Il a été le plus grand diariste de tous les temps. Son Journal est l’une des rares œuvres contemporaines qu’on emmène sur l’île déserte. Une fois qu’on connaît sa prose, on ne la lâche plus, ou plutôt, c’est elle qui ne nous lâche plus. Electrique, régénérante, surhumaine, elle est la potion magique de la littérature française. Et pourtant, on ne peut dire qu’il écrit bien - au sens où Chateaubriand écrit bien. Non, écrire, pour Nabe, c’est foutre. Tout est sexuel chez lui et pas seulement les scènes de sexe. Il a l’art de touiller l’intimité, de mettre noir sur rouge ce que nous n’oserions même pas dire en état d’ivresse. Il restitue la douleur d’une joie ou la joie d’une douleur. Il hystérise la moindre situation ou le moindre sentiment – c’est-à-dire qu’il rend trop présent le réel. Pour lui ou pour ceux qu’il épingle en lui, tout se passe toujours entre l’orgasme et la débâcle – et l’un peut aller de pair avec l’autre, bien sûr. C’est cela qui fascine. Rien ni personne n’échappent à sa plume ravageuse.
Ceux qui ne l’aiment pas le traitent de salaud. Nabe en est un mais pas au sens où ils l’entendent. Un salaud, en écriture, c’est quelqu’un qui tire la merde des choses. Nabe a cette émotivité pénétrante qui transperce la perversité des êtres et la restitue telle quelle. Son texte sur Dutroux, par exemple, où il dit que Sabine et Laetitia sont sorties « belles » de « l’école Dutroux», en horrifiera plus d’un, sauf sans doute Sabine et Laetitia si elles le lisent. Quand on a vécu l’horreur, on ne craint pas son écriture. Quelle dose de vérité pouvons-nous supporter ? Martyrs et stylistes s’entendent mieux qu’on ne le pense. Le génie de Nabe est de rendre la vie insoutenable. Ce n’est pas qu’il soit « fasciste » qu’on lui reproche, c’est d’avoir rendu le fascisme de la vie.
Nabe aime les femmes mais ce sont les hommes qui voudraient lui ressembler. Pour être aussi cultivé et aussi artiste que lui. A la fois Monsieur Teste et Maldoror. C’est qu’on lui doit tant à cet Affranchi. Qui ne s’est pas jeté sur Strindberg, Powys ou Maritain après lui ? Qui n’a pas eu envie de se précipiter à la cinémathèque pour voir les intégrales Fassbinder ou Von Stroheim ? Quant au jazz, je mets ma main au feu que nous nous y sommes tous mis grâce à lui. Nous, les littérateurs trentenaires pour qui Nabe fut un modèle d’homme, c’est-à-dire un surhomme. Un surhomme qui posséda cette surfemme, dont Albert Algoud disait, dans Inch’ Allah qu’elle était « belle, courageuse, humaine, généreuse, psychologue, déconneuse, intelligente et saine. » Qui n’a pas désiré Hélène ?
Ensemble, ils ont eu un enfant. S’est-on rendu compte que si Nabe a arrêté son journal, c’est pour son fils ? Comme Abraham, il allait le sacrifier, mais Dieu a retenu sa plume. On ne raconte pas son enfant – sauf s’il meurt comme Solenn Poivre d’Arvor ou Léopoldine Hugo. Après avoir tué ses parents, sa femme et ses amis (tous ses nabiens qui ne jurent que par leur maître ne se sont-ils jamais mis à la place d’un Albert Algoud ou d’un Marc Dachy, démembrés à vie par le Journal ?), Nabe n’allait quand même pas tuer son fils. Comme quoi, la littérature, c’est vraiment de la mort. Il a préféré castrer ses lecteurs. C’est à Alexandre que nous devons la fin du Journal ainsi que du plus bel accouchement de l’histoire de la littérature. « On n’a pas le droit de ne pas avoir d’enfants, ça casse la chaîne de la Résurrection de la chair » dit-il à la fin de Kamikaze. Bon père, mauvais écrivain, mauvais père, bon écrivain, c’est toujours comme ça.
C’est marrant comme la paternité rend sympathique un homme. Prenez Patrick Besson, c’est quand il parle de ses deux fils qu’il apparaît le plus humain ; c’est après s’être promené tout un après-midi dans le quartier latin avec l’un d’eux qu’il se met à « remercier Dieu, comme un con . »
Dieu, ça l’a rendu con, Nabe. Dieu, je veux dire Allah. Il a beau être devenu catholique dans L’âge du Christ, le Djihad lui convient mieux que les Béatitudes. C’est qu’il faut bien que sa violence trouve un exutoire. Or, entre un journal génial qu’il n’écrira plus (même si Besson dit le contraire) et un roman génial qu’il n’écrira jamais (car cet écrivain viscéral ne sait viscéralement rien raconter et Alain Zanini n’était rien d’autre que son journal mis en ordre), il ne lui reste plus qu’à se jeter à corps perdu dans la fatwa anti-occidental.
C’est très bête, bien sûr. Mais Nabe n’est pas si intelligent que ça. C’est Hélène qui le lui dit dans sa lettre de rupture. Et puis, comme il l’écrit lui-même dans L’âge du Christ, « l’intelligence, c’est trop facile. » Sa force, c’est sa bêtise. Lui qui bande comme un âne, seules les âneries le font bander. Tant pis si le mal de notre société lui sert de prétexte pour épouser le pire d’une autre. Tant pis s’il n’a pas compris que l’Islam représente aujourd’hui ce qu’il y au monde de plus décadent, de plus abrutissant et de plus « moisi » comme dirait son ami Sollers. Quand il va chez Ardisson et qu’il dit de Nima Zamar, ex-agent du Maussad, auteure de Je devais tuer aussi qu’elle est « l’écrivain actuel dont il se sent plus proche que n’importe quel écrivain français », sous le prétexte qu’elle est combattante, il prouve que pour lui le combat importe plus que la cause. Autrement dit, qu’il ne croit en rien – comme tous les fanatiques.
D’autant qu’il a beau dire partout qu’il est prêt à « mourir pour son art », lui ne combat pas. A propos de la guerre en Irak, il engueule les pacifistes de s’être contenté d’avoir manifesté dans leurs capitales et de ne pas être allé à Bagdad comme lui l’a fait, mais il ne suffit pas d’aller à Bagdad pour faire la paix. C’était prendre les armes qu’il fallait, rejoindre ses amis résistants, se faire soldat. Il n’avait qu’à faire son Arno Klarsfeld, auquel il ressemble d’ailleurs, s’engager vraiment. Mais l’action, ça l’ennuie, Nabe, comme tout un chacun. Il se contente d’écrire au nom de Ben Laden et de Mohammed Atta. Ecrire au nom des vermines, son nouveau truc.
Le pire, c’est que ses excès sont ceux du conformisme le plus significatif de l’époque. Les américains, qui sont responsables et coupables de tous les maux de la planète des quatre cent dernières années, n’ont pas volé leur 11 septembre ; le terrorisme n’est que l’arme des faibles contre les forts ; l’Occident est en train de payer pour ce qu’il a fait et ne retrouvera son salut que dans son orientalisation. Des Guignols de l’Info à Charlie-Hebdo, en passant par Michael Moore et Dieudonné, tout le monde pense ça, et c’est pourquoi Nabe passe à Tout le monde en parle. Il pourrait tout aussi bien écrire pour les Guignols avec Bruno Gaccio (qui lui a d’ailleurs rendu hommage sur RTL le 17 novembre dernier) mais plus du tout avec le professeur Choron qui fut l’un de ses maîtres et dont l’anarchie barbare ne s’est jamais compromise avec l’idéologie barbare. Pourquoi Nabe est décevant ? Parce qu’il est devenu un idéologue.
Sauf que tous les autres ne peuvent décemment se reconnaître en lui car lui dit innocemment ceux qu’ils disent plein de culpabilité. Au fond, sa force subversive (puisqu’il faut tout de même le sauver, cette bourrique) réside non dans l’islamisme militant et l’instinct révolutionnaire, mais dans la dénonciation extrêmement perverse de ceux-ci. Perverse car faisant mine de se confondre avec eux. « La façon la plus perfide de nuire à une cause, c’est de la défendre intentionnellement avec de mauvaises raisons. » dit Nietzsche. N’est-ce pas ce qu’il fait ? Ses pamphlets, plein d’excès et de viols du bon sens radicalise tellement les positions des ses collègues qu’il les rend intenables. Ainsi, lorsqu’il dit que les vrais révolutionnaires sont des terroristes, il assène une vérité qui fera mal à tous ceux qui croient que leur pureté suffit pour changer le monde. Très juste aussi, et bien malgré lui, sa comparaison, entre Ben Laden et Che Guevara (faite à Jacques Chancel le 28 novembre sur France Inter) où il rappelle, avec une bonne humeur qui fera frémir tous ceux qui ont encore un portrait du Che dans leur chambre ou sur leur fond d’ordinateur, que celui-ci a fait beaucoup plus de morts que le Ben, mais que si on admire l’un, il faut admirer l’autre. En bon type d’extrême gauche qui s’est fait passer toute sa vie pour un type d’extrême droite, comme il le dit quelque part dans le Journal, Nabe a le génie de se tromper de cause, mais ce faisant, révèle l’ignominie de cette cause et confond tous les malheureux qui s’y étaient attelés. Il est la pointe incorrecte du politiquement correct. Et c’est en ce sens que sa bêtise nous sert. A faire de la symphonie bien pensante une cacophonie mal pensante. A dévoiler l’idéologie assassine des soit-disant humanistes. Sa lueur d’espoir est au bout du compte une lueur de désespoir. Et cela les fous d’espoir risquent de ne pas le lui pardonner.
Nabe pense comme tous ses ennemis mais en pire. Exactement comme dans sa couverture de J’enfonce le clou, il les crucifie par lui, avec lui, et en lui. Son alliance est mortelle pour ceux avec qui il s’allie. Il résume les parcours intellectuels les plus délétères et les plus glauques de l’époque – de l’anarchie au fascisme, du gauchisme à l’islam. Son côté Roger Garaudy. On ne pourra plus jamais se tromper après lui.
C’est cela qui le rend si passionnant et si nécessaire. Vous vous demandez ce que signifie réellement le suicide de l’Occident ? La négation de ses valeurs ? La haine de soi ? Lisez Nabe. C’est le premier des derniers des hommes.
Comment finira-t-il ? Ce Don Quichotte des mauvaises causes qui déçoit les siens et trahit les autres, risque d’être abandonné par tout le monde. En cela réside sa sainteté. Contrairement au salaud qui se prend pour un saint (Ben Laden en est l’exemple type), Nabe est un saint qui se prend pour un salaud. Il se damne pour le salut du monde et en se trompant de monde, encore ! Comme Judas, il doit faire tout seul le sale boulot, pour que la vérité s’accomplisse… même contre lui.
Un jour, je l’ai rencontré et lui ai dit : « bon courage dans votre combat contre tous ceux qui vous haïssent. » C’était idiot. A Nabe, il aurait fallu dire : « bon courage dans votre combat contre tous ceux qui vous aiment » et même « bon courage dans votre combat contre tous ceux que vous aimez. »
(Journal de la culture n°12)
[C'est à la suite de cet article que je me suis retrouvé starifié sur le site de Marc-Edouard Nabe.
Géré par une moujik qui a manifestement tout sacrifié à la cause nabienne et qui publie systématiquement tout ce qui s'écrit dans la presse ou sur la toile sur son héros chéri, ce site est en passe de devenir l'agence de pub de tous ceux qui se sont un jour interrogés sur les aberrations idéologiques du nabot génial et ont osé un mot ou un geste ne relevant pas de l'idolâtrie absolue (cf sa rubrique "rénégats"). Vous voulez qu'on parle de vous sur le Net ? Dites du mal de Nabe, vous aurez quinze pages, vos photos et vous ferez même la couverture !
C'est qu'elle a dû bosser, la nabesse ! Non content d'avoir mis mon "Age de Judas" en ligne, puis ma photo (qu'elle a dû chercher pendant des heures sur le blog de ma soeur), l'exécutrice des hautes oeuvres nabiennes est ensuite revenue à la charge dans un post plus hargneux que jamais (avec ce style vaguement imité de celui de son maître et qui semble la satisfaire) mais qui a l'intérêt de publier un courrier que j'avais envoyé à Nabe lui-même il y a trois ans ! Il s'agissait d'une page de mon propre journal intime où je racontais notre rencontre à l'expo Strindberg au musée d'Orsay, ainsi que ma critique de sa Lueur d'espoir - deux textes dont j'ai en effet repris quelques tournures et formules pour mon "âge de Judas".
Je passe sur le procédé qui consiste à publier des lettres privées sur un blog - après tout, ils se défendent comme ils peuvent, l'écrivain maudit et son Antigone - je regrette simplement qu'ils n'aient pas toujours bien respecté la typographie, comme pour la dédicace de Nabe ou mes esquisses de pastiche. Sans doute étaient-ils pressés de mal faire. Au moins leur suis-je reconnaissant de n'avoir rien censuré de mes lettres (on reconnaît là le sens tout nabien de la transparence) et qui fera qu'on pourra vraiment se faire un avis. Le plus drôle reste évidemment dans le fait d'utiliser à mon encontre les insultes dont j'imaginais que Nabe allait bientôt me couvrir dans son journal et que sa vilaine, en bonne nabalphabète qu'elle est, me ressort en toutes lettres ! "Connard", "obèse blond", "sumo"... me voilà insulté par moi-même !
Tant pis, elle pourra toujours m'imaginer "Kamikaze dans une main, [ma] souris optique sans fil dans l'autre, surfant sur ce site la peur au ventre de s'y retrouver brocardé et humilié", c'est elle qui nous fera désormais penser au Topaze de Marcel Pagnol, ce brave prof gentil et à côté de la plaque, et qui croyant édifier un de ses élèves en le semonçant "aux yeux de ses camarades qui le jugent sévèrement" , ne prévoie ni la satisfaction du cancre à être le centre d'intérêt de la classe, ni l'éclat de rire de la classe, complice avec le mauvais sujet.
Bref, c’est là-bas que ça se passe. En attendant, j'espère, d'autres nouvelles qui ne devraient pas tarder... vu ce que l'on va bientôt lire dans le prochain JDC. Ca va encore bosser chez les nabiens !]
kamikaze - Page 3
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Nabe, l'âge de Judas.