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alain-fournier - Page 2

  • Le grand Meaulnes au cinéma, la lettre et l’esprit

     

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    Le charme unique du Grand Meaulnes réside, on le sait, dans une recherche du temps perdu. Un jeune homme a vécu  dans un château de conte de fée une fête incroyable et tente toute sa vie de la revivre. Pourtant, ni la redécouverte du château ni le mariage avec celle qui le hantait ne lui rendront son émotion virginale. Roman de la nostalgie perpétuelle et de l’insatisfaction éternelle, le chef-d’œuvre d’Alain Fournier fonctionne lui-même sur le mode de la reprise et n’accorde ses secrets et ses bonheurs qu’au lecteur qui le relira plutôt qu’à celui qui s’en tiendra à une seule lecture. Car seul le passé semble aller de l’avant dans ce livre singulier. Pour Augustin Meaulnes et François Seurel, le confident narrateur, puis pour le lecteur lui-même, chaque promesse devient une réminiscence, chaque bonheur un vestige. Avancer, c’est régresser pourrait-on dire « psychanalytiquement ». Et cela dès le début :

    « C’est ainsi, du moins, que j’imagine aujourd’hui notre arrivée. Car aussitôt que je veux retrouver le lointain souvenir de cette première soirée d’attente dans notre cour de Sainte-Agathe, déjà ce sont d’autres attentes que je me rappelle ; déjà les deux mains appuyées aux barreaux du portail, je me vois épiant avec anxiété quelqu’un qui va descendre la grand’rue. Et si j’essaie d’imaginer la première nuit que je dus passer dans ma mansarde, au milieu des greniers du premier étage, déjà ce sont d’autres nuits que je me rappelle… »

    Des souvenirs qui appellent d’autres souvenirs, des nuits qui mettent en écho d’autres nuits… et un film qui rappelle un autre film. Ce Grand Meaulnes de Jean-Daniel Verhaeghe n’aurait-il d’autre intérêt que de nous renvoyer à celui, « culte », de Jean-Gabriel Albicocco et qui vient de ressortir en DVD  ? Ce serait tentant et injuste. Certes, la version 2006 fait, à première vue, pâle figure à côté de celle de 1967. Là où Albicocco avait réussi un Grand Meaulnes complet, fidèle et visuellement éblouissant, Verhaeghe semble faire dans le téléfilm normatif et culturel. A une simplification abusive de l’intrigue (toute la seconde partie du roman, le retour des bohémiens, est éclipsée) s’ajoute, selon la mode d’aujourd’hui, l’inévitable parasitage biographique : comme le comte de Monte-Cristo devait être dans la calamiteuse série de Josée Dahan et de Didier Decoin Alexandre Dumas lui-même, Augustin Meaulnes doit être à la fin du film non plus ce personnage mystérieux revenu prendre sa fille « dans un manteau, et partant avec elle pour de nouvelles aventures », mais Alain-Fournier lui-même appelé à l’armée et périssant aux premières heures de la guerre. Or, il est beaucoup plus intéressant que Meaulnes vive et abandonne son ami (à qui il a donné puis repris une vie par procuration) plutôt qu’il ne meure dans ses bras.
    En outre, sa réalisation plate ne supportera pas la comparaison avec la mise en scène flamboyante d’Albicocco dont on se rappelle les grands angles systématiques, l’emploi d’un flou multicolore pendant la fête nocturne, et ces zooms en proie à un va- et-vient permanent et qui exprimaient ce sentiment de proximité et de distance propre au roman. C’est comme si Albicocco avait tenté une équivalence visuelle à l’écriture d’Alain-Fournier – le même genre d’expérience que fera plus tard Raoul Ruiz avec son adaptation (sublime) du Temps retrouvé de Proust. Dans ce Grand Meaulnes-là, chaque image semblait émerger d’un nuage ou d’un arc-en-ciel en même temps qu’elle donnait l’impression d’être une illustration de chaque page du roman. Inoubliable expérience cinématographique qui mettait en transe les meaulniens mais risquait de faire bailler les autres.  C’est que la sophistication visuelle finit par faire long feu, l’ensorcellement tourne en rond, l’exercice de style guette. Et l’on en vient même à se demander ce que ceux qui n’ont pas lu le roman saisiront de ces images hypnotiques. Au fond, le respect de la lettre ne comble que ceux qui la connaissent par cœur.
    Au contraire, le projet de Verhaeghe s’adresse aux profanes. Ici, il s’agit moins de filmer l’écriture que de réécrire l’histoire.  Aux non-dits du texte, on substitue un dialogue que d’aucuns trouveront bien didactique (et fait de formules soit-disant « meaulniennes » : « je veux la lune », « la vie est ailleurs », « loin est son voyage préféré ») mais qui tout compte fait rend l’esprit du livre bien mieux que son texte récité comme c’était le cas dans la première version – d’autant que si Cosmos et Verhaeghe élaguent le roman, ils se gardent bien d’en donner une version « moderne ». L’aspect délicieusement suranné du livre est conservé. L’ensemble suscite une vraie adhésion due à l’interprétation classique, c’est-à-dire parfaite, des acteurs. Les deux garçons ont une franchise toute juvénile et Clémence Poésy, ex-championne d’ Harry Potter et la Coupe de feu, possède une fraîcheur et une vitalité  que l’on est en droit de préférer à l’évanescence un peu fade de Brigitte Fossey. Ces trois-là ont su visiblement s’aimer et nous faire participer à leur amour. Enfin, la présence des « pères » (Philippe Torreton et Jean-Pierre Marielle, tous les deux excellents) solidifient le tout. Au fond, ce Grand Meaulnes-là est un film de terre plus que d’air. Aux fantômes d’Albicocco ont succédé des être de chair et de sang. On aurait envie d’en être – ce qui est sans doute le plus beau compliment qu’on puisse dire d’un récit. Moins ambitieux mais plus autonome et plus explicatif mais moins complaisant que le chef-d’œuvre glacé d’Albicocco, le film de Verhaeghe plaira à tous les publics, et donnera l’envie de lire ou de relire le roman, permettant ainsi à la secte des meaulniens de s’agrandir.  
    Et puisque les films appellent d’autres films, et que Le grand Meaulnes semble être ce rêve en perpétuel devenir, pourquoi ne pas aller le découvrir ailleurs ? Car un personnage égaré dans une fête puis rejeté de celle-ci et qui passe ensuite deux jours ou deux ans à tenter de comprendre son mystère, cela ne vous rappelle rien ? De mémoire de cinéphile, ce n’est finalement ni Albicocco ni Verhaeghe qui ont donné la meilleure version du Grand Meaulnes, mais Stanley Kubrick, en 1999, avec Eyes Wide Shut

    Le Grand Meaulnes, un film de Jean-Gabriel Albicocco, scénario de Isabelle Rivière et Jean-Gabriel Albicocco, avec Brigitte Fossey, Jean Blaise, Alain Libolt, Alain Noury, 1967 (édition DVD 5)

    Le Grand Meaulnes, un film de Jean-Daniel Verhaeghe, scénario de Jean Cosmos et Jean-Daniel Verhaeghe, avec  Nicolas Duvauchelle, Jean-Baptiste Maunier, Clémence Poesy, Philippe Torreton, Jean-Pierre Marielle, Malik Zidi, Emilie Dequenne, 2006

     

    (La revue du cinéma, octobre 2006, à l'époque d'Armand Chasle)

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