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goulag - Page 2

  • Misère du marxisme II (Le pire des mondes possibles)

    Goulag1.jpgRésumons. Selon le marxisme, la propriété privée est une dépossession physique comme l'individualité est une dépossession morale. Pour réaliser l'idéal communiste, l'être authentique devra se passer d'avoir et d'apparence. Son essence sera communautaire, transindividuelle et laborieuse - soit « prolétarienne ». Jusque là, l'idéologie dominante a fait croire aux masses que chacun était libre, singulier, unique, et qu'il était propriétaire de son corps, alors qu’en vérité chacun est un produit de celle-ci. C'est une manipulation inique que  révèlera la révolution. La seule humanité valable est générique et pratique. Max Stirner a peut-être pu opposer au marxisme l'individualité toute puissante, toute effective (et par là-même imparable), il n'en reste pas moins que

    « l'individualité posée comme un absolu équivaut en pratique, pour la masse, à une "précarité" ou à une "contingence" absolue des conditions d'existence, de même que la propriété (de soi, des objets) y équivaut à une dépossession généralisée. »

    Dit autrement, l'individualité est une réalité matérielle indiscutable mais qui n'est pas souhaitable pour l'être humain. Pour ce dernier, rien ne vaut la transindividualité.  Exister par et pour soi-même, ce n'est pas vraiment exister. La « vraie » humanité est une masse organique et relationnelle. Le « vrai » sujet, c'est le prolétariat et la « vraie » réalité du sujet-prolétariat, c'est l'action. Etre libre, ce n'est donc plus dire « je » et penser des théories, c'est dire « nous » et agir. Surtout, l'abolition de la distinction entre intellectuels et manuels va de pair avec l'abolition de la distinction entre dominants et dominés.

    « Depuis la philosophie grecque (qui en faisait le privilège des "citoyens", c'est-à-dire des maîtres), la praxis était l'action "libre", dans laquelle l'homme ne réalise et ne transforme rien d'autre que lui-même, en cherchant à atteindre sa propre perfection. Quant à la poièsis (du verbe poiein : faire/fabriquer), que les Grecs considéraient comme fondamentalement servile, c'était l'action "nécessaire", soumise à toutes les contraintes du rapport avec la nature, avec les conditions matérielles. »

    La révolution culturelle marxiste consiste donc bien à identifier praxis et poièsis  - ne serait-ce que pour faire payer aux clercs d'avoir été de tout temps les caniches des puissants. Et c'est pourquoi, même si la révolution  échoue, elle aura permis de punir un temps les possédants et les privilégiés. Sa dimension meurtrière sert au moins à la vengeance sociale. L'action libre devient l'action nécessaire. La paire de bottes vaut définitivement Shakespeare.

    1 – Intellectuels et manuels.

    L'idéologie allemande, c'était la découverte de l'écart qui existe entre la conscience dominante, dite « classique », et la réalité sociale - écart qui, dit Balibar, est allé jusqu'à faire surgir « un monde irréel, fantastique, c'est-à-dire doué d'une apparente autonomie qui se substitue à l'histoire réelle ». Un monde coupé de la réalité mais qui, le comble, prétend avoir des valeurs humanistes, un sens de l'altérité et de la charité à nul autre pareil, un universalisme moral s'exprimant notamment à travers ce dont il est le plus fier - les droits de l'homme. Certes, toutes ces valeurs et tous ces droits, « l’homme » les a, mais à la manière d'un eunuque qui a un harem. Théoriquement, la morale bourgeoise est la meilleure du monde, sauf qu'elle ne s'applique pas à elle-même ses excellents principes. Or, ce que la révolution se propose de faire est précisément de forcer les bourgeois à être cohérents et conséquents avec eux-mêmes - en rendant effectif ce qu'ils ont rendu fictif. Une fois de plus, c'est la pratique qui accomplit la théorie. L'action prime tout. Ne jamais oublier que le marxisme n'est pas une utopie.

    En fait, c'est la division entre travail manuel et travail intellectuel qui a permis à la conscience sa si douteuse autonomie asociale. Exemptée de toute tâche manuelle, la conscience s'est mise à penser les universaux (liberté, égalité, fraternité) sans doute de manière profonde et juste mais en se gardant bien de les actualiser. Au fond, son humanisme (qu'il soit chrétien ou critique) n'est rien d'autre qu'un humanisme littéraire. Libéré du vrai travail, la conscience bourgeoise peut déblatérer à son aise sur sa vérité, sa liberté et leur travail.

    « La division du travail, écrit Marx dans L'idéologie allemande, ne devient effectivement division du travail qu'à partir du moment où s'opère une division du travail matériel et intellectuel. A partir de ce moment la conscience peut vraiment s'imaginer qu'elle est autre chose que la conscience de la pratique existante, qu'elle représente réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel... »

    La révolution, c'est ce qui va obliger la conscience à ne plus se raconter d'histoire, à concrétiser ce qui était abstrait pour elle,  et à reconnaître que la seule conscience qui vaille est la conscience du travail. « Toute conscience est conscience de quelque chose », dira Husserl. « Toute conscience est conscience du travail », le prévient Marx soixante ans avant. Celui qui ne travaille pas, c'est-à-dire celui qui ne s'implique pas physiquement dans la réalité matérielle des choses, mais qui par contre  laisse les autres le faire à sa place, et ce faisant, profite de leur survie minimale pour assurer sa vie maximale, celui-là ne connaît pas la vie, celui-là est un profiteur, un bourgeois, un salaud.

     

    Gardien de musée.jpgDès lors, on commence à comprendre que l'intellectuel ne sera pas à la fête lors de la révolution, car pire que le bourgeois, l'intellectuel est le garant du bourgeois - même s'il n'en a pas l'apparence première (un peu comme le soi-disant protecteur de Grace dans le Dogville de Lars von Trier). Faire la révolution, ce n'est pas simplement tuer des gens, c'est en finir avec l'intellectualité pure, c'est mettre tout le monde au travail manuel. A ce niveau de la réflexion, même quelqu'un d'aussi surfait que moi est ébranlé. Ne suis-je pas un parasite ? Et vous qui me lisez, n'êtes-vous pas des rapaces ? L'égalitarisme forcené et forcé... Qui n'a pas reconnu une fois en son for intérieur que cette mauvaise idée était bonne au moins en soi ? Qui parmi nous ne s’est pas un jour senti un peu coupable de ne vivre que pour les arts et les lettres ? Quelle chance au fond que la masse soit acculturée, non ?  Que ferions-nous sans manœuvres, sans paysans, sans bouchers, sans techniciens de surface, sans gardiens de musée ? Que ferions-nous surtout si cela devait être nous les techniciens de surface et les gardiens de musée ? Vous nous y voyez franchement à travailler pour de bon ? Non ? Moi non plus.

    Alors, acceptons la révolution. L'intellectuel et l’artiste ont trop souvent été les agents du pouvoir. Il faut les remettre à leur place. La rééducation par le travail, c'est ce qui peut arriver de mieux à l'être humain - qui se rendra enfin compte que son individualité n'est rien.  Qui n'a pas mis ses mains dans le cambouis est une chochotte. Qui répugne à la mécanique est un sous-homme. Qui refuse de prendre la bêche périra par la bêche. Mieux que Staline, Mao a compris qu'il fallait réapprendre à l'être humain la matérialité de la vie - et appeler le déporté un « étudiant ». La termitière, c'est l'université pour tout le monde. Et sans se cantonner à une seule tâche, non, l'homme communiste est celui qui peut tout faire. Marx rêvait d'une société « sans spécialiste », où tout le monde serait à la fois chasseur, peintre, pécheur, professeur...

    « ... dans la société communiste, chacun, au lieu d'avoir une sphère d'activités exclusives, peut se former dans la branche qui lui plaît ; c'est la société qui dirige la production générale qui me permet ainsi de faire aujourd'hui ceci, demain cela, de chasser le matin, d'aller à la pèche l'après-midi, de faire l'élevage le soir et de critiquer après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pécheur ou critique. » (L'idéologie allemande)

    Le prolétariat sera ravi. Dépossédé depuis toujours, désillusionné à mort, il peut enfin lever la tête et manger fièrement son pain, comme dans un film d’Eisenstein. les catégories métaphysiques, nationales ou religieuses n'ayant aucune prise sur lui (« les ouvriers n'ont pas de patrie »), il est théoriquement prêt à la révolution. Las ! Ne vit-on pas « le peuple du peuple » refuser à plusieurs reprises de jouer son rôle de « classe universelle » ? Incapacité du matérialisme dialectique ! Au lieu de faire table rase du passé, au lieu de s’unir, les prolétaires de tous les pays, en fait ceux d’Allemagne et d’Angleterre, retombèrent, lors des événements de 1848-1850,   dans les mythes du nationalisme, de l'empire et de la république. La lutte des classes n’intéressait finalement pas la classe la plus « concernée » !

    Ah, l'idéologie ! Ce système plaqué sur le réel, qui prétend avoir une valeur scientifique et résoudre tous les problèmes... Marx commença à se méfier de cette notion. Comme il douta toujours que le libéralisme en fut une - sans doute parce que le libéralisme, contrairement au socialisme, n'a jamais prétendu résoudre tous les problèmes. Sur ce point, Balibar est sans appel : si Marx prit ses distances avec la notion d'idéologie,

    « ... c'était la difficulté [qu'il] éprouvait à définir comme "idéologie" l'économie politique bourgeoise, en particulier celle des classiques : Quesnay, Smith, Ricardo. Car ce discours théorique, de forme "scientifique" et clairement destiné  à fonder la politique libérale des propriétaires du capital, ne tombait directement ni sous la catégorie de l'idéologie (caractérisée par l'abstraction et l'inversion du réel), ni sous celle d'une histoire matérialiste  de la société civile, puisqu'elle reposait au contraire sur le postulat de l'éternité des conditions de production bourgeoises (ou de l'invariance du rapport capital/salariat) ».

    Humilité du libéralisme. Arrogance du socialisme. Hystérie de l'idéologie. Et misère du marxisme.

     

    Nokia.jpg2 - Le fétichisme

    Alors, il fallut trouver autre chose. Une notion qui rende compte, malgré tout, de la fantasmagorie qui brouille toujours l'accès à la réalité du rapport social - sans pour autant que celle-ci apparaisse aussi comme une fantasmagorie. Cette idéologie, plus technique qu'idéologique, pourrions-nous dire, Marx l'appellera fétichisme. Comme la perversion du même nom, celui-ci consiste à prendre la partie pour le tout, ou plus exactement à identifier la valeur objective du travail avec la valeur subjective de l'objet du travail. Dans le monde capitaliste, ce que je fais vaut ce que vaut l'objet. Le prix de la sueur de mon front, c'est le prix du bidule. Apparence technique et non plus idéologique où marchandise et homme se confondent en valeur équivalente. Le travailleur se voit à la fois dépossédé de son travail et possédé entièrement par l'objet de son travail. Sa valeur d'être humain devient le prix de la chose, et de fait lui-même est chosifié.   Ou comme le dit Balibar, c'est l'objet qui a désormais un rapport « social » et c'est l'homme qui a un rapport « objectal ». La fausse conscience a encore gagné, et cette fois-ci définitivement. L'apparence est devenue réelle. C'est le triomphe de la matrice ! L'objet se voit élever au plus haut niveau objectif, quasi-sacralisé, mystique (et il est vrai que le mode économique emprunte au mode religieux, réenchantant le monde !) tandis que l'homme se voit réduit à n'être plus qu'un média entre marchandise et argent - et surtout en ne s'en rendant même plus compte.  En lui, l'aliénation, c'est-à-dire l'oubli de la réalité sociale et de l'inversion de l'objectal en social, a fait long feu. Coincé entre les idoles (les représentations abstraites des valeurs auxquelles il croit croire) et les fétiches (les choses matérielles qui semblent appartenir à la terre et obéir à une loi naturelle), il ne quitte son usine que pour aller au bistrot, ayant perdu le sens de lui-même comme celui de l'autre. Il appelle « état » ce qui n'est plus que "marché", prend les profits de ses patrons pour des concepts universaux, et confond leurs intérêts avec « ses » droits de l'homme.

     

    empalement.jpg4 - Temps et progrès.

    Le capitalisme est naturel, veulent nous faire croire les capitalistes. Mais le marxisme est scientifique, veulent nous faire croire les marxistes. Finalement, la postérité de Marx repose sur le postulat que lui-même n'a cessé de combattre en son temps : celui de la croyance. Avec une brutalité dont la philosophie ne s'est pas encore remise (et à côté duquel Nietzsche fut un enfant de chœur), Marx a pulvérisé les idoles de Dieu, de l'Etre, de la Substance, des Idées, du Logos, mais pour leur substituer celles de l'Histoire, du Progrès et de la Révolution. A la brutalité intellectuelle s'ajoute la férocité concrète : en tant qu'il nie l'essence de l'homme, le marxisme propose virtuellement de le liquider. Evidemment, Marx n'est pas Sade et l'on chercherait en vain dans son oeuvre une expression meurtrière transparente. Ce qu'il faut constater, c' est ce que cette doctrine a produite dès qu'on a tenté de l'appliquer - constat qui n'a rien de malhonnête vu qu'aux yeux de Marx, c'est la pratique qui valide la théorie. Tant pis pour ceux qui préféreront crever plutôt que reconnaître la dimension assassine du marxisme. Leur dialectique est assurément fabuleuse : tant qu'il n'y a pas de morts, nous sommes dans le communisme, dès qu'il y en a, nous ne sommes plus dans le communisme. Pour notre part, nous pensons que l'idée de transindividualité est une négation morale et physique de l'être humain, nous estimons que l'idée de révolution pris au sens social et politique contient toutes les exécutions possibles, nous prétendons enfin que tout le Manifeste du Parti communiste est un programme de tuerie (où pour le coup, il est vraiment question de « liquider le bourgeois »), comme L'idéologie allemande est un programme de génocide[1]. Quelqu'un qui écrit en effet que :

    « ... la révolution est donc nécessaire, non seulement parce qu'il est impossible de renverser autrement la classe dominante, mais encore parce que seule une révolution permet à la classe qui renverse de balayer la vieille saleté et de devenir  capable de fonder la société sur des bases nouvelles »

    avoue sans crier gare qu'il croit à la pureté sociale comme d'autres croiront à la pureté raciale. Et ceux qui n'étaient pas purs, les bolchéviques les empalèrent.

    5 – Problèmes de Marx ?

    L’on connaît la fameuse boutade de Marx à son endroit : « ce qui est sûr, c'est que je ne suis pas marxiste. » On n’en déduira pas que Marx a récusé son système sur un simple mot d’humeur (et d’ailleurs rapporté indirectement par Engels dans une lettre à Bernstein de novembre 1882). On ne pourra s’empêcher de penser que Marx avait pressenti que sa pensée ne pouvait que mener au désastre si on la mettait en action. Quoiqu'il en soit, et sans pour autant y voir une « grandeur » de Marx, force est de constater que le marxisme aura posé pour longtemps quelques problèmes philosophiques :

    - Et d’abord, la question de la valeur de la philosophie. Comme le dit Balibar, « une pratique vivante de la philosophie est toujours une confrontation avec la non-philosophie. L'histoire de la philosophie est faite de renouvellements d'autant plus significatifs que l'extériorité à laquelle elle se mesure est plus indigeste pour elle. » Reconnaissons que la philosophie n'a guère su résister à cette indigestion idéologique et admettons que c'est tant pis pour elle. Après avoir failli se faire violer par la sophistique au siècle de Périclès, elle ne pouvait que se faire sodomiser par l’idéologie au XIX ème sicèle. A force d’ignorer le rapport social, elle se sera vu démolie par lui. Le plus décevant est que non seulement elle n’a pas vu le coup venir, mais en plus elle n’a pas su profiter de cette hérésie (car "oportet haereses esse") pour aiguiser son sens critique.

    - L'universalisation du rapport social qui est désormais un fait accompli. Le fétichisme, l'aliénation.... Difficile de réfuter, surtout aujourd’hui, ce qui apparaît comme les analyses les plus pérennes et les plus valables de Marx. Le hic est que le fait social n'est pas tout l'existentiel - comme le matériel n'est pas tout le concret, et comme le concret n'est pas tout le réel. Le vrai tort de Marx est d'avoir réduit la réalité à la matière, et d'avoir cru que la matière était dialectique, trahissant par là-même et la réalité (matérielle autant qu'immatérielle) et le matérialisme enchanté de Lucrèce. Il est vrai que dans un monde où Dieu est mort et où la métaphysique n’a plus cours, personne ne peut résister à ce réductionnisme matérialiste. Au contraire, chacun se félicite qu’on ne le berne plus.

    - L'idéologie comme matrice refoulée de la philosophie ou comme « impensé » de la pensée. Les dégâts que le marxisme a fait au sein de la philosophie restent actuels. « C'est pourquoi on doit ici tenir à la fois deux positions antithétiques : la philosophie sera "marxiste" aussi longtemps que, pour elle, la question de la vérité se jouera dans l'analyse des fictions d'universalité qu'elle porte à l'autonomie ; mais il lui faut d'abord être "marxiste" contre Marx, faire de la dénégation de l'idéologie chez Marx le premier objet de sa critique. » Bref, pour que la philosophie redevienne valable, il faut qu'elle renonce à une vérité coupée du réel, et qu'elle se désidéologise afin précisément de trouver la force critique de dévoiler la nature intrinsèquement idéologique (donc encore plus coupé du réel qu'elle) du marxisme. L'idéologie se retournant contre le marxisme comme la révolution se retournant contre tel ou tel révolutionnaire – c’est le juste retour des choses que l'on est en droit d'espérer.

     

    goulag.jpg- Le coup de grâce porté aux essences et à l'essentialisme. Depuis Marx, « il n'y a [plus] de sujet isolé qui se représente le monde, mais plutôt une communauté originaire de multiples sujets ». En effet, il n'y a plus de sujet au sens empirico-transcendental, il n'y a plus que des relations entre sujets pratiques, multiples et anonymes, non conscients d'eux-mêmes (comme dans un film de Jean-Luc Godard). Face à la complexité du monde, la seule méthode pour l'appréhender  est l'intersubjectivité. C'est du moins le tour de magie dialectique de Balibar et de tous les marxistes. Vous amener dans le piège des essences, vous laisser en dérober une ou deux, vous y prendre la main dans le sac et vous sermonner : quiconque croit encore au sujet individuel a une vision manichéenne, simpliste et sanglante du monde.  La transindividualité n’est là, diront-ils, non pas, comme je le crois bêtement, pour nier l'individu, mais pour empêcher l'homme de devenir essentialiste (et le goulag, rajouteront-ils entre eux, n'est là que pour me corriger de mon essence humaine).

    - La révolution, encore et toujours, la seule réalité essentielle dont les marxistes ne se lassent décidément jamais. « Il faut que ça pète ! », déclarait récemment Olivier Besancenot. La révolution comme actualisation de la transindividualité et donc comme risque de réapparition du goulag et du laogaï - les deux mot qui manquent évidemment au petit livre de Balibar - mais un dialecticien a l'art d'évacuer le corps des idées comme les morts du charnier.

    Cette histoire n’a pas de fin.

    Le dégoût que nous inspire le marxisme, même sans morts, même sans goulag, provient de sa volonté mortifère de nier toutes les excellences, toutes les libertés, petites ou grandes, de sa propension à créer un homme inhumainement égalitaire, de sa conception, enfin, du pire des mondes possibles - c'est-à-dire d'un monde où les conditions de possibilités d'existence sont réduites à leur minimum.  On se rappelle que pour Leibniz, le fameux « meilleur des mondes possibles » n'était pas du tout, et contrairement à ce que croyait Voltaire, un monde de justice et de paix, mais simplement un monde où les conditions de possibilité d'existence étaient portées à leur maximum d'amplitude. L'existence se confondait avec l'infinité des possibles, l'individu existait comme une singularité saturée de forces, la vie était affirmation pure. C'est ce monde libre et infini que Dieu et les hommes ont toujours voulu, même au prix de la souffrance et de l'inégalité, et que Marx a tenté d’abattre.

    « Vous pouvez démolir tout votre saoul le marxisme. Vous ne saurez démolir l’espoir qu’il fut pour des millions d’hommes et qu’il pourra redevenir un de ces jours ». Le pire est que cet interlocuteur imaginaire a raison. L’on ne comprend rien au marxisme tant qu’on ne voit pas l'élément orgasmique, c’est-à-dire l’élément religieux, qui a fait délirer tant de gens. En quoi le projet de cette nouvelle société, qui fondamentalement reposait sur une nouvelle anthropologie et par conséquent sur la liquidation de l’ancienne, a-t-elle pu paraître, même virtuellement, même oniriquement, souhaitable ? L'égalité pour tous ? C'est la définition théologique de la mort. Quel homme de bonne volonté et de bon sens peut-il désirer un idéal qui le désindividualise ou le tue ? Eh bien, un homme qui veut réellement changer la vie. Un homme qui n’en peut plus de la souffrance sociale qui affame ses frères et tue ses enfants. Un homme qui veut le paradis sur terre et qui s’apercevant qu’il en a fait un enfer a quand même la satisfaction que la roue a tourné. Au moins, tous ceux qui participaient à l’ancien système sont en enfer comme les autres. Le marxisme n’aura pas changé la vie, mais il aura contenté l’instinct de vengeance. Comme Sade disait qu'il ne pardonnerait jamais à l'homme sa piété, Marx ne pardonna jamais à l'homme son individualité. Et s’il n’était pas sûr du point d’aboutissement de sa doctrine, au moins se satisfaisait-il des dégâts qu’elle allait causer. Lorsqu’on parle à un marxiste, on s’aperçoit assez vite qu’il n’est pas si mécontent de la façon dont les choses ont tourné. Pour lui, le goulag, c’est le châtiment nécessaire de ceux qui ne sont pas si mécontents de l’ordre « naturel » et injuste dont ils sont les seuls à profiter. Si la révolution n’a pas donné le paradis, au moins a-t-elle créé un enfer salubre pour tous ceux qui ne voulaient pas de la révolution. Comme tous les enfers, le marxisme est pavé de bonnes intentions.

     

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    [1] Pour ceux qui tiqueraient devant l'expression de "génocide" utilisée pour stigmatiser les crimes du communisme (qui se compte, faut-il le rappeler, en dizaines de millions de morts), précisons que, selon le nouveau Code pénal français, et comme le signifie Stéphane Courtois dans son introduction au Livre noir du communisme la définition de "génocide" ne s'arrête pas simplement à "la destruction totale ou partielle d'un groupe national, ethnique, racial ou religieux", mais continue aussi à celle "d'un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire." Les crimes du communisme, que l'on est d'ailleurs en droit d'appeler "crimes communistes", en tant qu'ils ont porté sur toute une classe sociale, relèvent bien du génocide.

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