une plaisanterie, intrigant et calomniateur…, tout en lui était charme et répulsion. Un salaud qu’on regrette. »
Bref, la vie ne se supporte que dans la contemplation, la prière et la musique (sans qui elle serait une erreur, bien sûr !) Un peu de moquerie, aussi.
« Se débarrasser de la vie, c’est se priver du bonheur de s’en moquer. Unique réponse possible à quelqu’un qui vous annonce son intention d’en finir. »
On peut avoir des raisons de mourir – mais parce qu’on a aussi des raisons de vivre et que ces raisons sont momentanément contrariées. Alors que lorsqu’on n’a pas de raison de vivre, on n’en a encore moins de mourir. En fait, ce n’est pas soi qu’il faut tuer, c’est la vie. Et ceux qui se suicident signifient au fond qu’ils ont préféré la vie à eux-mêmes, les malheureux ! Ils ont cru dur comme fer que la vie était trop belle pour eux qu’étaient trop moches. Ils ont laissé la vie sauve et pas eux. Ils n’ont pas su surmonter « le calvaire de la rencontre quotidienne avec sa propre gueule ». Ils ont oublié le péché originel et la castration. Ils ont cru que la vie n’était pas négative. Et tellement mortifiés par le retour du négatif refoulé, ils ont voulu mourir, ces idiots ! Mais non, mais non ! Le suicide est une erreur de jugement comme disait Napoléon. Le suicide, c’est le triomphe de la vie qui vous tue. Au contraire de l’idée de suicide qui est la soupape de sécurité par excellence. Hors la douleur physique, « avec laquelle il est impossible de dialoguer », et sans doute les problèmes d’argent (et qui à bien des égards relèvent de la douleur physique), tout le reste est plus ou moins gérable. Tout le reste est mauvaise représentation. De toutes façons,
« Ce ne sont pas les maux violents qui nous marquent, mais les maux sourds, insistants, tolérables, faisant partie de notre train-train quotidien et nous sapant aussi consciencieusement que nous sape le Temps. »
Tant de malentendus existentiels que Cioran résout de sa divine verve ! Tant d’embrouilles métaphysiques débrouillées ! Tant de culpabilités déclarées coupables ! Tant de mauvais sentiments enfin permis :
« Cimetière de Picpus. Un jeune homme et une dame défraîchie. Le gardien explique que le cimetière est réservé aux descendants des guillotinés. La dame intervient :
Nous en sommes !
De quel air ! Après tout, il se peut qu’elle ait dit vrai. Mais ce ton provoquant m’a poussé aussitôt du côté du bourreau. »
Solaire Cioran. Comment ne pas l’aimer ? Comment croire qu’il nous déprime ? Comment ne pas voir la grande santé qui anime chacun de ses points de vue sur la maladie ? Ce n’est pas d’être dépressif qui est grave, c’est d’avoir un point de vue dépressif sur la dépression. Cioran a un point de vue clinique et comique sur elle. C’est cela que ceux qui ne peuvent le supporter lui reprochent et prennent pour de l’auto-complaisance. Un peu comme d’autres disent que les adagios en musique ajoutent à la tristesse du monde – alors que c’est précisément le contraire qu’ils font. Ils expriment la tristesse du monde et par catharsis nous en font sortir. Comme Chamfort, La Rochefoucauld, ou Nietzsche, Cioran est cathartique. Il nous réveille, nous régénère, nous apprend à surmonter notre misère – et pas dans l’espoir désespérant, dans l’optimisme flinguant, mais bien dans le désespoir revigorant, dans la contemplation joyeuse de la Croix de l’existence. Chrétien, évidemment, Emile Michel ! Toujours les Evangiles à portée de main.
« Les clichés des Evangiles, singulièrement de la Passion, il est toujours bon de les avoir sous la main dans les moments où l’on croirait pouvoir s’en passer. »
Avec lui, on n’en est pas à un paradoxe près. Et tout paradoxe est toujours au service de l’orthodoxie. Voilà ce que l’esprit positif, ma belle-soeur et tous « ces bien portants qui ne sont pas réels » ne pourront jamais comprendre. Un grand ami à moi me l’avait confirmé : les gens sains et heureux sont des nazis qui s’ignorent - une phrase digne du maître.
Dieu ? Mais Dieu est du côté de Cioran.
« " Dieu n’a rien créé qui lui soit plus odieux que ce monde, et du jour où il l’a créé, il ne l’a plus regardé, tant il le hait."Le mystique musulman qui a écrit cela, je ne sais qu’il était, j’ignorerai toujours le nom de cet ami. »[3]
Cioran n’était pas croyant mais avait la structure d’un croyant :
« Je fais peu de cas de quiconque se passe du Péché originel ».
Trop de citations dans cet article ? Peut-être. Mais comment faire autrement ? Impossible d’écrire sur Cioran sans citer Cioran, et peut-être même impossible d’écrire sur Cioran tant Cioran va toujours plus vite que nous en pensée et en style. Ce que ses contempteurs appellent sa « facilité » n’est que son insolente lisibilité. Tous les auteurs lisibles ont toujours été rejetés par une partie de ce que Pierre Michon appelait « les lecteurs difficiles ». Les lecteurs exigeants, intransigeants, psychorigides, avec qui on ne saurait badiner ni danser. Les emmerdeurs qu’un clin d’œil offense ou qu’un sourire perturbe. Les lecteurs anti-risette qui ne veulent pas voir que seule la risette nous sauve de l’abîme.
A moins qu’ils ne reprochent à Cioran d’oser ausculter le vivant, d’oser mélanger « vérités pures et vérités sordides, et cette mixture, honte du penseur, est la revanche du vivant. »
La vie grouillante. La vie vermine. La vie qui a toujours l’air plus vrai dans le mesquin, le sordide, l’abject. La vie qui vous rabaisse dès que vous osez vous élever.
« J’ai remarqué qu’à l’issue de n’importe quelle secousse intérieure, mes réflexions, après un bref envol, prenaient une tournure lamentable et même grotesque. Il en a été invariablement ainsi dans mes crises, décisives ou non. Dès qu’on fait un bond hors de la vie, la vie se venge, et vous ramène à son niveau. »
On croyait que tout pouvait se comprendre par le mythe et la culture, on se trompait. Au fond, il n’y a jamais eu d’intelligence, c’est-à-dire de langage commun, avec la vie. Et c’est pourquoi celle-ci ne saurait jamais être un jeu. Un jeu a des règles. La vie n’en a pas. La vie ignore les règles du jeu et encore plus de celles de la rhétorique. La vie ne s’arrange pas avec le Logos. La vie se contrefout des structures élémentaires de la parenté, de l’interprétation des rêves et de l’Evangile. La vie se contrefout du sens qu’on veut lui donner à tout prix. Et c’est pourquoi
« Dès que vous soupçonnez quelqu’un du moindre faible pour l’Avenir, sachez que le suspect connaît l’adresse de plus d’un psychiatre. »
Impasses. Apories. Aboulies. Aphasies. Quoiqu’on veuille, quoiqu’on fasse, on est coincé, on échoue toujours :
«…d’une vie ne reste que ce qu’elle n’aura pas été. »
Quant au corps, il n’est là que pour « …nous faire comprendre ce que le mot tortionnaire veut dire ».
Mais tant pis ! Il faut vivre.
« Que chacun tire profit et orgueil du prestige lié aux débâcles intimes. »
La vérité vraie de notre être est que
« Tout ce qui nous incommode nous permet de nous définir. Sans indispositions, point d’identité. Chance et malchance d’un organisme inconscient. »
Sachons tirer profit de nos échecs.
« Toute victoire est plus ou moins un mensonge. Elle ne touche qu’en surface, alors qu’une défaite, si minime soit-elle, nous atteint dans ce qu’il y a de plus profond en nous, où elle veillera à ne pas se laisser oublier, de sorte que nous pouvons, quoiqu’il arrive, compter sur sa compagnie. »
La défaite comme fête des profondeurs. L’inassouvissement comme kaïros existentiel. L’effondrement comme ascension à rebours de soi-même. Le fiasco comme sacre. Ce sont les grands hontes qui font les grandes écritures. Sans honte, pas d’art – seulement du plagiat et de la critique. Génie du lâche. Médiocrité artistique du couillu. Trop courageux dans la vie pour l’être dans son œuvre – ou le contraire.
Demeurent les femmes :
« Si je préfère les femmes aux hommes, c’est parce qu’elles ont sur eux l’avantage d’être plus déséquilibrées, donc plus compliquées, plus perspicaces et plus cyniques, sans compter cette supériorité mystérieuse que confère un esclavage millénaire. »
La bagatelle :
« Sous un ciel désolé à souhait, deux oiseaux, indifférents à ce fond lugubre, se poursuivent…. Leur si évidente allégresse est plus propre à réhabiliter un vieil instinct que la littérature érotique dans son ensemble. »
L’amour :
« La grande, la seule originalité de l’amour est de rendre le bonheur indistinct du malheur. »
Mais pas d’enfants, jamais :
« Ces enfants dont je n’ai pas voulu, s’ils savaient le bonheur qu’ils me doivent ! »
D’autant que nous payons toujours pour nos parents :
« La plupart de nos maux procèdent de loin, de tel ou tel de nos ancêtres, abîmé par ses excès. Nous sommes punis pour ses débordements : nul besoin de boire, il aura bu à notre place. Cette gueule de bois qui nous surprend tant est le prix que nous payons pour ses euphories. »
Les tares, les dettes, le dégoût - ou tout ce que l’on se transmet de mieux en famille. Histoire d’un père qui a trop souffert de l’amour et qui en a dégoûté son fils. Histoire d’une mère qui a trop aimé les hommes et pas assez sa fille et a dégoûté celle-ci d’en être une. Histoire d’un grand-père qui s’est suicidé au retour de la guerre et dont la balle qu’il s’est envoyé dans la tête n’est pas sortie de celle de ses descendants. Histoire d’une grand-mère qui a convaincu toute sa famille de la saleté de la sexualité et a fait que les femmes soient pour ses fils des intouchables et que les hommes soient pour ses filles des violeurs. Histoires d’Arabes et de Juifs. Histoires d’Atrides. Histoires de malédictions génétiques et génitales. Quoiqu’il faut toujours être reconnaissant à ses parents - et particulièrement pour avoir fait ce qui leur répugnait de faire si vous n’aviez été en danger de mort. Ils vous auraient voulu fort. Vous étiez faible. Ils ont fait avec cette faiblesse. Et c’est cela qui fait que non seulement on leur pardonne mais qu’encore on les remercie :
« Il est impossible de passer des nuits blanches et d’exercer un métier : si, dans ma jeunesse, mes parents n’avaient pas financé mes insomnies, je me serais sûrement tué. »
Ce Noël, je vais offrir du Cioran à ma belle-sœur, je crois…
[Texte paru à l'origine dans Le magazine des livres de janvier 2012]
[1] Aveux et anathèmes, Arcades, Gallimard, et d’où seront tirées toutes les citations de cet article.