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flandres

  • Flandres de Bruno Dumont - L'abjection et le pardon

     
    A l'occasion de la sortie en Blue Ray de l'intégrale Dumont
    et du P'tit Quinquin, en plus du fil Dumont sur mon mur,
    revoici ce texte commis en 2006.
     
     

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    Bruno Dumont est un cinéaste si ombrageux que même si on aime passionnément son oeuvre et qu’on écrit tout le bien qu’on en pense, ce n’est pas sûr que lui apprécie. On craindrait qu’il nous appelle et nous engueule en disant : « je vous interdis d’aimer mon film de cette façon aussi dégueulasse ! », ou bien : « si vous aimez aussi passionnément mon film, c’est que vous n’y avez rien compris ! »

    Nous ne lui dirons donc pas que nous avons trouvé Flandres magnifique, émouvant, inoubliable. Une splendeur sensorielle d'abord, sensualiste même, et qui contredit entièrement la thèse d'un cinéma simplement clinique, sec et austère. Voyez le panoramique sur la campagne bleu vert au début du film et que traverse l’homme ; voyez le plan de la savane jaune or éblouissant ; admirez les montagnes « cézaniennes » que les soldats, eux, semblent ne pas voir - à la guerre, on ne contemple pas le paysage, il est vrai. Ecoutez le son des arbres, des feuilles et du vent, ou le bruit de la gadoue, ou les brindilles qui craquent – et qui couvrent la parole des hommes. Ceux-là souffrent mais n’en savent rien.

    C'est que pour Bruno Dumont, le paradis est le décor de l'enfer. La beauté de la création va de pair avec sa cruauté, la flamboyance éblouit autant qu'elle brûle. Il y a là quelque chose qui rappellerait le cinéma de Terence Malick quoique dans un sens beaucoup moins humaniste : la nature est belle mais l’Homme de Dumont est trop pataud pour en jouir (contrairement à celui de Malick, contemplatif, animiste, et qui trouve en elle de quoi se ressourcer). Barbares sans doute, mais sauvages en aucun cas, les êtres de Dumont ne savent pas communier avec ce qui les entoure. Leur seul désir est de retourner à la terre. Pendant les « scènes d’amour » qui, dans le cas de Dumont, sont plutôt des scènes « d’accouplement », la face de l’homme est toujours contre terre, alors que celle de la femme est tournée vers le ciel. Plus tard, on verra celle-ci se dresser sur la pointe des pieds, tout le corps tendu vers le ciel, le visage implorant, comme si elle voulait s'élever, ou comme si elle attendait qu’un ange passe et l’enlève. Certes, la caméra filme la fille plutôt que le ciel, et semble dire qu’elle a beau le scruter, rien n’en viendra jamais - que la grâce n’est pas de ce monde. Mais si, elle l’est, puisque la fille la cherche. Le désir de prière est déjà une prière, disait Bernanos. Et Barbe est une jeune fille qui est liée aux choses invisibles (et dans un sens que n’aurait pas dénié un Night Shyamalan). C’est pour cette raison qu’elle deviendra folle un moment, mais n’allons pas trop vite.

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    En attendant, la guerre. Sa férocité absurde. Sa mise à mort de l’innocence. Comme dans le Full Métal Jacket de Kubrick, la référence évidente de Flandres (présente dès l’affiche avec sa figure de casque), ce sont des enfants « sniper » qui déciment la petite troupe et qui seront vaincus à leur tour. Sauf que Demester n’a pas le geste d’humanité du « Joker » de Kubrick et ne tue pas le gamin pour abréger ses souffrances. Ce que montre Dumont (et qui n’est pas tant montré que ça dans les films de guerre) est que les comportements indignes ou les décisions injustes sont pleinement des actes de guerre – et non des dommages collatéraux ou des erreurs stratégiques qu’on essaye ensuite d’expliquer devant les caméras de l’ONU. Quand on fait la guerre, on laisse crever l’ennemi dans sa douleur, on se bagarre avec son voisin de chambrée (surtout s’il est d’origine africaine) pour « entraîner » son agressivité, on viole les femmes du camp ennemi - et quand la femme retrouve les violeurs, elle choisit de faire castrer le seul qui ne l'a pas touché. Car il s’agit moins de se venger personnellement que d’atteindre l’ennemi dans ce qu’il croit encore avoir de plus précieux, sa belle âme.

    Pour autant, et ce n’est pas le moindre des paradoxes de Flandres, si la guerre est le lieu de la violence, elle est aussi celui de la survie et par l)-même de la prise de conscience des choses. On sait quand on a mal, quand on fait mal ou quand on a trahi - en l'occurrence abandonner son copain blessé sur le chemin et le condamner à une mort certaine (et qui pour le coup n’est pas un acte de guerre, mais une occasion de se débarrasser d’un rival amoureux). Rentré chez lui, on verra Demester pleurer de honte et avouer qu’il est un « salaud » - comme si la guerre avait eu quelque chose de « civilisateur » pour lui, comme si elle l’avait obligé à reconnaître ce qu’il avait fait et par conséquent à lui faire comprendre ce qu’il était. Pour un personnage qui semblait a priori, et comme c’est toujours le cas chez Dumont, dénué de toute intériorité, le progrès moral est immense. Dans ses précédents films, la violence naissait du néant pour y retourner, inconséquente et irrécupérable, extérieure même à ceux qui en étaient les auteurs. Qu’on se rappelle le Freddy et ses copains de La vie de Jésus incapables de comprendre qu’ils s’étaient rendu coupable d’un viol. Demester lui a changé, c’est la bonne nouvelle de ce quatrième film de Bruno Dumont – le plus grand cinéaste français actuel.

     

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    Le cinéma comme croyance

    Plus que dans la partie « guerre », c'est dans la partie « Flandres » (nous allions dire « France ») que nous sommes le plus inquiétés. Ici, le spectateur retrouve le chaos, le néant, l'incommunicabilité chers à l’auteur de Twentynine palms, et une folie qui menace cette fois l'héroïne. C'est que « les indemnes aussi en chient », comme aurait dit le Nabe du Régal. Faire un parallèle (et sans tomber dans la « dialectique ») entre les horreurs de la guerre (soit le monde comme il ne va pas) et la douleur de la vie (soit le monde comme il va) est narrativement audacieux et intellectuellement risqué. Jusqu'où le télérameux pourra-t-il suivre Dumont ?

    D'autant que la vie dans les films de Dumont ne se réduit pas à l’immanence pure. Arrive toujours le moment où quelque chose d’inattendu se passe à l’écran – l’évasion improbable de Freddy à la fin de La vie de Jésus ou l’instant de lévitation de Pharaon dans L’humanité. Sauf que l’inattendu dans Flandres n’a pas besoin d’être spectaculaire. Lorsqu’à l’hôpital psychiatrique, Barbe fait sa crise d’hystérie, nous supposons d’abord, comme ce que disent son père et son médecin, qu’à l'instar de sa mère, elle a  un problème mental. Mais quand nous l’entendrons affirmer à Demester, de retour au pays, qu'elle sait que son fiancé n'est pas mort d'un simple balle dans la tête, que c’est lui, Demester, qui l’a abandonné, et qu’elle le sait parce qu’ « elle l’a vu », nous comprendrons alors, du moins si nous nous le permettons, que sa folie passagère relevait bien plus d’une connaissance extralucide que d’une simple maladie mentale. Pour qui veut comprendre la signification profonde du film, ce saut (kierkegaardien) du clinique au mystique s’avère nécessaire. Et c’est précisément ceux qui ne se le permettent pas qui vont être les plus grands ennemis de ce film, n’y comprenant d’ailleurs plus rien (car sans cette interprétation spirituelle, le récit lui-même n’a plus de sens). Pour eux, Dumont apparaîtra comme un affreux nihiliste alors que c'est un mystique miséricordieux.

    Telle une héroïne claudélienne qui « ressent » et devine les choses de loin, Barbe possède ou plutôt est possédée par un pouvoir de télépathie qui lui a fait voir ce qui s’est réellement passé au combat (et peut-être, même si le film ne l’explicite pas clairement, bien plus qu’elle n’en dit : elle a vu le viol, elle a vu la castration, elle a tout vu.) Déjà dans L’humanité, Pharaon pressentait que son ami était l'auteur du crime - et allait pousser un long cri de douleur dans les champs le temps qu'un train passe. Au spectateur rationaliste qui n’aime pas trop que le cinéma flirte avec la croyance (se méprenant par là-même complètement sur la nature de celui-ci, car comme le dit Dumont, « le cinéma c’est la croyance »), et qui s’acharne à ne voir en Barbe qu’une hystérique et non une voyante, Flandres apparaîtra au mieux incompréhensible, au pire inacceptable.

    Et tout comme Pharaon, Barbe pardonnera. A l'anthropologie la plus abjecte répond la rédemption la plus douce. La femme accomplit le miracle de l’amour auprès du salaud. La femme permet à l’homme de lui faire dire « je t’aime. » De la guerre à son retour au pays, Demester a terminé son éducation morale et sentimentale et s’est forgé une âme.

    Passer du réalisme le plus âpre au spiritualisme le plus irrationnel, et en excluant tout aspect sociologique du monde (tarte à la crème de ce genre de films), tel est le credo de ce cinéaste singulier qui risque de passer comme provocateur et moralement douteux aux yeux de tous les  rationalistes exemplaires. Car c’est bien cette volonté de montrer le réel sans recourir au « socio-politique » qui est aujourd'hui tabou. Dumont change la donne du cinéma français en osant raconter des histoires humaines où l’existentiel prime sur le psychologique, où le spirituel l’emporte sur le « sociétal », et où la mystique (c’est-à-dire, comme il l’explique lui-même, « l’intuition qu’il y a une unité ») pulvérise l’idéologie. Enfin un cinéma social non sociologique pourrait-on dire et qui s’ouvre à la dimension verticale… de l’humanité ! Pour qui la guerre et l’amour ne se racontent que selon un mode historique, économique et social, Dumont sera un monstre. Mais pour qui les vrais traits de l’humanité se saisissent par la croyance, la transcendance et l’existence pure, il sera un archange.

     

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    (10 octobre 2008 : Cet article est paru dans feu La revue du cinéma n°4, décembre 2006 sous la signature d’Armand Chasle)

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