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Pierre Cormary - Page 333

  • Flauberie IV

    Lola Montez in London. Aged thirty (Engraved by Auguste Hüssner).jpg

     

    10 - THEORIE DU GANT

    Comme dans un film burlesque, les objets s’interposent souvent entre les héros. Paravents, éventails, abat-jour, cloison, teinture. A chacune de ses apparitions, ou presque, Madame Arnoux est toujours cachée par quelque chose comme dans un rêve - le rêve de Frédéric.  Mais ces caches ne sont pas, pour ce dernier, si tragiques du moment qu'il peut cristalliser sur un détail, un pli de robe, un parfum, un chapeau, et un pied - « la vue de votre pied me trouble ». A la pudeur de Marie répond le fétichisme de Frédéric.

    Emma, elle, aime les cravaches. Non pas qu'elle l'avoue un instant ou même le pense, mais le romancier le pense pour elle. C’est autour d’une cravache qu’a lieu la premier (et dernier) émoi érotique entre elle et son futur mari. Et c’est bien une cravache (« à pommeau de vermeil ») qu’elle offrira plus tard à son amant Rodolphe. Les désirs circulent.

    Mieux que la chair, la cravache. Mais mieux que la cravache, le gant. La main gantée (qui peut tenir la cravache, bien sûr).

    « Théorie du gant : c'est qu'il idéalise la main en la privant de sa couleur, comme le fait la poudre de riz pour le visage. Il la rend inexpressive mais typique. La forme seule est conservée, et plus accusée (...) Le gant veut faire échapper à la mollesse de l'anonyme par la rigidité du typique. Mais cette forme typique conserve un pouvoir d'expression d'autant plus dangereux qu'il est devenu indirect : derrière l'écran du gant, on devine quelque chose qui n'est ni la dureté morte du marbre ni la mollesse vivante de la chair. Cette nature autre, à demi pierre, à demi femme, reste animée d'une vie mystérieuse qui la rend infiniment troublante ; c'est comme si la forme recélait en elle un principe caché qui dirigerait ses mouvements. »

    Et sans vouloir faire le troublé outre mesure, là, on est bien chez Masoch.

     

    11 – GUEULE D’ATMOSPHERE

    Seul l’instant suffit - et c'est bien là le problème. Frédéric a perdu sa vie dans l'insignifiance mais n'en semble pas tellement déconfit. Sa rencontre avec madame Arnoux contente son bonheur d'impuissant. Celle-est « apparue » et ça s'est arrêté là. En un instant, son être a été en possession totale de sa vérité. Avant même de lui parler, son histoire avec elle était consommée. C'est que l'univers de Frédéric s'est faite autour d’elle pour l'éternité. Marie est devenue la métaphore et l'allégorie de toutes choses. Dès lors, à quoi bon l'aimer pour de bon ? Le concret, c'est pour les ploucs comme Emma. Alors que pour les grandes âmes velléitaires, l’idée de l'amour constitue tout l'amour. « Quelque chose d'elle circulait encore autour de lui ; la caresse de sa présence durait encore.... » En un mot, et au grand dam d’Arletty dans Hôtel du Nord, le film de Marcel Carné, la femme que l’on aime a bien une gueule d’atmosphère. Frédéric vit dans « l'atmosphère de Marie », que demander de plus ? D'où les multiples occurrences à tout ce qui est vapeur, fumée, parfum, transpiration, exhalaison. Sans oublier la réverbération - phénomène idéal pour ceux à qui l'idée et l'instant suffisent.

    « La figure de cette femme lui semblait envoyer de loin sur sa vie présente une réverbération, comme ces soleils couchants qui allongent au ras du sol jusqu'à vous leurs ondoiements lumineux, tout pleins de magnificence et de mélancolie. »

    La femme réverbère, et pis c’est tout.  

     

    12 – BOVARYSME

    Comme Don Quichotte a échoué dans la chevalerie, Emma a échoué dans le bovarysme. Et non pas parce que ces deux-là ont trop cru en leurs rêves, mais parce qu'ils ont trop cru en la réalité. Ils ont cru que la réalité pouvait accomplir leur rêve, ont voulu le vérifier et se sont cassés les dents. Frédéric et Marie, au contraire, se sont contentés du rêve, de l’idéal, du « littéraire » et ont communié beaucoup plus que les premiers. Ils ont pris l’inaccessible à la lettre en se gardant bien d’y accéder. Fuir la vraie vie les a sauvés de la souffrance et de la mort. C'est là le « tragique » de L'Education sentimentale, un tragique sans dégâts, un tragique qui s’arrange avec les choses, un tragique qui, surtout,  n'est pas du tout vécu comme tel par les amants. C'est en somme pour avoir cru à la littérature, c'est à-dire à l'irréel, que Marie et Frédéric sont devenus des héros de roman : authentiques par leur obstination à maintenir l'inauthentique, vivants et magnifiquement réels dans la mesure où, comme leur créateur, ils ont réussi à refuser la vie – et donc à s’en sortir. Les vrais bovarystes, ce sont eux. Emma, elle, a voulu faire coïncider le réel et la littérature et en est morte. L’imagination ne lui suffisait pas. 

     

    A SUIVRE

     

    llustration : Lola Montez in London. Aged thirty (Engraved by Auguste Hüssner)

     

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