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Pierre Cormary - Page 322

  • Limonov, par Emmanuel Carrère - Parce que c’était lui, parce que c’était moi

     

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    On aime tout chez Emmanuel Carrère, sa mère, sa sœur, son épouse, et lui surtout, ce grand bourgeois qui aime se faire peur avec la vie des autres. Sa propension à décortiquer le destin de personnages hors normes, Jean-Claude Romand il y a quelques années, Edouard Limonov, cette année. Sa capacité à faire d’une biographie historique une autobiographie en creux. Son style qui se moque du style et qui n’en converse que mieux avec vous. Son insolente limpidité qui arrive à débrouiller les fils du conflit serbo-croate comme si c’était une aventure de Tintin en Syldavie. Sa narration impeccable, bourrelle d’ennui, qui nous emporte d’un trait de la première à la dernière page. Son usage malin des références franco-françaises pour rendre compte d’un personnage ou d’une situation que le lecteur ne connaît pas forcément - plaisir culturel et volontairement coupable du name dropping. Ainsi, telle personnalité russe est comparée à Jacques Attali, une autre à François Bayrou, une autre encore à Régis Debray – même Hibernatus, le film avec Louis de Funès et le Nikita de Luc Besson sont cités ! Et quand on ne sait pas en tant qu’écrivain décrire telle ou telle scène, comme raconter une réception à la Flaubert, « sans omettre une petite cuiller ni une source d’éclairage », on en fait l’aveu littéraire : « J’aimerais savoir faire ça, je ne sais pas » , mettant ainsi le lecteur dans un rôle de confident irrésistible. Faiblesse du récit ? Non, force du dire. Outre que prendre à parti le lecteur est toujours un bonheur théâtral pour ce dernier, l’art de Carrère n’est pas de raconter mais de dire. Dire la misère de l’URSS d’après la guerre. Dire la famine. Dire les rats. Dire les enfants sauvages. Dire la peine de mort à douze ans. Dire les histoires : « Histoires de Fritz morts qui hantent les ruines et guettent les imprudents ; histoires de marmites, à la cantine, au fond desquelles on trouve des doigts d’enfants ; histoires de cannibales et de trafic de chair humaine. » Vignettes très fortes qui s’impriment pour longtemps dans la tête du lecteur. Et même quand son héros connaît pour la première fois l’amour, ne pas hésiter à conclure par une phrase marquant l’ironie et la distance : « Voilà : c’était l’histoire de son dépucelage ». En vérité, on lit moins qu’on écoute Carrère. Et qu’à son tour, on a envie de lui parler. C’est que Carrère projette sur Limonov tout ce qu’il n’est pas et que nous projetons sur Carrère tout ce que nous sommes ou que nous avons été. Des gens qui lisent les romans d’Alexandre Dumas dans leur fauteuil, qui écoutent les opéras de Wagner sur leur chaîne laser et qui se font l’intégrale Tarkovski sur leur home vidéo et, pourquoi pas, en fumant quelques joints. Bref, des bobos sybarites, esthètes cultureux, Peter Pan littérateurs, écrivains sans œuvres, que Carrère lui-même a été au début, et pour qui Limonov est forcément un objet de fascination - et Carrère un modèle de fasciné fascinant. Celui-ci l’avoue très vite : « Sa liberté d’allures et son passé aventureux en imposaient aux jeunes bourgeois que nous étions. Limonov était notre barbare, notre voyou. » Comment ne pas être séduit aussi par ce type qu’on dirait sorti des Possédés de Dostoïevski ou des Damnés de  Visconti et qui collectionne les existence extraordinaires ? A l’époque des Bienveillantes de Jonathan Littell, certains critiques avaient reproché à l’auteur d’avoir fait de Maximilien Haue, son héros, un témoin trop parfait de la Seconde Guerre Mondiale, sorte de Nazi globe trotter étant de tous les événements, de tous les camps, de toutes les batailles et de tous les salons, allemands, français, russes, le tout sous arrière-fond porno-mythologique. Que n’auraient-ils dit de Limonov si celui-ci avait été un personnage de fiction ? C’est qu’il a tout fait, tout vécu, tout baisé, ce diable russe, se faisant baiser lui-même par l’Histoire, mais n’étant jamais plus sublime que dans la déchéance ou en prison. Stalinien de carnaval, nazi rock, « dissident new wave », il est le dernier pet du XX ème siècle, pourrait-on dire, moitié Jean Genet moitié Joker, cinquante ans de chaos européen à lui tout seul, et, qui le plus beau, continue son destin baroque de plus belle !

    Fils d’un gendarme de la NKVD, né en 1943 à Dzerjinsk, Edouard Savenko est d’abord ce petit voyou ukrainien qui rêve de gloire et de destruction. Poète maudit sous Brejnev, il est expulsé d’URSS.  Clochard underground à New York, il se découvre une vocation de punk, de pute et de pédé, avant d’endosser les habits d’un valet de chambre pour milliardaire. Idiot international à Paris, « néo stal infernal », comme le qualifie Thierry Ardisson qui l’invite au Palace pour une « interview vérité », il devient la coqueluche de Saint Germain des Prés puis son repoussoir après qu’il se soit révélé le prototype indépassable du  « rouge brun ». Tartarin des Balkans, il côtoie sans complexes Radovan Karadžić et s’amuse, oui, s’amuse, à tirer sur la ville, « mais dans le vide », assure-t-il. De retour en Russie, il fonde le parti le plus dément de ces dernières années, le Nazbol (National Bolchevique), qui tient moins de l’extrémisme tout azimut que d’une certaine contre-culture, scandaleuse à nos yeux d’européens bon teint mais typique du pays de Bakounine et de Raspoutine. Arrêté à la suite d’une très foireuse tentative de coup d’état et alors qu’il se refaisait une santé en plein désert du Kazakhstan, il est condamné à quatorze ans de réclusion et est enfermé dans la prison d’Engels la bien nommée. Libéré en grandes pompes deux ans plus tard (et avec, semble-t-il, quelques regrets, car en prison, au moins, il était un héros), il reprend ses activités d’agitateur. Politicien presque respectable aujourd’hui, farouche opposant au régime, il fait tout pour se présenter contre Poutine en 2012, quoique sa crédibilité ait été entamée (encore que…) après la circulation d’une vidéo sur le net dans laquelle on le voyait, lui et quelques autres politiciens, faire la java avec une prostituée. Son statut d’icône du nihilisme international ne devrait pas en souffrir tant chez lui le grotesque va avec le panache. En vérité, il y a du Don Quichotte chez cet aventurier qui cherche en vain ses galons de salaud lumineux à la Carlos ou à la Bob Denard, mais ne les trouve jamais. Toujours en action, toujours à côté de la plaque. Si un jour, il a tué quelqu’un, c’est par une balle perdue. Dans une des scènes les plus drôles du livre, lors de la crise institutionnelle russe de 1993 et pendant laquelle la Maison Blanche de Moscou fut prise d’assaut par les insurgés, dont notre héros faisait partie, on le voit un moment sortir de celle-ci, rentrer chez lui pour se doucher, se changer, puis prévenir des amis du siège à venir, et manque de pot, ne plus pouvoir y retourner, vu que le siège a déjà commencé et que lui est en retard pour en être – assiégé ! Le voilà obligé de faire le pied de grue derrière les barrages de la police ou pire, de revenir chez lui pour suivre à la télévision les aventures qu’il aurait dû vivre dans le palais ! Limonov, c’est le gars qui rate son Golgotha parce qu’il se torchait la gueule dans le bar d’en face. C’est l’histrion qui rêve d’être le messie révolutionnaire et qui se retrouve dans une situation à la Monty Python, type Vie de Brian.  Comme Hemingway, comme d’autres écrivains en manque de gloire, il veut trop se la jouer héroïque  pour être crédible. Et c’est cela qui gène Carrère chez lui (et qui l’a même fait abandonner son livre pendant un an), non pas tant le criminel de guerre que le Russe a failli être, mais « l’allumé de la guerre » qu’il est assurément, «  le petit garçon qui joue les durs à la Foire du Trône » - ce que Jean Hatzfeld appelle cruellement un mickey.

    Etre un raté, un pékin, c’est la peur de Limonov, mais c’était aussi la peur de Carrère avant de devenir écrivain. Sans ses livres, l’auteur de L’adversaire serait resté toute sa vie le dandy de droite qui « reproduisait les opinions de [sa] famille avec une docilité qui aurait pu servir d’exemple pour illustrer les thèses de Pierre Bourdieu » ; le bourgeois littérateur, trop sceptique pour s’engager, trop frileux pour se dégager de son milieu, qui sait qu’il « ne fait pas le poids » face aux poètes maudits et aux affranchis de l’époque ; l’apprenti parisien qui fait mine de dédaigner les gens et les lieux à la mode parce qu’il est trop timide : « C’est triste à dire, mais je ne suis jamais allé au Palace » ; le velléitaire tourmenté qui n’existe que par les quelques critiques de cinéma qu’il commet ici et là (dans Positif, tout de même…) et qui désespère de ne jamais publier quelque chose de culte ; le beau gosse qui se contente de « baisouiller » et de lire, toujours et encore les livres des autres : « Le talent des autres m’offensait. Les classiques, les grands morts, passe encore, mais les gens à peine plus âgés que moi… » Voie ouverte à l’amertume et à l’impuissance auto alimentée :« Cette énergie, hélas, au lieu de me stimuler, m’enfonçait un peu plus, page après page, dans la dépression et la haine de moi-même. Plus je le lisais, plus je me sentais taillé dans une étoffe terne et médiocre, voué à tenir dans le monde un rôle de figurant, et de figurant amer, envieux, de figurant qui rêve des premiers rôles en sachant  bien qu’il ne les aura jamais parce qu’il manque de charisme, de générosité, de courage, de tout sauf de l’affreuse lucidité des ratés. » Le pire, c’est que Limonov souffre du même supplice : « Ce qu’il voudrait, c’est lire ses vers, lui, et que tout le monde soit sur le cul. » Alors, on se rassure, on s’invente des modèles mythologiques. Pour Edouard, c’est la rencontre avec le capitaine Lévitine qui change sa vie : devant cet intrigant qui travaille moins bien que les besogneux vertueux mais réussit mieux qu’eux, cet amant de la vie qui fait de quiconque un éternel mari, cet élu qui met minables les braves gens, le père honnête et loyal ne vaut plus grand-chose. On fait semblant réprouver officiellement le salaud mais on lui voue une admiration secrète. On s’en fait le disciple discret. Amélie Nothomb ne disait pas autre chose dans Tuer le père : les gens qui nous marquent le plus sont moins ceux qui nous éduquent « pour notre bien » que ceux  qui développent notre volonté de puissance. Nazisme de l’intime. Fascisme de l’élan vital. Pour Limonov, il est très vite devenu clair « qu’il y a deux espèces de gens : ceux qu’on peut battre et ceux qu’on ne peut pas battre, et ceux qu’on ne peut pas battre, ce n’est pas qu’ils sont plus forts ou mieux entraînés, mais qu’ils sont prêts à tuer. » Il faut devenir un homme, un vrai, et pour cela, se mettre à boire (les fameux zapoï, marathons d’ivrognerie sur plusieurs jours), à coucher avec des canons, à fréquenter les pires voyous du canton, mabouls grandioses de tout poil, et quand on n’est toujours pas au niveau, tenter le suicide – au risque de faire un séjour en hôpital psychiatrique (ce qui en Union Soviétique n’est pas rien). La folie comme dissidence. Et c’est là que le fils d’Encausse intervient : « Ecrivant cela, l’idée me vient que moi-même j’ai donné jusqu’à un âge relativement avancé dans le culte romantique de la folie. Cela m’a passé, Dieu merci. L’expérience m’a appris que ce romantisme-là est une connerie… »

    L’expérience, le bon sens, l’anti-romantisme de la « maturité », le Français a besoin de les insérer dans son texte, non pas tant pour moraliser son récit que pour marquer une distanciation entre lui et son personnage et c’est cette distanciation qui paradoxalement, pour ne pas dire malignement, narcissiquement (que d’adverbes, pardon !) lui profite à lui, le metteur en scène plus qu’à l’autre, l’acteur. Quand Carrère dit admirer Limonov, au fond, c’est lui qu’on admire, ses jugements sains, son acuité psychologique, sa rassurante profondeur. S’il affirme ne pas juger son héros, il ne l’enferme pas moins, ce faisant, dans cette mise en suspens du jugement. La souveraineté de l’auteur l’emporte sur le prestige du desperado. En fait, on ne délire jamais avec Limonov, mais on prend plaisir à décortiquer son délire - un peu comme ce que fit Sartre naguère avec Genet. On suit ses aventures de près mais de son fauteuil, sans être avec lui, alors que l’on est tout le temps avec Carrère et bientôt avec sa famille. Sa mère qui l’amène un jour à un congrès d’historiens à Moscou. Ses frère et sœurs qui se moquent tendrement de cette mère intellectuelle et de la première phrase de son premier livre : « chacun sait que le marxisme… » qui devient un sujet de taquinerie à répétition, un « classique » du foyer, parce que non, quand on était enfant, on ne savait pas ce qu’était le marxisme et « tu aurais pu penser à nous ». Ses deux garçons, six et trois ans, dont il raconte, avec une tendresse toute paternelle, le jour où ils ont voulu fugué de la maison, avec un baluchon fait d’un mouchoir noué autour d’un parapluie. Sa mère encore dont les opinions « savantes » sur l’avenir de la Russie, Gorbatchef et les autres, sont comme par hasard les mêmes que celles de Limonov, le fils écrivain opérant une sorte d’union mystérieuse et inavouable entre sa génitrice et son capitaine Lévitine. Le voilà en plein l’art de cet écrivain injustement traité d’ « officiel » par les officieux sans talent : non pas tant mettre les choses en relief qu’établir l’intimité de toutes choses. Révéler les filiations contre-nature entre les choses et les êtres. Celle de l’idéal et de l’extrémisme. Celle du pur et du pire. Mais aussi celle du bourgeois assumé et du salaud assumé, ce qui est presqu’un pléonasme. Pourquoi le complot « rouge brun » a-t-il été au fond beaucoup plus insupportable pour les « rouges » que pour les « bruns » ? Pourquoi Limonov est-il beaucoup plus infréquentable à gauche qu’à droite ? Pourquoi n’y a-t-il des infréquentables que pour la gauche d’ailleurs ? Pourquoi est-ce un auteur classé à droite qui s’intéresse à un histrion d’extrême gauche ? Peut-être parce qu’à droite, on admet plus facilement la dimension fasciste de la vie.

    C’est entendu, ce qui attire « Narcisse » Carrère chez « Goldmund » Limonov, c’est son goût du « struggle of life », son instinct de primitif, son expérience des hommes et des lieux, son sens des situations extrêmes, sa faculté de rebondir, voire de ressusciter, sa dureté surhumaine qui fait qu’il n’a peur de rien, apprend très vite, s’insère partout, s’adapte à tout, se faufile dans les égouts de l’Europe tel le rat des Mémoires d’un rat de Andrzej Zaniewski, et menace de vous écraser, vous, l’intellectuel assis. Et vous, parce que vous ne vous aimez pas, parce que vous vous trouvez médiocre et veule, allez dangereusement être d’accord avec ça. Carrère, qui avait déjà fait la cuisante expérience de l’humiliation via Werner Herzog, autre « surhomme » admiré en son temps et qui s’était moqué de lui lors d’une interview maladroite, a là sa révélation métaphysique. « Il me semble qu’on touche là quelque chose qui est le nerf du fascisme », écrit-il. Oui, en effet, se faire écraser par plus fort que soi et trouver ça normal, parce que c’est dans l’ordre des choses que les forts écrasent les faibles, parce que « c’est la réalité, le monde tel qu’il est », c’est admettre l’essence fasciste de la vie. Nietzsche et les nazis avaient raison : la vraie vie se divise entre aryens et juifs, « belles brutes blondes » et chochottes, ceux qui cassent la gueule et ceux qui se font casser la gueule, comme dans ce camp de concentration, le seul permis par les institutions, les familles et les gens normaux, que nous avons tous connu, et qui s’appelle la cour de récréation. Plus tard, nous comprendrons que l’on peut en sortir, et que la seule alternative au fascisme, c’est le christianisme et son renversement des valeurs, ou le bouddhisme qui dit que « l’homme qui se juge supérieur, inférieur ou même égal à un autre homme ne comprend pas la réalité ». Carrère avoue écrire ce livre pour contribuer à cette sagesse tellement plus subversive que tous les vitalismes du monde. Pour l’heure, ce qui nous fascine chez Limonov, c’est ce vitalisme, cet hybris, cet enculage de la vie par la vie (quelle autre définition du fascisme ?), forcément scandaleux pour les rousseauistes et les saintes nitouches. Et ce qui nous le rend malgré tout sympathique, fréquentable, aimable (en quoi Carrère a réussi son coup), c’est qu’on se rend compte qu’il ne l’a pas été pour de bon, fasciste, qu’il a feint de l’être, peut-être pour plaire à sa mère qui l’a tant été avec lui. Cette mère dure, « imbue de son sang, ennemi de tout attendrissement », qui prenait toujours le parti de son agresseur quand on l’avait tabassé à l’école, et qui un jour fit qu’il crut qu’elle allait le jeter sous un train. « Maman ! Maman chérie ! Ne me jette pas sous les roues ! S’il te plaît, ne me jette pas sous les roues ! »  Une histoire de résilience, ce Limonov.

     

    Cet article est paru dans Le magazine des livres de décembre 2011 et ici une première fois le 30 janvier 2012.

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