"Soit un exemple extrême, L'Enterrement du comte d'Orgaz du Gréco. Une horizontale divise le tableau en deux parties, inférieure et supérieure, terrestre et céleste. Et dans la partie basse, il y a bien une figuration ou narration qui représente l'enterrement du comte, bien que déjà tous les coefficients de déformation des corps, et notamment d'allongement, soient à l'oeuvre. Mais en haut, là où le comte est reçu par le Christ, c'est une libération folle, un total affranchissement : les Figures se dressent et s'allongent, s'affinent sans mesure, hors de toute contrainte. Malgré les apparences, il n'y a plus d'histoire à raconter, les Figures sont délivrées de leur rôle représentatif, elles entrent directement en rapport avec un ordre de sensations célestes. (...) Il ne faut pas dire que "si Dieu n'est pas, tout est permis". C'est juste le contraire. Car avec Dieu, tout est permis. C'est avec Dieu que tout est permis. Non seulement moralement, puisque les violences et les infamies trouvent toujours une sainte justification. Mais esthétiquement, de manière beaucoup plus importante, parce que les Figures divines sont animées d'un libre travail créateur, d'une fantaisie qui permet toute chose."
Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation.
I - Surabondance
Donc, Dieu nous aime, et veut notre bien.
Mais vouloir notre bien ne signifie pas que Dieu va se mêler de nos affaires (Dieu n'est pas une mère juive), pas plus qu'il ne va nous « châtier » si nous tournons mal (Dieu n'est pas un père fouettard). Le fameux proverbe de l'Ancien Testament, « qui aime bien châtie bien », qui a fait le bonheur des éducateurs et des sadiques, n'est en rien l'affaire du dieu des chrétiens - qui n'est ni sadique, ni éducatif, et encore moins « ancien ».
En fait, Dieu n'est là que si nous voulons être aimés par Lui. Dieu n'existe que dans son amour pour nous. Dire « je ne crois pas en Dieu » ne signifie pas : « je ne crois pas qu'un autre monde existe », mais plutôt : « je ne crois pas qu'on m'aime éternellement » - ce qui revient à avouer : « je ne veux pas qu'on m'aime éternellement ». Croire en Dieu, c'est, fondamentalement, vouloir être aimé - et c'est très humain. Ne pas croire en Dieu, c'est vouloir être seul - et c'est très surhumain. A chacun de voir. Le croyant s'en remet au Père. L'incroyant est un orphelin fier de l'être qui se dit suffisamment mature pour ne pas avoir de bouée de sauvetage en cas de naufrage - et qui d'ailleurs emploie l' affreux terme d' « adulte » pour se définir. Lui est un adulte, voyez-vous, par rapport à nous qui sommes encore des enfants, puisque nous, nous avons besoin de Papa Maman, l’âne et le bœuf.
Inutile, pour autant, de rechercher Dieu là où Il n'est pas. Inutile, surtout, de scruter Dieu, de L'expérimenter ou, pire, de Le tenter. Le croyant est celui qui prend Dieu tel qu'Il se donne. Et comme dit Bernanos, Dieu ne se donne qu'à l'amour - et non à la simple connaissance. Dieu n'est pas un objet de curiosité.
De même, qui cherche Dieu parce qu'il a quelque chose à Lui demander ne le trouvera jamais. Car l'on ne demande rien à Dieu, on Lui rend grâce, point barre. LUI-MEME NE NOUS DEMANDE RIEN et se contente d'entrer en nous si nous en avons le désir. Dieu est ouvert à nos appels, non à nos « demandes ». Les demandes, c'est plutôt au diable qu'il faut les adresser.
Toute la foi chrétienne consiste dans le désir que je peux avoir de Dieu. Dieu est dans le désir que j'ai de lui. Son existence est à la mesure de mon désir. Si je désire Dieu très fort, Il existera très fort - et peut-être serai-je alors appelé à Le suivre de manière plus absolue, en entrant dans les ordres par exemple, ou en écrivant ce texte qui est aussi une manifestation de ma pauvre foi. Si je Le désire moyennement, Il existera moyennement. Dieu est à mon service, à ma mesure, oserais-je dire - mais cela dit non dans un esprit sophistique qui affirmerait notre toute puissance sur les choses et le monde, réduisant Dieu à nous, mais au contraire dans un esprit d'humilité où nous reconnaitrions notre faiblesse, notre chute, par rapport à Sa puissance à Lui. Dieu serait alors cet infini qui s'offre à notre finitude, cette démesure qui accepte, par amour pour nous, d'être interpellée par notre mesure toute humaine.
Alors, oui. Dieu, je fais de Lui ce que je veux. Je Lui parle quand je veux. Je L'engueule quand je suis de mauvaise humeur contre Lui (c'est-à-dire quand je m'en veux). Je Le quitte en Lui crachant à la gueule (tout en sachant pertinemment que mon crachat ne L'atteint pas et me retombe toujours dessus - et que c'est encore Lui qui va me tendre le mouchoir pour m'essuyer). Je L'outrage tant que je peux pour me venger de mes incapacités et mes échecs. Je reviens Lui demander pardon, et Lui me pardonne encore et toujours. Car Lui, contrairement à moi, n'a jamais cessé de m'aimer. En fait, Il n'est là que pour ça, m'aimer envers et contre tout, envers et contre moi - à moi d'en tirer les conséquences. Devrais-je me tordre à Ses pieds pour Le supplier de me pardonner ma mauvaise foi, mon ingratitude et mes méchancetés ? Il me sourira sans arrière-pensée, me tendra les bras, et quand je pleurerai dans ceux-ci, Il me dira que je devrais peut-être arrêter mon cirque - qui n'amuse que moi (ou, c'est la même chose, qui ne fait souffrir que moi.)
II - Répugnance
- Oui, enfin, "Dieu ne nous demande rien", "Dieu ne nous demande rien"... A la fin, c'est un peu court. Que faites-vous des commandements ? Des impératifs moraux ? Et même des menaces ? La Bible est remplie d'ordres et de contre-ordres, d'exhortations et de pressions, de supplications et de châtiments terrifiants ? Alors, votre Dieu et Son amour inconditionnel, à d'autres ! A un certain moment, la béatitude indifférente dont vous faites le seul attribut de Dieu ne tient plus devant la tâche morale que Celui-ci vous impose envers et contre tout. La Loi du Père est partout, qu'on se le dise.
- Elle est partout mais elle est pour nous, pas pour Lui. Dieu ne nous demande pas de suivre sa Loi et ses commandements pour Lui mais pour nous. Elle est le "kit de survie" destinée à notre intention, non au Sien. Les dix commandements, c'est le minimum vital.
- Et le Jugement dernier ? Et l'Apocalypse ? Et le credo de Nicée Constantinople dans lequel il est dit que "Jésus reviendra dans la gloire pour JUGER les vivants et les morts" ? A un certain moment, vous ne pouvez plus faire l'impasse sur la dimension morale et sociale de l'Evangile qui montre bien que l'on doit bien quelque chose à Dieu, que la foi n'est pas gratuite mais relève d'un coût. Et que c'est très bien comme ça.
- Oui, oui, les trompettes, le cinquième sceau, je sais tout cela.... Pourtant, Jésus empêche la lapidation de la femme adultère, faisant honte aux lapideurs de leur propre conduite et leur montrant que la loi de Moïse n'est pas tout (son seul succès avec la foule, soit dit en passant). Jésus passe outre les rituels (sans pour autant dire qu'ils sont mauvais en soi) et semble nous dire qu'il n'y a pas que le social dans la vie, c'est-à-dire qu'il n'y a pas que César à qui il faut rendre.... Rendre quoi d'ailleurs ? Des comptes ? A César, certainement. Mais à Dieu, il ne faut rendre que grâce, on l'a dit et on le redira. « Aime et fais ce que tu veux », exhortait ce grand sociopathe de saint Augustin.
- N'empêche qu'il faut pas manger de viande le vendredi... entre autres choses.
- C'est une proposition humaine que certains chrétiens se sont faites à eux-mêmes afin de se rappeler ce qu'ils doivent à Dieu, non un ordre céleste. Dieu n'est pas un diététicien.
- On m'a pas dit ça au catéchisme de mon enfance.
- Vous êtes désormais adulte, on peut vous le dire. Si l'on pouvait faire les choses par amour et non plus par devoir... Voilà en gros le message anti-social du Christ.
- "Adulte" ? Tout à l'heure, vous disiez que c'était un gros mot.
- Ne mélangez pas les registres.
- Les vôtres, pas les miens.
- Croire en Dieu, c'est se laisser aimer par Lui. Voilà ce qu'il faut comprendre, le reste est littérature.
- M'ouais, facile.
- Ca semble facile, mais c'est la chose la plus difficile du monde. Qui, parmi nous, croit, pour de bon, mériter inconditionnellement l'amour de Dieu ? Qui prend au sérieux la surabondance divine ? Personne ? Pauvres pommes que nous sommes ! Dieu s'est fait crucifier pour nous, et nous ne sommes toujours pas convaincus ! Et même quand nous le sommes, nous retombons toujours.
- Et lorsque Dieu nous met à l'épreuve ? Lorsqu'Il nous retire un être cher ? Lorsqu'Il nous crucifie à Son tour ? On dit amen et Dieu est grand ? Foutaises ! Dans ton cul, l'amour de Dieu ! Et moi, je comprends cette femme qui a perdu son enfant et qui veut recrucifier le Christ dans le Journal du curé de campagne de Bernanos :
« S’il existait quelque part, en ce monde ou dans l’autre, un lieu où Dieu ne soit pas – dussé-je y souffrir mille morts, à chaque seconde éternellement – j’y emporterai mon… (elle n’osa pas prononcer le nom du petit mort) et je dirais à Dieu : « satisfais-toi ! écrase-nous ! ».
Voilà, écrase-nous, repais-toi de nos douleurs terrestres. Et après, envoie-nous brûler en enfer pour la belle raison qu'on s'est révolté contre Toi parce que tu nous a pris notre fils ! C'est ton truc, ça, hein, le Vieux ? Nous torturer temporellement dans ce monde, voir comment nous réagissons, et si nous réagissons mal, nous torturer éternellement dans l'autre monde. Nous éprouver et nous punir, c'est ça, ta bonne nouvelle, hein ? Ton sale évangile ! Surabondance de cruautés, oui Réponds à ça, curé !
- Il répond et de sublime manière : « Madame, si notre Dieu était celui des païens ou des philosophes (pour moi, c’est la même chose) il pourrait bien se réfugier au plus haut des cieux, notre misère l’en précipiterait. Mais vous savez que le nôtre est venu au-devant. Vous pourriez lui montrer le poing, lui cracher au visage, le fouetter de verges et finalement le clouer sur une croix, qu’importe ? Cela est déjà fait, ma fille… ».
Eh oui, cela est déjà déjà fait, pauvre de toi qui arrives après la bataille ! (et c'est à moi que je parle, on l'aura compris, moi qui n'ai perdu personne, qui n'ai souffert jusqu'ici que de broutilles, bobos de bobo, petites crises existentielles de rentier ingrat, sous- souffreteux de merde). L'amour que Dieu nous donne... nous a déjà été donné même si tu ne t'en es pas rendu compte parce que tu es un pécheur niais, un miséreux nombriliste, un orgueilleux lamentable qui ne veut pas voir que le Christ te suit comme son ombre et qu'il suffirait de baisser un peu ta mauvaise tête pour la voir un jour, cette ombre. C'est ce paradoxe suffocant qu'il te faut comprendre, ducon. Dieu est toujours avec toi même quand toi tu n'es jamais avec Lui. Dans ta haine pour Dieu, tu ne veux pas voir que tu fais encore partie de Son amour. Du reste, entre nous, là, ta "haine", c'est de l'affectation pure et simple, non ? Rien qu'un fake d'enfant gâté dans on romantisme ? Avoue.
- Je l'avoue maintenant, disons. Depuis ma reconversion, 1996, je suis presque net.
- Presque net, dis-tu ? Qu'est-ce qui te travaille encore, dis-moi, Cormary ? L'enfer ? Je suis sûr que les lâches comme toi ont du mal avec l'enfer, "La géhenne du feu" ? Que les méchants soient punis, t'aime pas ça, pas vrai ? Pour toi, nous irons tous au paradis, n'est-ce pas ? Compassion déplacée. Charité perverse. Miséricorde dégénérée. C'est ça, ta petite espérance de chrétien post-moderne sans couilles ? Je suis sûr que c'est ça, rien qu'à voir ta gueule, ton ventre, ta vie.
- C'est vrai. L'enfer m'a toujours terrifié. Encore aujourd'hui, je n'arrive pas à m'y résoudre complètement. Mon côté hugolien sûrement. Fin de Satan et tout et tout. Et comme André Frossard, je préfère me dire que si l'enfer existe, il n'y a personne dedans. Parce que s'il y avait quelqu'un en enfer, cela voudrait dire que la haine d'un homme a été plus forte que l'amour de Dieu.
- Alors pour toi, Hitler, Staline, ceux qui posent des bombes ou qui violent des enfants, au paradis aussi ? Un peu de purgatoire à la limite ?
- J'ai beaucoup réfléchi là-dessus.
- Ben voyons ! Réfléchir... Quand on n'a pas de coeur, on réfléchit. Et qu'est-ce qu'ont donné tes réflexions, on peut savoir ? On est dans la matrix et le mal est aussi imaginaire que ta vie sexuelle ? Explique, qu'on rigole.
- Dieu n'a jamais envoyé quelqu'un en enfer. Si cela était, Il serait un bourreau - et le dieu bourreau est la suprême des idoles catholiques.
- Pas faux.
- La plus persistante aussi, peut-être parce qu'elle correspond le mieux à la dimension sadomasochiste de notre humanité. Or, il n'y a personne de moins SM que Dieu. C'est nous qui adorons punir, ou qui adorons l'être. Et c'est le diable qui nous persuade que le feu éternel est une invention divine.
- Oui, bon. Pas faux, mais pas suffisant.
- Leibniz et Deleuze ont tout dit là-dessus : le damné n'est pas celui qui regrette amèrement ce qu'il a fait et qui supplie, du fond de son chaudron rempli d'huile bouillante, que Dieu lui pardonne. D’abord, vous imaginez sérieusement un Dieu d'amour qui répondrait à celui-ci quelque chose comme : « Non, je ne te pardonne pas, ducon, tu n'avais qu'à réfléchir avant ! Maintenant, c'est bien fait pour ta gueule ! » ??? La revoilà, l'image insoutenable du dieu bourreau, tant prisée, hélas, par les ouailles. Non, le damné est celui qui continue de haïr Dieu dans son chaudron. Le damné est celui qui préfère souffrir mille morts plutôt que d'être pardonné, donc aimé, par Dieu. Si l'on brûle en enfer, l'on brûle, donc, non par la volonté de Dieu, mais contre la volonté de Dieu. Et d'ailleurs, l'on jubile de brûler. Le damné a l'air de souffrir atrocement, mais en réalité... il rigole. Dans son feu, il peut maudire Dieu tout à son aise. Le damné, dit Leibniz, est celui qui se damne à tout instant et pour l'éternité. L'enfer est le lieu de la jouissance de la haine de Dieu. Et c'est pourquoi l'on n'en sort jamais. Car la haine de Dieu, tout comme son amour, est une puissante raison de persévérer dans l'âtre - l'être.
- Explication philosophique valable. Et pourtant, il y a encore une difficulté que tu ne nous as pas encore dite et que je pressens en toi. Car tout de même, ces pauvres damnés qui ne cessent de se damner eux-mêmes à tout moment, ça ne te dégoûte pas un peu à la fin ? Alors, comme ça, au nom de la liberté, Dieu laisserait les gens se perdre jusqu'à la fin des temps ? Drôle de meilleur des mondes, tu ne trouves pas ?
- Si vous-même commencez à douter, on ne va pas s'en sortir.
- Parce que les proches des damnés, comment ils font ? Comment pourras-tu chanter dans la rose céleste si tu sais que ta mère crame en enfer - si tu l'entends hurler de douleur de ton nuage ? Comment pourras-tu être bienheureux en haut pendant qu'il y a des malheureux en bas ? Car, masochistes ou non, méchants ou non, les damnés sont bien à plaindre, tu ne penses pas ? Et dans ce cas-là, mieux aurait fallu que rien n'existe, ni paradis, ni enfer, ni humanité, ni dieu, ni amour, ni rien. Hein ? Comment te débrouilles-tu avec ça ?
- C'est une aporie en effet.
- Ce n'est pas une réponse.
- Je ne peux pas répondre.
- Tu te défiles ?
- Non, je parie.
- Tu paries, voyez-vous ça ? La chochotte parie, au lieu de dire franchement ce qu'il pense, à savoir que le néant vaut mieux que l'être. Au moins, on ne souffre pas dans le néant.
- C'est vrai. Mais en moi quelque chose ne s'y résout pas non plus.
- Hé hé, tu ne te résous ni à l'être ni au néant, mon poussin ? Qu'est-ce qu'on va faire alors ?
- On parlait de mesure et de limite. C'est ma mesure et ma limite. Et à tout prendre, je prends l'être même si en effet ça me fait trembler et que je ne suis capable que d'être fonctionnaire.
- Fonctionnaire de l'être, ha ha ! Pourquoi pas syndiqué non plus ?
- Pourquoi pas en effet ?
- Tu raisonnes comme le jeune homme riche. Il veut bien croire mais il ne veut rien donner, ni de sa fortune, ni surtout de sa personne. Il se dit croyant mais il va à la piscine. Et ensuite au cinéma. Le reste du temps, il se cultive, flâne et fait semblant de plaindre les mères en deuil via le dernier bouquin qu'il a lu. Planqué.
- A chacun son don de l'Esprit, dit Saint Paul.
- Oh, il cite Saint Paul, le pauvre chéri. Tout à l'heure, c'était Bernanos, Leibniz et Deleuze (Deleuze dans dans une conversation théologique ! Pourquoi pas Soral à propos du Talmud ?). Bientôt, il va nous sortir Claudel et Péguy, en écoutant Bach et Messian. C'est sa foi, du name dropping. Putain. Pauvre de nous. Au lieu de citer les autres, dis-moi donc ce que tu as fait de chrétien aujourd'hui ?
- Et vous, qu'avez-vous fait que je prenne exemple... ?
- Ca t'arrange de te cacher derrière les autres ?
- Je voudrais comprendre.
- Tu voudrais fuir, oui. Mais je ne te lâcherai pas. Jamais. Quitte à ce que tu en crèves de rage impuissante.
- Merci de l'aveu.
- C'est ça, accuse-moi. Je te montre ce qu'il y a de pourri en toi et tu me réponds que cela vient de moi. La bonne blague.
- Cette conversation commence à m'ennuyer.
- Parce que je t'ai mis au pied du mur ?
- Parce que vous forcez ma foi.
- Oui, je la force pour voir si elle ne part pas en vrille, si elle est assez forte pour supporter le démon, si elle n'est pas un petit arrangement avec soi-même. Et je me rends compte qu'elle s'écroule dès qu'on la malmène.
- Assez !
- Si tu disais franchement "oui, je crois en Dieu, en l'enfer et à la punition éternelle des méchants", tout rentrerait dans l'ordre, mais tu répugnes à le faire, pourquoi ?
- Peut-être parce que je veux protéger quelqu'un, qui sait ? Vous ne savez pas ce que c'est vous que d'avoir l'ennemi dans son coeur.
- Sauver quelqu'un !! La belle âme que voilà ! Le pitre, oui. Le sans couilles, le tartuffe.
- Pourquoi vous acharnez-vous à souffler sur mon néant ?
- Pour prouver ta couardise, ton incohérence, ton illogisme.
- Vous êtes donc logicien....?
- Petit malin, va.
- Vous êtes donc le diable ?
- Dans tous les cas, tu n'as pas répondu à la question.
(Il y aura toujours du néant en moi mais demain peut-être moins qu'aujourd'hui. C'est là mon espérance : diminuer mon néant. Et si je suis incapable de dire oui à tout, je m'efforce d'élargir ce oui. C'est la ma foi. La récompense de la foi, c'est encore plus de foi. La récompense de l'amour, c'est encore plus d'amour.
(Mais ne plus lui répondre, ne plus discuter avec LUI.)
II - Semence
La vie humaine, comme on a trop tendance à l'oublier, est hétérosexuelle. « Homme et femme il les créa », dit la Genèse (1, 27) qui a toujours raison sur tout. Dieu qui fait l'homme à son image le fait du coup homme et femme, et dans un esprit fort joyeux. Pour autant, et comme le remarque aussitôt Rémi Brague, et cela fera très plaisir à nos amis gay, cette division sexuelle comme fait positif ne va nullement de soi. Dans l'Antiquité, notamment à travers le mythe d'Aristophane, elle apparaît comme la marque d'un destin négatif, une condamnation par les dieux à être coupé en deux, donc, à se retrouver pour l'éternité dans un état de manque permanent. « Hermaphrodites, il les coupa en deux », aurait-on pu lire dans une « Genèse » païenne. D'ailleurs, dans le mythe, les hommes ne sont pas « créés » par les dieux mais par la nature qui crée les uns et les autres. Voilà déjà une différence de taille : dans le mythe, les dieux se foutent des hommes (quand ils ne leur cherche pas des misères) ; dans le judéo-christianisme, Dieu est avec et pour les hommes (et pour les femmes, évidemment).
Avec le judaïsme naissant, le manque revient à l'honneur et devient un "plus" de l’existence, sinon un cadeau divin - un peu comme la circoncision qui, loin d'être une mutilation (comme c'est le cas de l'excision chez les femmes africaines), est une marque d'élection. La division sexuelle est donc ce qui pousse hommes et femmes à se chercher et à agir de concert - en plus de se donner du bonheur. La division sexuelle - bénédiction pour l'humanité, s'il en est.
Dieu qui crée deux sexes n'en est pas pour autant bisexué - et s'il est parfois comparé à une mère qui console ses enfants (Isaïe, 66, 13), il n'en reste pas moins défini par sa dimension paternelle. Paternelle et non pas virile - attention, paradoxe !
Dieu ensemence, mais ne baise pas - c'est ce qu'il faut accepter de ne pas comprendre. Contrairement à Zeus et à tous les dieux de l'époque, YHWH n'a pas d'épouse. Du moins pour les rabbins et l'élite d'Israël. Car pour le peuple, qui, comme d'habitude, ne peut penser les choses que selon le sexe ou le sang, YHWH a bien une femme - une sorte d'Héra chrétienne qui, dixit les papyrus découverts en Haute-Egypte et datant du cinquième siècle avant Jésus-Christ, répondrait au doux nom d'Anath Bhetel.
Quoiqu'il en soit, Dieu est père mais n'est pas mâle. Aucun mâle au monde ne peut donc sérieusement se prendre pour un dieu - et, à fortiori, s'autoproclamer sexe fort. La supériorité de l'homme sur la femme est le fait d'une dégénérescence sociale et historique que le Nouveau Testament a, du reste, essayé de contrer. Et c'est même saint Paul, ce soi-disant phallocrate, qui sera l'auteur du verset le plus égalitaire et le plus érotique de tous les temps : « l'homme appartiendra à la femme, la femme appartiendra à l'homme ». Mais qui, de nos jours, se soucie de l'homme et de la femme ?
III - Silence
Désenchantement du monde. Fuite des dieux. Et silence du Père. Est-ce parce qu’Il nous a abandonnés à notre triste sort ? Jamais de la vie ! Dieu est toujours là, à notre disposition. Sauf qu’Il nous a tout dit et tout donné. Il est même venu sur terre pour prendre sur ses épaules tous nos péchés. Il nous prévoit tous au paradis. En attendant, c'est à nous de parler, d'agir, de continuer la Création par nos propres moyens. Hélas ! Dieu nous a laissé la parole, mais nous ne l'avons l'a prise que pour nous plaindre de son silence.
Saint Jean de la Croix l'avait déjà constaté : le temps de la surabondance est derrière nous. Dieu ne vient plus nous consulter comme Il venait consulter Moïse (et le cas échéant, se faire engueuler par lui). La loi a cédé la place à la grâce, mais cette grâce paraît avare, tristounette, hasardeuse. Le monde sans Dieu, ou avec ce Dieu silencieux et caché, paraît gris. On finit par regretter les coups de sang de ce Dernier. Au moins quand Il nous foutait sur la gueule (déluge, destruction de Sodome et Gomorrhe, quarante ans dans le désert), Il prouvait qu'il était là. Il nous en cuisait, mais au moins nous étions pris en charge. Avec - ou après - l'avènement du Chris-roi, nous avons déjà commencé cette fameuse « sortie de la religion » conceptualisée par Marcel Gauchet. La nuit nous appartient et ça nous angoisse...
Au moins, dans l'islam, Allah veille au grain. Quelques obligations séculaires qui prennent en charge toutes nos angoisses (et qui ne sont pas de simples conseils comme dans le christianisme mais de véritables impératifs catégoriques, diététiques et vestimentaires), et c'est la sécurité physique et métaphysique à vie. Surtout, on n'a plus à penser. Allah pense pour nous. Allah nous empêche de douter. Allah fait de nous des hommes. Comment voulez-vous faire des hommes avec ce Jésus qui a lui-même douté de Lui ? Et puis, cette croix, cette croix ! On n'en peut plus de ce Dieu crucifié, torturé, abandonné par Son père ! Et puis, comme Il est compliqué, ce Dieu qui est père en même temps qu'il est fils, Saint Esprit, Vierge Marie - on s'y perd à la fin ! Sans compter ce pauvre Joseph, type même du cocu impuissant. Au moins, pas de « père manquant, fils manqué » dans l'islam. D'ailleurs, Allah n'est pas paternel (personne ne l'appelle "père"), mais il est viril, Lui. Pas étonnant que tant d'ex-chrétiens se convertissent à l'islam. Là-bas, on est intégré tout de suite à une communauté, on nous apprend les cinq prières par jour, on nous nous fait faire le ramadan, on nous oblige à l'aumône obligatoire, on nous marie si on n'est pas marié, on nous promet mille vierges au paradis (et gare à celles qui mentent là-dessus), on nous rend notre force d'âme, et pour les plus décidés, on nous donne une bon fusil et roulez jeunesse ! Aux orties les névroses existentielles ! Reconnaissons que cela donne plus envie que les abîmes pascaliens ou que le désespoir kierkegaardien... Allah Ouakbar !
Donc, Dieu se tait et nous nous lamentons sur son silence. En vérité, nous sommes des ânes. Et encore les ânes ont des oreilles. Les ânes écoutent, et nous nous bouchons les oreilles.
Car si tout est dit, tout n'est pas compris. Si tout est donné, tout n'est pas manifesté. Mieux - si tout est donné, tout n'est pas encore désiré. Le temps de la surabondance est terminé mais le temps qu'il nous faudra pour amortir cette surabondance est à peine commencé. C'est qu'il y a beaucoup plus dans ce qui est donné que dans ce qui est désiré. Renversement platonicien : ce n'est plus le désir qui transcende le don (et qui du coup se retrouve toujours insatisfait devant lui), c'est le don qui transcende le désir (et qui du coup dépasse largement la capacité de ce dernier à le recevoir). Comme le dit Brague, dans le monde chrétien, « le désir laisse à désirer ». On croyait que l'on mourrait de faim, et en fait, Jésus a tellement multiplié les pains et les poissons qu'il y en a trop et qu'on ne sait plus quoi en faire.