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la carte et le territoire

  • C’est le chauffe-eau qui a commencé

     

     

    MICHEL HOUELLEBECQ,


    GONCOURT 2010.

     


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    Photos Pierre Poucet et  Pierre Cormary


    « C’est la bouilloire qui a commencé » disait Eisenstein pour expliquer le primat de la matière sur l’esprit et légitimer son cinéma « matérialiste ». C’est le chauffe-eau qui ouvre et ferme toutes les entrées et sorties du prologue de La carte et le territoire, ce nouveau roman de Michel Houellebecq qui ne décevra que ceux qui croyaient en avoir fini avec lui, avant de revenir sans cesse dans les conversations et les pensées des personnages, apparaissant même un instant comme un colosse « aux pieds d’airain » aussi solide que « les colonnes du temple de Jérusalem ». A la fin, il parlera.

    Roman « objectal » s’il en est,  La carte traite les vivants comme des objets esthétiques et les objets comme des matières vivantes : un radiateur peut donner « l’air de s’ébrouer  de joie à l’idée d’être peint », un homme peut pleurer à chaudes larmes la disparition « terriblement brutale » de la marque de sa parka préférée, à qui, comme à tout produit manufacturé, il n’est « jamais accordé de seconde chance », mais « lire le mode d’emploi d’une Mercedes demeure un réel plaisir ». La carte et le territoire est le grand livre de l’état du monde - un monde dont l’opinion dominante, drainée autant par les médias et les politiques que par les annonceurs et les artistes, nous dit avant tout qu’il faut l’approuver, l’accepter, l’applaudir perpétuellement et cela même s’il vire à l’immonde. « Le mouvement général de l’art comme de la société tout entière portait (…)  vers une acceptation du monde, parfois enthousiaste, le plus souvent nuancée d’ironie », note le narrateur. Ce n’est plus le monde comme volonté et comme représentation mais le monde comme valeur et comme approbation. Le monde comme volonté d’approbation et comme valeur de représentation. Où une actrice porno peut publier un livre d’entretiens avec un moine tibétain. Où l’écologie peut devenir une forme de design. Où toute représentation doit être morale et avantageuse.

    La représentation, c’est la spécialité de Jed Martin, artiste contemporain qui peint les personnalités – les volontés – de notre monde (Jeff Koons, Damien Hirst, Bill Gates, mais aussi Jean-Pierre Pernaud et Michel Houellebecq, lui-même personnage, et non narrateur, de son roman, et qui en tant que tel, permet à l’auteur Houellebecq de substituer à l’ancienne et pénible auto-fiction un véritable autoportrait à la troisième personne et qui s’insère naturellement à l’intérieur de la fiction), quoique restant bien conscient des produits culturels et techniques que nous sommes. Car les hommes sont moins les agents de reproduction de l’espèce, comme c’était le cas autrefois, que des « moments » du processus de production. Après Copernic, Darwin et Freud qui n’ont cessé de rapetisser l’homme, voici les Mad Men et leur matrice à vendre. On ne compte plus dans ce roman les références aux gadgets numériques toujours conçus selon « un optimisme raisonné, ample et fédérateur », tel le Samsung ZRT-AV2, l’appareil photo qui détecte les sourires et propose « en mode scène » des programmes « feu d’artifice », « plage », et les inénarrables « bébé1 » et « bébé2 ». C’est que le consommateur-citoyen doit être heureux et rassuré à tous les coups même si on l’infantilise encore plus. Nul besoin d’en passer par le clonage et les robots pour entériner la déshumanisation progressive du monde, et comme c’était le cas dans La possibilité d’une île, la sur-technologie amusante, plus Julien Lepers à la télé, suffisent amplement à le faire. La carte et le territoire - grand roman de science fiction au présent.

     Prouesses tranquilles de l’écriture houellebecquienne qui s’y entend comme personne pour décrire le fonctionnement d’un appareil photo, la carte-mère d’un ordinateur, le montage en surimpression d’un hologramme, sinon les plans architecturaux d’une cité utopique.  Dans La Carte, la topologie va si loin qu’elle peut constituer l’espace réel d’un livre immense, comme dans le rêve de Jed, où la page est devenue un grand « sol d’un blanc mat » et où les lettres sont comme des « blocs noirs formant de légers reliefs ». A force de neutralité factuelle et d’abstraction formelle, on finirait par croire que l’auteur de Plateforme flirte avec le Nouveau Roman et que ses personnages ne sont là que pour traverser des espaces vides et labyrinthiques à la manière de ce qui se passe dans un roman de Robbe-Grillet. « C’est la seule chose que j’aie vraiment, dans ma vie, des murs », balbutie un moment Michel Houellebecq. La tentation de la matérialité indifférenciée, c’est là le lien secret qui unit Houellebecq avec cet autre écrivain-agronome qu’était l’auteur des Gommes et auquel il avait rendu un  hommage improbable dans Interventions II.

    Jed Martin, lui aussi, a choisi de faire dans la monstration objective des techniques mais qui sont aussi, et c’est là que son art devient subversif, celles, éternelles, du travail humain, de l’artisanat, des « métiers simples ». Approuver le monde dans ce qu’il a de traditionnel et qui menace de disparaître, célébrer le geste du travailleur et à travers lui le terroir, voilà qui ne va plus de soi pour notre monde qui approuve tout sauf la lumière des siècles.  D’où la figure extraordinaire de Jean-Pierre Pernaut, tellement conspué par les humoristes officiels et les connards de Canal plus, et qui apparaît ici comme le seul journaliste visionnaire de son temps. Comme à son habitude, Houellebecq inverse la donne. Au Pernaut plouc et réac, doublé d’un macho grotesque, succède un Pernaut messianique, présentateur de télé « préraphaélite » qui, tels Gabriel Dante Rosseti ou Burn-Jones, plaida avant tout le monde pour une abolition des frontières entre art et artisanat, technique et tradition, progrès et héritage  - tout cela rendu possible il est vrai par son « outing » qui eut dans les milieux autorisés « l’effet d’une bombe atomique » et fut ce grâce à quoi la campagne redevint tendance. Il suffisait qu’un soi disant cul-terreux se révèle gay pour que Libération se mette à parler sans honte de « la magie du terroir ». Sacre de la tradition comme « décontraction ». Avènement des cuisiniers homo et des pédestres pédés. Le génie sociologique de Houellebecq,  c’est, une fois de plus, d’oser les mélanges psychosociaux, de montrer que ce la doxa présente comme antagoniste va au contraire de pair, comme l’hédonisme avec le capitalisme, la liberté sexuelle avec la loi du marché, et donc ici, l’immémorial savoir-faire avec le futurisme.

     Pas étonnant que l’ultraviolence ne fasse un moment irruption dans ce monde que l’on veut si « cool » et si éthique.  A l’instar de ce qui se passe dans un roman de Breat Eston Ellis ou de John Ballard, plus un univers est aseptisé, formaté, mais rendu à tout prix « souhaitable », plus on est susceptible d’y péter les plombs. Le carnage (et par lequel commence un étonnant second roman à l’intérieur du roman, donnant ainsi à celui-ci une dimension polyphonique) comme envers, sinon comme aval de la positive attitude – et d’autant plus sinistre qu’il se présente ici sous la forme d’une toile de Pollock. Dans notre post-monde, l’horreur passe aussi par le référent culturel, le meurtre (réel ou symbolique) par l’art.

    Paradoxalement, c’est dans la mort et non plus dans l’amour, auquel tous les personnages de cette histoire semblent avoir renoncé, Michel Houellebecq en tête, que la vie, la vraie vie émouvante et humaine, s’exprime le plus. Admirables pages entre ce père qui veut se faire euthanasier et ce fils dont la mère s’est déjà suicidée qui tentent de communiquer « entre hommes », soit avec cette impossibilité de communication qui caractérise les pères et les fils, les femmes étant toujours plus douées pour cela, ne serait-ce que par l’enfant qui est à l’horizon, même si on ne le fait pas, et parce que si « le fils est la mort du père », le petit fils est « une sorte de renaissance ou de revanche » de ce même père.  Quoique peu de femmes en ces territoires que le désir et l’altérité semblent avoir déserté.

    Restent ces motifs chrétiens qui, de Chesterton à Fra Angelico, en passant par une digression sur la condition des prêtres, un article « mystique » de Patrick Kéchichian, une parole christique[1], et même le baptême « discret » de Michel Houellebecq himself,  parsèment l’œuvre et semblent tracer comme une nouvelle voie « houellebecquienne » - d’autant plus ironique que nos «  contemporains en savent en général un peu moins sur la vie de Jésus que sur celle de Spiderman ». Mais il ne faut pas se leurrer. L’aspiration même sincère à la miséricorde catholique est un élément idéel du roman, non forcément son « message » - quoique comme le disait Bernanos, vouloir croire en Dieu, c’est déjà y croire.

    La vérité est que la violence (et la souffrance) commencent dans la cour de récréation, avec les bagarres d’enfants, la découverte de la vie avec la loi du plus fort, mais que l’enfant Jed ne subit pas, car en tant qu’orphelin de mère, il y eu toujours autour de lui « comme un halo de respect craintif ».

     Et c’est en recherchant la Creuse, soit le lieu de son enfance, ou plutôt celui de ses plus doux souvenirs de vacances d’enfant, « bonheur indéfini, brutal », sur une carte Michelin que Jed Martin a la révélation de la dimension artistique et métaphysique de celle-ci. La carte et le territoire, ce seront donc d’une part le point de vue mathématique, en quelque sorte divin, du monde, et d’autre part le point de vue physique, humain trop humain, de l’individu. La carte comme « essence de la modernité, de l’appréhension scientifique et technique du monde » mêlée «  avec l’essence de la vie animale », sinon végétale. Le territoire comme le propre de l’homme, sa violence et ses conflits – en plus d’être le royaume des mâles, qu’ils soient humains ou mouches, et que l’on balise avec de l’urine ou du sang.  Pour autant, et même si la carte est dite « plus intéressante » que le territoire, celui-ci reste plus émouvant que celle-ci, car il constitue aussi ce qu’étaient les paradis perdus ou rêvés de l’enfance et ce que chacun des trois personnages, Houellebecq dans son Loiret, Jed Martin dans sa Creuse, puis le policier Jasselin dans sa Bretagne, voudront retrouver à leur tour et comme si un destin secret les avait liés. Et Michel Houellebecq de dormir dans son lit d’enfant de sa maison d’enfance – un passage qui fait sourire jusqu’aux larmes.

    Mais le désir originel n’est pas seulement fœtal, il est aussi végétal.  Toute la fin du roman sera alors une guerre symbolique et réelle entre le numérique et la terre, l’ordinateur et le brin d’herbe, la nature dénaturée qui permet la laide vie et la nature naturante qui embaume jusqu’à la mort. Une fois de plus, il ne s’agira pas de confondre le constat que fait l’auteur des désirs fœtaux du monde avec une quelconque « utopie ». Comme dans La possibilité d’une île, ce qui semble sauver l’homme le perd. La grande santé des romans de Houellebecq provient pourtant de cette lucidité avec laquelle il atteste de la maladie de ses contemporains dont il fait d’ailleurs partie. Mais le roman est plus intelligent que lui. Et le plaisir, immense, de la lecture, là.

     

    La carte et le territoire, Michel Houellebecq, Flammarion, 432 pages

     

    (Cet article a été publié dans Le magazine des livres n°26 de septembre 2010)



    [1] « Et maintenant, je suis avec vous, tous les jours, jusqu’à la fin du monde. », p 58.

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