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critique - Page 7

  • The man I love, par Murielle Joudet

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    Spiders from Walsh


      (sur The Man I Love, de Raoul Walsh, 1947)


    Après High Sierra et They drive by night, The Man I Love est la troisième et dernière collaboration d'Ida Lupino avec Raoul Walsh. Elle y joue une chanteuse de nightclub qui, ayant le mal du pays (« homesickness »), décide de partir le jour de Noël rendre visite à son frère et ses sœurs à Los Angeles. Elle finit par s'y établir, trouve un travail dans le nightclub d'un propriétaire qui la drague, s'occupe des siens et tombe amoureuse d'un ancien pianiste, San Thomas.

    The Man I Love est un mélodrame urbain et pauvre, enveloppé dans la forme vigoureuse, fougueuse du réalisme Warner. La Warner était spécialisée dans la production de films vite tournés, au style journalistique, documentaire, privilégiant les plans en extérieur - on pense aux films noirs avec James Cagney, Edward G. Robinson et les films pré-codes Hays. De fait, The Man I Love se cale sur ce rythme urbain, donne à entendre le pouls d'une ville pendant la période des fêtes.

    Le film s'ouvre sur de larges plans de New-York qui peu à peu se resserrent sur la façade d'un nightclub. Deux hommes  pensant le club ouvert tentent d'y entrer mais un autre leur signale qu'il s'agit d'un bœuf privé, « a private party for crazy people » - ce sera le programme du film. Et lorsque nous sommes autorisés à y entrer, nous découvrons Lupino noyée autour de ses musiciens chantant  « The Man I Love » avec cette langueur mélancolique propre aux chanteuses de nightclub. On comprendra plus tard que ce qui lui donne cet air si douloureux ce n'est pas tant la chanson que le fait qu'elle n'ait pas vu depuis longtemps les siens, « I'm homesick » dit-elle – un même regard exprime à la fois le mal du pays et la langueur d'amour. On remarquera que le film est baigné par un épais brouillard, brouillard de la ville et de la fumée de cigarette, brouillard de l'homesickness qui travaille au corps tous les personnages, chacun ayant le mal de son pays à lui, qu'il soit une femme ou un mari perdus, une famille éloignée, un amour qu'on attend. Le film semble ainsi répondre à une question : où se loge l'amour dans les grandes villes où, à première vue il semble être refoulé, absent ? Il se trouve dans les foyers, les nightclubs, les chambres d'hôtel, dans ces lieux protégés que sont les chansons, tous ces endroits secrets, scellés, dans lesquels le film nous invite à pénétrer.

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    The Man I love donne le sentiment d'être une esquisse achevée dont toute la beauté se logerait dans la rapidité de son trait, dans cette légèreté dérisoire de papier journal dont les lignes imprimées nous délivreraient le grave secret des cœurs d'une poignée de personnages, d'une ville entière. C'est l'efficacité démocratique d'une chanson portée par une chanteuse qui offre sa voix au chagrin des autres, sa langueur de surface à ceux qui ont envie d'être langoureux. C’est cette même efficacité démocratique qui permet à Walsh cette extrême circulation entre les personnages. Chez lui, ce n'est pas une astuce de scénario qui daigne octroyer sa scène à chaque personne, c'est davantage un mouvement immanent au film, motivé par l'héroïne qui s'occupe des autres avant de revenir à ses occupations – déjà Lupino est metteuse en scène à l’intérieur du film. Ce qui confère au film cet aspect organique, naturel, loin du film choral découpé en tranches égales artificiellement liées entre elles par une petite soudure scénaristique, ce souci trop souvent lourd et volontariste du second rôle, cette épaisseur de surface qui est l'intérêt qu'on octroie à un rouage. Ici ces allers et venues ont le naturel de la vie, où l'intérêt que l'on se porte à soi influe et reflue à la surface, où l'on s'éclipse du premier plan pour jouer son rôle de sœur, d'employée, d'amie – le centre du film se déplaçant en fonction de qui on aime et de qui on soigne, créant au final une sorte de réseau d'amour. The Man I Love se calque sur l'anonymat des métropoles urbaines, ces métropoles dont nous sommes les éternels personnages anonymes et intermittents, comme Lupino l'est ici.

    C'est cette douce modestie affairée de city girl que Lupino charrie dans son jeu, trop occupée pour avoir le temps de tenir son premier rôle, permettant au centre de se redistribuer sans cesse jusqu'à se dissoudre pour lui préférer l'aspect d'une toile d'araignée – on pense à la façon dont Minnelli arrive à faire rapidement exister des groupes de personnages en déduisant un portrait d'une série de relations, comme on recoupe des témoignages pour se faire une idée sur une personne.

    L'indépendance de Lupino a quelque chose de très réaliste : elle n'a rien d'une vamp, le film étant trop pragmatique pour lui laisser le temps de l'être. L'amour de cinéma est habituellement le fait d'une élite amoureuse où les questions pragmatiques, si elles étaient traitées, risqueraient de parasiter l'avancée de l'histoire. Au contraire ici, c'est la nécessité qui fait avancer l'histoire, la nécessité de gagner sa vie ou de s'occuper de ses enfants - comme c'était déjà le cas du magnifique « Une femme dangereuse » (They drive by night) qui filmait le monde des routiers. De fait, dans la série B non cantonnée à un genre (on peut penser aux comédies et drames sociaux de Gregory la Cava), le réalisme est de mise et il devient naturel que le film, dans son mouvement, emporte avec lui une image du monde. Lupino est une femme qui s'en sort, qu'on voit au travail, qui s'achète d'extravagantes robes du soir (touchantes sur le corps si gracile de l’actrice), et des chapeaux qu'elle n'arrête pas de trouver finalement ridicules  – comme une femme qui persiste à porter des tenues qui ne lui vont pas, et qui sont d'ailleurs davantage des tenues de travail que de soirées.

    Autre question que pose le film : quand trouve-t-on le temps d'aimer ? Là encore, on fait l'amour quand l'agenda le permet. Urbanité oblige, le couple s'aime dans les marges, bousculé par les autres intrigues. C'est que la vitesse est le mot d'ordre, l'idée de Walsh est de filmer un amour interstitielle, qui se cherche une place au lieu de prendre toute la place. Ici le trait vite esquissé prévaut sur le développement : tout le monde sait qu'on trace plus facilement une ligne droite d'un seul coup que par petites touches successives. « The Man I Love » fonctionne sur cette économie du geste : on fait le tour d'une question au détour d'un regard, d'une réplique, d'une cigarette allumée – innombrables petites entailles hollywoodiennes.

    Lupino apprend alors que l'homme qui lui plaît est San Thomas, le compositeur de « The Man I Love », cette chanson qu'elle chantait en ouverture. La très belle idée est de faire de cette chanson le motif d'une contamination (contamination qui est, on l'a bien vu, le grand motif du film : on contamine par l'atmosphère, par le brouillard ici omniprésent, par la langueur chantée ou sentie du homesickness). C'est par et à travers elle que Lupino aime San, comme si, bien avant de se connaître, il lui avait transmis les termes de leur relation, les mots à travers lesquels elle allait l'aimer ; comme si leur complicité avait été scellée bien avant qu'ils ne se rencontrent.

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    Les films de Walsh ont cette inexorabilité où tout se tient et se boucle au bout d'une heure et demi alors que tout ne cessait de se ramifier jusqu'au dernier moment. On ne compte pas les micro-scènes qui posent en passant la vie d'un personnage, d'un second, d'un troisième ou d’un quatrième rôle. C'est que par-dessus les personnages centraux la rumeur urbaine insiste toujours, reflue sans cesse à la surface comme si on ne voulait jamais laisser reposer une pâte mais qu'on la remuait sans cesse, faisant du fond une potentielle surface, et inversement. Qui peut prétendre à être le héros d'une ville, d'un film-ville ?

    Walsh tient ici à cette égalité narrative (« tous les personnages naissent et demeurent  libres et égaux en droits »). On chercherait en vain le crime qui ferait de The Man I Love un film noir, un dénouement qui justifierait tout ce qui précède, ou un personnage qui se révélerait être clé. C'est très rare d'arriver à faire sentir que ce sont les personnages qui sont libres et non pas le scénario – là encore on pourra détourner la formule kantienne : « Traite toujours ton personnage comme une fin et jamais seulement comme un moyen ». Par sa façon de ne pas jouer une histoire contre une autre ou au-dessus d'une autre, The Man I Love, film-chanson,nous montre que l'amour suppose non pas l'élévation hors-monde de quelques amoureux privilégiés mais la démocratie des cœurs. Il y a de la place pour une une femme qui aime et attend un homme qui ne l'aime pas – ceux qui sont aimés n'ont pas pris l'habitude de chanter.

    Murielle Joudet

     

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