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Chesterton - Page 2

  • Observations finales sur l'importance de l'orthodoxie

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    Il faut croire qu'une chose est suffisamment bonne, belle et vraie pour la dire à un enfant, écrit quelque part Chesterton. Ainsi l'immoraliste dira à son fils de ne pas mentir et de ne pas voler. Et l'athée anti-chrétien achètera le plus beau sapin de Noël pour le sien. Et Nathalie Sarraute félicitera Claude Sarraute d'avoir écrit "Allô, Lolotte, c'est Coco". Pauvre Chesterton ! Lui qui aurait pu raconter tant de belles histoires aux enfants n'en en pas eus. Sa souffrance secrète disent les biographes. Ces pères que je me donne et qui n'ont pas engendré : Chesterton, Guitry, Henri Beyle. Un besoin de vérité ? Peut-être. Car si l'on sait depuis peu que la vérité ne sort pas de la bouche des enfants, l'exigence de vérité demandée aux adultes, elle, a contrario, en sort ! C'est l'enfant qui oblige l'adulte à être métaphysicien et c'est l'adulte qui, s'il reste un sophiste, sera jugé sans pitié. Papa, sois Platon. Maman, sois Socrate. Papa, Maman, donnez-moi autre chose que la vie s'il vous plaît. Soit dit en passant, si l'humanité a jugé bon de confier la petite enfance à la femme et demander à celle-ci d'assurer un programme d'instruction générale, ce n'est pas tant pour l'assujettir que "pour garder un peu de bon sens en ce monde." . Rappelez-vous : Merlin, fils du diable et d'une chrétienne. L'on pourrait dire tout autant : Merlin, fils d'un homme et d'une femme. Ouf ! Car l'on n'ose imaginer ce que le petit d'homme aurait été s'il avait été éduqué et accouché par un homme : un monstre à coup sûr. Le père donne le nom et le pouvoir, la mère donne le sens et l'esprit. C'est pourquoi la vraie bonne mère doit être socratique, aristotélicienne, cartésienne, spinoziste, kantienne, et même nietzschéenne de temps en temps. Elle doit apprendre à l'enfant les tautologies, les évidences et les paradoxes.   Elle doit aussi lui apprendre l'amour - c'est-à-dire veiller à ce qu'il ne se déteste pas lui-même. Et pour cela, aimer son père. Tant de mères qui croient aimer leur enfant alors qu'elles détestent son père et donc détestent une partie de leur enfant.  Quoiqu'il en soit, impossible de relativiser avec cet être qui ne comprend que la vérité et la magie de la vérité. Qui est à l'aise aussi bien dans le conte de fées que dans le jugement synthétique a priori. Qui est créateur autant qu'il est  croyant - un enfant de cinq ans est émerveillé qu'il y ait un dragon derrière la porte ; un enfant de trois est émerveillé qu'il y ait une porte, écrit encore Chesterton. Qui approuve l'existence dans sa totalité sans jamais se suicider.

    L'adulte, lui, ne s'émerveille plus de rien et se suicide souvent. Il ne croit plus aux fées depuis longtemps et il lui arrive de ne plus croire à la raison. Heureusement que l'église veille sur lui et lui redonne la foi, la raison et la peur de se suicider. On ne me croira pas mais être catholique, c'est être avant tout sensé et rationnel - surtout aujourd'hui où le délire, c'est-à-dire la pensée individuelle de soi-même par soi-même, semble gagner tout un chacun. Alors que ce qui sauve du désespoir et de la folie, c'est le dogme bien sûr et le dogme imposé du dehors. Le dogme sans lequel un homme ne serait pas un homme. - Ah ça non, je suis un homme et je n'ai pas de dogme ! rétorque automatiquement l'homme fort. - Sauf celui que vous venez à l'instant d'énoncer, lui répond l'homme d'expérience. En vérité, tout est dogme dans notre monde. L'âme est un dogme - mais moins que la justice sociale. La Résurrection est un dogme - mais moins que les Droits de l'Homme. Dieu est un dogme - mais moins, beaucoup moins que la valeur sacrée accordée à l'autre. Non, le dogme est le propre de l'homme, je vous dis.

    "On pourrait définir l'homme : un animal qui fait des dogmes. Alors qu'il empile doctrine sur doctrine et conclusion sur conclusion pour édifier un formidable système de philosophie et de religion, il devient vraiment, dans le seul sens légitime du terme, de plus en plus humain. Quand, au contraire, il rejette une à une ses doctrines avec un scepticisme raffiné, quand il refuse d'être lié par aucun système, quand il déclare qu'il a dépassé l'âge des définitions, quand il dit qu'il ne croit plus à la finalité, quand, dans sa propre imagination, il s'installe comme Dieu, observant toutes les formes de croyance sans en partager aucune, alors par ce procédé même il retourne lentement à l'état vague des animaux errants, à l'inconscience de l'herbe. Les arbres n'ont pas de dogme. Les navets sont singulièrement larges d'esprit.

    Donc, je le répète, s'il doit y avoir un progrès intellectuel, ce doit être un progrès dans la construction d'une philosophie définitive de la vie. Et cette philosophie doit être la vraie et toutes les autres doivent être fausses. (...) Nul homme ne devrait écrire ni même parler, s'il n'est persuadé qu'il est dans le vrai et l'autre dans l'erreur. Je soutiens que je suis dogmatique et dans le vrai, alors que M. Bernard Shaw est dogmatique et dans l'erreur."

    Et Chesterton de réhabiliter cette vérité si scandaleuse pour les oreilles de son temps et du nôtre, à savoir que l'on ne parle jamais en son nom mais toujours au nom de son église, c'est-à-dire au nom de la communauté d'idées et de valeurs à laquelle on croit et on se rattache. Celle-ci peut-être celle du pape, de Jules Ferry, de Nietzsche, de Victor Hugo, de Lénine ou de Bill Gates, elle n'en est pas moins le lieu symbolique donc réel d'où l'on parle et que l'on défend. Parler en son nom ne vaut rien. Comme le disait Kant, c'est le jugement universel qui compte. Dire "Mozart, ça me plaît", c'est rabaisser Mozart à sa petite affaire personnelle, et au bout du compte, c'est ne pas aimer Mozart, alors que dire "Mozart, c'est beau", c'est affirmer que tout le monde, en droit, peut et doit aimer la musique de Don Giovanni - et sous-entendre que celui qui ne serait pas d'accord serait un connard.

    42f8378839e0b300754b79b464c09370.jpgLa bêtise, tiens. Le Magazine Littéraire lui consacre son dossier du mois, très intéressant pour une fois. Le salaud est une création des écrivains progressistes alors que l'imbécile est une création des écrivains réactionnaires, dit Charles Dantzig. C'est pas faux, comme disent les zouaves de Kamelot. Molière, Flaubert, Voltaire, mais aussi Stendhal, Céline, Proust. On dirait que la bêtise est une passion française - même s'il ne faut pas trop en faire avec son intelligence et veiller à ne pas agrandir le cercle des cons intelligents (auxquels appartient en premier lieu Valéry, et aujourd'hui Sollers, et peut-être même le dernier George Steiner). Notons qu'il n'y a pas de cercle d'imbéciles en enfer. Dans sa miséricorde infinie, l'église a protégé les crétins du reste des hommes et a fait même de la crétinerie une forme aiguë d'humilité et de pureté -  "heureux les simples d'esprit" etc. Encore qu'il faille s'entendre sur ce sujet : on peut être un grand scientifique et un grand croyant comme on peut être un crétin fini et un esprit fort. J'ose penser que les abrutis sont toujours des esprits forts. L'imbécile, c'est le contestataire par excellence, celui qui n'approuve rien, et dont l'esprit critique s'est transformé en mécanique mal huilée qui critique non pas tant ce qui est mauvais que ce qui est. Et qui pour cela déploie une énorme énergie. Comme le dit dans son Principe de cruauté le cher Clément Rosset, spécialiste es-bêtise (et qui semble avoir influencé tous les rédacteur du Magazine littéraire dans ce numéro), la bêtise n'est pas du tout une "paresse d'esprit" ; bien au contraire, elle est "une débauche désordonnée d'activité intellectuelle" et qui se caractérise par une vitesse de réaction. L'imbécile en effet raisonne vite. Il n'est pas comme Montaigne ou comme Rousseau qui expliquent dans leur autoportrait qu'ils pensent lentement et ont beaucoup de mal à mettre leurs idées en place. L'imbécile n'a jamais ce mal, lui. Il est trop occupé à dire, à faire et à se mêler de tout. La bêtise n'est jamais silencieuse, elle est bavarde, militante, hyperactive, interventionniste, toujours aux aguets. Elle a l'art de nous prendre au dépourvu, saute sur nous sans crier gare et nous flingue avant que nous ayons pu réagir. Car elle gagne toujours, il faut le savoir. Et c'est pourquoi l'on ne supporte pas les gens qui sont plus bêtes et plus forts que nous. On voulait les protéger, ils nous enfoncent dans leur crasse.

    J’aime la compagnie des cons car je suis toujours le plus intelligent, disait Wolinski. Si au moins c’était vrai ! Hélas, la force du con est telle que précisément vous ne pouvez plus être intelligent avec lui. Avec quelle puissance, quelle évidence, quelle vie, oserais-je dire, il nous assène ses idées ! A bien des égards, il est plus fort que nous. Il nous surprend par son impudence, sa sincérité, son sérieux imperturbable, la logique interne de son raisonnement. Il nous surprend car il ne fait pas partie de nos catégories mentales. Le con, c’est celui que nous n’avions pas prévu. N’avez-vous pas remarqué que lorsque vous êtes obligé de discuter avec un con, c’est toujours lui qui l’emporte ? C’est que le con n’est pas arrêté comme vous par le bon sens, la charité ou le sens de l’humour. Dénué de toute prudence comme de toute probité intellectuelle, le con fonce dans son raisonnement avec une cohérence imparable que vous êtes bien en mal de freiner. Le con est celui qui pense plus vite que vous. Il perçoit des détails que vous avez laissés de côté, confond l’essentiel avec l’accidentel, rassemble des éléments épars qui n’ont rien à voir avec la question – ou de manière tellement lointaine que vous ne les aviez pas pris en compte – et avec une habileté brutale et irritante qui vous laisse sur le carreau. Car sa méthode est de vous embrouiller et de vous rabaisser. De vous mettre à son niveau. Or, à son niveau, vous ne comprenez plus rien. Il peut donc triompher de vous haut la main. Quel contentement pour lui d'avoir ridiculisé votre sensibilité et votre logos ! Con comme la lune dit-on. Eh oui ! Con comme une évidence, une nécessité cosmique, un bout de réalité insignifiante mais suffisante pour tout contrarier, influer sur les humeurs et bouffer de l’intelligence. C'est pourquoi, comme disait Patrick Besson, être intelligent, ce n'est pas être intelligent avec les gens intelligents, c'est être intelligent avec les gens qui ne sont pas intelligents. C'est se mettre au niveau des imbéciles au moins pour les éviter. Mais je m'égare...

    J'en viens maintenant à cette catégorie si particulière d'imbécile que l'on appelle le bigot. Est défini comme bigot non celui qui, comme dans le cas précédent, déborde d'idées sur tout, mais au contraire celui qui n' a aucune idée, ne veut pas en avoir, et se méfie comme de la peste de celui qui en a. Le bigot, anti-intellectuel par essence, est en fait un indifférent qui a déclaré la guerre à toutes les différences. S'il se rattache généralement à une religion, c'est moins parce qu'il approuve les dogmes de celle-ci que parce qu'elle lui sert à détruire les autres religions. Il peut être catholique mais il aurait tout aussi bien pu être islamiste, scientiste ou témoin de Jéhovah. Parlez une minute avec un catholique intégriste et vous vous rendrez compte qu'il n'est catholique que par haine de la république, de la laïcité, du protestantisme et des juifs. Et ce protestant est moins luthérien qu'anti-catholique, et cet islamiste est moins musulman qu'anti-moderne. Ce qui intéresse le bigot n'est ni la foi proprement dite, encore moins la doctrine, mais tout ce qui peut dans la foi et dans la doctrine faire brûler tous ceux qui ont une foi réelle ou une doctrine solide. Le bigot est une âme vide qui a déclaré la guerre aux âmes pleines.  En ce sens, on pourra le dire fanatique, et pourtant le terme ne lui convient pas. Car contrairement au fanatique qui est prêt à tuer (et à mourir) pour son idée, le bigot est celui qui est prêt à tuer tout ceux qui ont une idée (et sans prendre aucun risque pour sa propre personne, cela va s'en dire) Autrement dit, pour le bigot, tout le monde est fanatique, tout le monde est intégriste, tout le monde doit se retrouver sur le bûcher.

    "La bigoterie pourrait être approximativement définie comme la colère des hommes qui n'ont pas d'opinions. C'est la résistance opposée aux idées précises par cette masse informe de gens dont les idées sont imprécises à l'excès. La bigoterie pourrait s'appeler l'épouvantable frénésie des indifférents. Cette frénésie des indifférents est en vérité une chose terrible, elle a suscité toutes les persécutions monstrueuses et de grande envergure. Car, à ce degré, ce ne furent jamais les convaincus qui persécutèrent. Les convaincus n'étaient pas assez nombreux. Ce furent les indifférents qui mirent le monde à feu et l'opprimèrent. Ce furent les mains des indifférents qui allumèrent les fagots et infligèrent la torture. Certaines persécutions naquirent le souffrance d'une certitude passionnée, et elles suscitèrent non pas la bigoterie, mais le fanatisme, chose bien différente et quelquefois admirable. Dans l'ensemble la bigoterie a toujours été la force omnipotente des indifférents écrasant les convaincus dans l'ombre et le sang."

    Propos paradoxal au suprême mais qui pour le coup rappelle celui de Nietzsche à propos des forts. En effet, ce sont les forts qu'il faut protéger des faibles. Ce sont les forts qui se font massacrer généralement par les faibles, commes les juifs se sont fait massacrés par les nazis. C'est que les forts ne sont pas bien nombreux alors que les faibles sont légions, meutes, associations, lobbies. Les faibles s'organisent, constituent des partis, forment des armées et savent qu'ils peuvent toujours bénéficier de l'opinion commune - la leur. La difficulté qu'il y a à parler de philosophie au non-philosophe ou de littérature au non-littéraire. Non qu'ils ne comprennent pas, loin de là, ce qu'on leur raconte, mais ils n'aiment pas ce qu'ils comprennent. Ils pressentent qu'il y a là dedans quelque chose qui mettrait en péril ce qui leur a permis jusqu'à présent de survivre. Ils rejettent ce qui pourrait les nourrir et les bénir. Ils trouvent Stendhal prétentieux, Nietzsche dangereux, Céline infâme - car eux se reconnaissent sincèrement dans les caniches. C'est que n'ayant l'habitude ni des mots ni des idées, ils prennent les mots pour des choses et les idées pour des faits scientifiques. Pour eux, Le rouge et le noir fait vraiment l'apologie d'un petit paysan assassin qui corrompt les femmes et la Généalogie de la morale est un réel ouvrage de biologie racialiste. N'en déplaise à Nietzsche, c'est bien la tête du non-lecteur que ses livres auront dynamité. La lecture au premier degré est le droit inaliénable du non-lecteur. On peut tout reprocher aux nazis sauf leur lecture univoque de Nietzsche. Et dans les années soixante-dix, à l'époque d'Action Directe et des Brigades rouges, Bunuel se demandera avec angoisse si les terroristes n'avaient pas trop pris au sérieux les théories surréalistes. Pour un esprit faible d'extrême gauche, les appels au meurtre d'Aragon ne sont pas des blagues de poète bourré.

    "Les idées sont dangereuses, mais l'homme pour qui elles le sont le moins est l'homme à idées. Elles lui sont familières et il se meut parmi elles comme un dompteur. Les idées sont dangereuses, mais l'homme pour lequel elles le sont le plus est l'homme qui n'a pas d'idées. Celui-là sentira la première idée lui monter à la tête comme le vin à la tête d'un abstinent absolu."

    Le bigot devient alors fanatique. Il passe de la haine de ceux qui ont des idées à la haine de ceux qui n'ont pas la sienne - car en général, il n'en a qu'une. Il est amusant de voir bigots et fanatiques débattre ensemble. Lepénistes contre anti-lepénistes. Religieux contre anti-religieux. Intégristes contre hérétiques. Il est certain que si les premiers sont les plus odieux, les seconds sont les plus minables. Et je dois bien avouer qu'à vingt ans, j'avais plus de mépris pour les d'jeuns du Scalp déclarant dans Libération "nous, on fait pas de politique, on est juste contre Le Pen, c'est tout", phrase qui devint à cette époque le mot d'ordre de ma génération et dont la candeur et l'ineptie me font mal encore aujourd'hui dès que j'y pense, que pour le borgne aveuglant. Dans un monde de bigots, il peut être très amusant de jouer au fanatique. Oui, fun fasciste comme disent les autres. Un temps tout au moins.

    Au bout du compte,

    "Il n'y a qu'un seul moyen de nous garantir efficacement contre le danger excessif des croyances religieuses et philosophiques, c'est d'être saturés de philosophie et trempés de religion. En somme, nous écartons les deux dangers opposés de la bigoterie et du fanatisme, la bigoterie qui est une trop grande imprécision et le fanatisme une trop grande concentration. (...) Connaître les meilleures théories de l'existence et choisir la meilleure, c'est-à-dire au mieux de nos fermes convictions personnelles, nous paraît le vrai moyen de n'être ni bigot ni fanatique, mais quelque chose de plus résolu qu'un bigot et de plus redoutable qu'un fanatique, à savoir : un homme ayant une opinion bien arrêtée."

    En somme, ne pas avoir peur de l'esprit - exactement ce que disait Luna Lovegood de sa voix chantante : "Tout homme s'enrichit quand abonde l'esprit." Et gare à celui qui ne parle que pour dire que la parole ne vaut rien, qui se défile en voulant relativiser l'acte même de dire, qui subjective toute tentative d'objectivité au lieu d'objectivité sa propre subjectivité ! On connaît tous ces mauvais débatteurs qui au lieu de débattre du sujet en question en viennent toujours à remettre en question la notion du débat lui-même. N'arrivant pas à prendre de la hauteur dans leurs arguments, ils prennent de la hauteur dans la conversation en tant que telle. "Tout ça, c'est que de la parlotte, l'important, c'est d'agir" clame-t-il, ou bien "moi, je préfère la vie vraie aux discours". On imagine un joueur de tennis en train de se faire rétamer par son adversaire et qui quitterait la partie en disant "minable de prendre ce jeu au sérieux alors qu'il y a des enfants qui meurent de faim". Moldus ou cracmols, ce sont eux les ennemis premiers de la philosophie et des arts. Ce sont eux qu'il faut ridiculiser perpétuellement - activistes de l'action, métaphysiciens nuls, normatifs militants, insensibles à la magie, c'est-à-dire à la poésie de l'existence, sorciers impuissants.

    "Nous avons une conception générale de l'existence que nous le voulions ou non ; elle modifie ou, pour parler plus exactement, elle crée et entraîne tout ce que nous disons et faisons, que nous le voulions ou non. Si nous considérons le cosmos comme un rêve, nous considérons la question fiscale comme un rêve. Si nous regardons le cosmos comme une farce, nous regardons la cathédrale Saint Paul comme une farce. Si tout est mauvais, nous sommes obligés de croire, si nous le pouvons, que la bière est mauvaise ; si tout est bon, nous en sommes réduits à la conclusion plutôt fantasque que la philantropie scientifique est bonne. Chaque homme dans la rue doit avoir son système philosophique et s'y tenir fermement. La seule possibilité, c'est qu'il s'y soit tenu si fermement et si longtemps qu'il ait fini par en oublier complètement l'existence."

    Et c'est pourquoi, et pour en finir, l'orthodoxie est si importante. Elle seule permet de ne pas oublier les principes élémentaires de la pensée. Elle seule donne une visibilité de l'invisible. Elle seule, enfin, ouvre à toutes les fantaisies. Soyez d'abord orthodoxe et après pensez ce que vous voulez. Aprouvez l'ordre des choses et mettez-vous à rêver ensuite tout votre saoul. Féerie et logique ne s'opposent pas dans un esprit qui pense bien. Qui veut aller au Pays des Merveilles doit d'abord rapetisser comme Alice. Qui veut voir des fleurs étranges doit d'abord trouver étranges toutes les fleurs. Et qui croit que le pain et le vin se changent réellement en chair et en sang, celui-ci  est le vrai sorcier.

    Peu importe qu'on n'y croit plus. Au contraire, il est opportun qu'il y ait de l'incroyance :

    "Les vérités deviennent des dogmes dès l'instant qu'elles sont contestées. Ainsi tout homme qui émet un doute formule une religion. Et le scepticisme de notre époque ne détruit pas véritablement les croyances, il les crée plutôt, il leur impose leurs limites, leurs formes précises et leur relief. Nous qui sommes des libéraux, nous avons accepté le libéralisme avec légèreté comme un truisme. Maintenant qu'il a été combattu, nous le professons farouchement comme une foi. Nous qui croyons au patriotisme, nous croyions jadis que le patriotisme était raisonnable et n'y songions plus. Maintenant nous savons qu'il est déraisonnable et nous savons que c'est la vérité. Nous qui sommes des chrétiens, nous ignorons le grand bon sens philosophique inhérent à ce mystère jusqu'à ce que les écrivains antichrétiens nous l'aient signalé. La grande marche de désagrégation intellectuelle se continuera. Tout sera nié et tout deviendra une croyance. C'est une position raisonnable que de nier les pavés de la rue, le fait de les affirmer deviendra un dogme religieux. C'est une thèse rationnelle de prétendre que nous vivons tous dans un rêve, il sera d'un sain mysticisme de déclarer que nous sommes tous éveillés. On allumera les feux pour attester que deux et deux font quatre. On tirera l'épée pour prouver que les feuilles sont vertes en été. Nous serons amenés à défendre non seulement les incroyables vertus de la vie humaine, mais quelque chose de plus incroyable encore, cet immense et impossible univers qui nous confronte. Nous combattrons pour des prodiges visibles comme s'ils étaient invisibles. Nous contemplerons l'herbe impossible et les cieux avec un étrange courage. Nous serons de ceux qui ont vu et qui pourtant ont cru."

    Hérétiques, chapitre final, "Observations finales sur l'importance de l'orthodoxie", pp 289-309

    *

    - Je vois, donc je crois.

    - Moi, je crois, donc je vois.

    - Et bien moi, je vois, et pourtant je crois.

    Voir des morts et continuer à chanter. Oh ma chère Luna....

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    "Apparemment, elle n'éprouvait pas le besoin de cligner des yeux aussi souvent que les humains normaux."
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