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Pierre Cormary - Page 332

  • Flauberie V

    L'ensemble de cette étude a été publiée une première fois au Salon littéraire.

     

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    13 -  L’ANNULATION SENTIMENTALE

     

    L'Education sentimentale est-il un chef-d'oeuvre décevant ? On a l'impression, dit Jean-Pierre Richard, qu'il manque quelque chose à ce livre si riche, si profond et si attachant. Pour dire les choses comme elles sont, il y manque la baise - et son corollaire, la mort. En choisissant de ne jamais se donner l'un à l'autre, Frédéric et Marie ont moins choisi la pudeur et la délicatesse que la frustration et l'atrophie. Au contraire d'Emma, de Salammbô et à leurs manières, de Bouvard et de Pécuchet, le parisien et la bourgeoise ne prennent aucun risque. Pas de sexe, pas de risque, pas de mort, rien qu'une longue agonie tiède qui prend des airs de prévention - et qui rend comique leur dernière entrevue :

    « Frédéric soupçonna Mme Arnoux d'être venue pour s'offrir ; et il était repris par une convoitise plus forte que jamais, furieuse, enragée. Cependant, il sentait quelque chose d'inexprimable, une répulsion, et comme l'effroi d'un inceste. Une autre crainte l'arrêta, celle d'en avoir le dégoût plus tard. D'ailleurs, quel embarras ce serait ! - et tout à la fois par prudence et pour ne pas dégrader son idéal, il tourna les talons et se mit à faire une cigarette.

    Elle le contemplait, tout émerveillée.

    - Comme vous êtes délicat ! Il n'y a que vous ! Il n'y a que vous ! » 

    Oui, quel embarras ce serait de coucher après toute cette histoire de non-coucherie ! Et en effet, « il n’y a que lui » pour ne pas se compliquer la vie -  c’est-à-dire vivre vraiment et allumer une cigarette au lieu de l'allumer, elle.

    Encore une fois, « ce que l'on a eu de meilleur », c'est ce que l'on n'a pas fait, c'est ce que l'on a failli faire - et puis non. 

    On a souvent présenté L’Education comme le roman du non-choix, alors qu’il est plutôt celui du choix de la rétention et de la prudence. Frédéric est cet homme qui se retient non pas tant par pudeur ou respect que par prudence. C'est un timoré qui protège sa passivité (ou son impuissance), comme on protège sa santé. C'est un velléitaire qui ne se laisse pas faire. Une sorte d'Oblomov qui se maîtriserait. A aucun moment, il n’est précipité et ne veut être précipité par les événements (sauf peut-être lors de l'épisode du duel). Non, il reste toujours très ferme dans sa non-action, et cela, dès le début, et intentionnellement. Rappelez-vous la scène quand sa mère lui demande ce qu'il va faire de sa vie à Paris, et qu'il répond « rien » avec un accent quasi rastignacien. A nous deux maintenant, Rien ! Et à la fin, il vit comme un soulagement le fait d'avoir si peu vécu. Il ne tombe pas du tout dans le désespoir. Après être allé jusqu’au bout du rien, c’est comme s’il disait « ouf ! ».

    Tout finit par s'annuler, à commencer par cette éducation qui devait précisément aboutir au contraire. Mais non, c'est bien à une Annulation sentimentale, une Abolition existentielle, une Pétrification des sens et de la vie à quoi l'on a eu affaire.

     

    14 – POLITIQUE

    Comme Emma, Frédéric, Bouvard, Félicité, et Flaubert lui-même à Croisset, on a tous rêvé de cette tour d'ivoire dans laquelle on pourrait s'enfermer à jamais contre le monde mais qui, hélas, n’est jamais assez haute pour empêcher les retombées de merde de la vie réelle. La vie qui déborde toujours sa merde quoiqu'on fasse. L'envie de la prison pour se protéger de la vie (point commun avec Stendhal). S'emprisonner pour tester son être, pour éprouver ses sentiments. « Est-ce là l'amour ? » se demande Emma à tout instant. « Est-ce là la science ? » se demandent Bouvard et Pécuchet dès qu'ils font quelque chose qui les dépasse. Encore une fois, seuls Frédéric et Marie s'en sortent car seuls eux ont eu la foi en l’idéal jusqu'au bout. En ne cherchant jamais à vérifier la réalité morale, sociale, et surtout physique de leur amour, ils n’auront jamais à s'inquiéter de lui - alors que la pauvre Emma, en « vérifiant » si le réel suivait l’idéal et le confirmait, l'aura perdu. La bovarysme, ce n'est pas d'avoir des illusions, c'est ne pas aller au bout de ses illusions. Ce que nous suggère la littérature flaubertienne, c'est qu'il ne faut jamais vérifier sa vie si l’on y tient. Il ne faut jamais tenter le diable - c'est-à-dire le réel. Testez votre foi et tout s'effondre. Non, ce qu'il faut, c'est préserver ses illusions vitales. Sans illusions vitales, on crève dans l'instant. Aimer de loin, c'est déjà énorme. Le salut réside dans l'immobilisme le plus total.

    D'où la haine tenace de Flaubert pour la révolution. Parce que la révolution promet de tout changer. Parce qu’elle est une Candide en action. Parce qu’elle croit que le réel se construit. Pour Gustave, cette volonté de transformer réellement les choses es un péché contre l'esprit, une dénégation de l’humanité et, au final, une mort programmée. Si Emma meurt, c'est bien parce qu'elle a voulu révolutionner sa vie. Et Flaubert, ne l'oublions jamais, se reconnaît en Emma. Mais lui se maîtrise. Comme le dit Richard, il est « intérieurement trop anarchique pour ne pas se vouloir férocement conservateur ». 

    « C'est pourquoi il s'attache à soutenir, tout en les méprisant, les formes les plus mortes de l'immobilisme social et politique ». Il a trop le sens des débordements en lui pour cautionner une minute les débordements collectifs. Il sait ce que c'est la terreur, le chaos, l'informe. Toute sa vie, il a souffert des forces qui se battaient en lui, de l'implosion permanente de son être, de tout ce qu'il avait de fécond en lui et qui menaçait de se stériliser. « L'être se sent pris dans une épaisseur informe, qui réclame pourtant, du plus profond de son chaos, l'apparition, le salut d'une forme. » La forme a besoin d'un corset. La révélation demande d'abord l'engourdissement. Sortir du marécage par la phrase, la virgule, le travail. Serrer le mot pour desserrer les liens. Au risque de retomber dans le vide - le pur chatoiement, l'exercice de style. Le style au risque de pétrification, comme aurait dit Jean Prévost. Le style contre le ruissellement. Encore une fois, le roman apollinien contre la correspondance dionysiaque. Et le pire est que l'on pourrait regretter la première version des romans de Flaubert, celle dans laquelle il se "lâchait". Comme le dit Richard :

    « On peut regretter les pans d'ombre, les explosions poétiques, le gonflement sensuel de la phrase, tout ce qui donnait aux premiers états du texte flaubertien une saveur puissamment fruitée, une splendeur à demi barbare dont les version définitives se privent le plus souvent. »

     

    15 – CORPS GLORIEUX

    Deux sortes d'écriture, donc. Celle de la profondeur débordante mais épistolaire, celle de la surface maîtrisée, corrigée mais romanesque. Celle du gras écoeurant et délicieux, celle de la vitesse qui va jusqu'à la métonymie fétichiste ou l'ellipse vertigineuse. Priapique ici, impuissant là (ou se forçant à l'être). « Flaubert dut apprendre à aimer son impuissance, afin de la transformer en pouvoir ; et il n'est finalement devenu ce qu'il avait voulu être que pour avoir d'abord choisi d'être sauvé dans la totalité de ce qu'il était. » L'épaississement du style, ou plutôt sa concentration extrême, pour sauver la totalité des choses. Faire en sorte que la phrase fermée s'ouvre, que le texte ultra concentré s'égoutte - mais sans jamais s'arrêter. Le texte comme succession infinie de mini-éjaculations.

    Flaubert, c'est quelqu'un qui commence par écrire comme ça (et devant un bas-relief du Parthénon qui représente une poitrine de femme) :

    « L'un de seins est voilé, l'autre découvert. Quel téton, nom de Dieu, quel téton. Il est rond pomme, plein, abondant, détaché de l'autre et pesant dans la main. Il  y a des maternités fécondes et des douceurs d'amour à faire mourir. La pluie et le soleil ont rendu blond ce marbre blanc. C'est d'un ton fauve qui le fait ressembler presque à de la chair. C'est si tranquille et si noble ! On dirait qu'il va se gonfler et que les poumons qu'il y a dessous vont s'enfler et respirer... Comme on se serait roulé là-dessus en pleurant... Un peu plus, j'aurais prié. »

    Et qui finit par écrire comme ça :

    «  L'horreur du froid ou une pudeur, peut-être, la fit d'abord hésiter. Mais elle se rappela les ordres de Schahabarim, elle s'avança ; le python se rabattit et lui posant sur la nuque le milieu de son corps, il laissait pendre sa tête et sa queue, comme un collier rompu dont les deux bouts traînent jusqu'à terre. Salammbô l'entoura autour de ses flancs, sous ses bras, entre ses genoux ; puis le prenant à la mâchoire, elle approcha cette petite gueule triangulaire jusqu'au bord de ses dents, et, en fermant à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons de la lune. La blanche lumière semblait l'envelopper d'un brouillard d'argent, la forme de ses pas humides brillait sur les dalles, des étoiles palpitaient dans la profondeur de l'eau ; il serrait contre elle ses noirs anneaux tigrés de plaques d'or. Salammbô haletait sous ce poids trop lourd, ses reins pliaient, elle se sentait mourir ; et du bout de sa queue il lui battait la cuisse tout doucement ; puis la musique se taisant, il retomba. »

    Pourquoi, tout en l'admirant profondément, regretterons-nous toujours que Flaubert ne se soit pas laisser aller au premier style ? Pourquoi ne pourrons-nous jamais nous empêcher de penser que son style a tué ce qu'il avait de vivant en lui ? Et qu' à un certain moment, le credo de "l'art contre la vie" finit par nous fatiguer ? Aurions-nous vieillis ?

    Cependant.... Cependant, n'est-ce pas parce qu'il y a une telle rétention de vie dans ses textes que nous continuons, inlassablement, à les relire ? Flaubert est, paraît-il, le classique que l'on relit le plus. N'est-ce pas pour cette raison précise d'apparente impuissance, de régulation intégriste, de retenue apocalyptique qui fait que ses romans ne s'épuisent jamais ? Si Flaubert avait écrit Madame Bovary comme il le "sentait", peut-être aurions-nous lu celui-ci (celle-ci ?) qu'une fois ? Peut-être n'y aurait-il pas eu d' Education sentimentale ? Car oui, à ce niveau de compréhension de l'oeuvre, nous en sommes persuadés : il n'aurait pas pu écrire L'Education sans avoir éduqué son style jusqu'à la mort...

    Ecrire, c'est donc aller contre soi, nager à contre-courant, faire de son chaos un ordre et de son informe une forme. Faire de son corps misérable un corps glorieux. Beethoven, aussi, avait beaucoup appris de sa surdité.

    L’important, c’est d’y aller. « Un livre, cela vous crée une famille éternelle dans l'humanité », disait-il.Un livre et le tour est joué. Un livre, même tout petit, et vous pouvez mourir en paix. Un livre et vous aurez plus vécu que cent présidents de la république. Un livre et vous aurez pris le pouvoir.

     

    Illustration : Madame Bovary, BD de Daniel Bardet et Michel Janvier chez Glénat.

     

     

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