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une histoire de violence

  • Le retour des refoulés (sur Caché et A history of violence)

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    Dans le Roman d'un tricheur de Sacha Guitry, une vieille et méchante tante, connaissant les prédispositions au vol de son neveu, et bien décidée à se débarrasser de lui, tentait de le piéger en laissant sciemment un porte-monnaie sur une table pour qu’il le dérobe et qu'elle ait alors toutes les raisons de l’envoyer en maison de correction – ce qu’à son grand désespoir, l’enfant ne fera pas. Michael Haneke ne fonctionne-t-il pas comme cette vieille tante ? Son cinéma est celui de la séduction et du piège, de la promesse de bonheur et de la punition inattendue. Exciter pour mieux frustrer et frustrer pour dénoncer l’excitation – tel pourrait être son credo sado-moralisant.
    Dans La Pianiste, il mettait en scène la sexualité refoulée et pervertie d’une femme à la recherche d’elle-même et tout en multipliant les scènes chocs lui refusait systématiquement l’accès à la jouissance et à l’être. Pas question que la nature revienne au galop ou par la fenêtre. Pas question que le SM soit le lieu d’une réduplication du monde à la manière de Bunuel dans Belle de jour, encore moins le moyen de se guérir de son masochisme existentiel – la souffrance « jouée » étant le meilleur antidote à la souffrance réelle (comme dans La secrétaire, l’épatant petit film de Steven Shainberg). Pour cet anti-jouissif absolu, la jouissance, comme Dieu, s’est retirée du monde, et toutes les voies impénétrables ou tordues qui pourraient mener à elle doivent être bouchées. Sa perversion est de rompre le cou à toutes les perversions – ne surtout pas permettre à l’une d’entre elles la possibilité d’un nouvel érotisme ou d’une nouvelle possibilité de vie. Chez lui, la béance n’ouvre à rien. Tout le contraire d’un David Cronenberg pour qui la vie peut rejaillir par n’importe quelle monstruosité et s’épanouir à partir de n’importe quelle tare - comme ce qui se passait dans Crash où des accidentés de la route pouvaient faire l’amour en faisant de leurs prothèses et de leurs plaies autant d’organes sexuels et de nouvelles zones érogènes. Ils allaient de la mort à la vie et leur mort, en forme d’ultime accident formaté, était une extase. La pianiste, elle, va de la mort à la mort. Et dans le dernier plan du film, on la voit se frapper la poitrine à grands coups de couteau en nous regardant droit dans les yeux pour bien nous faire comprendre que nous, les spectateurs, participons à sa misère et en sommes même les responsables.
    Car, chez Michael Haneke, le personnage principal, c’est le spectateur. C’est lui qu’il faut torturer, soit en lui infligeant les situations morales les plus pénibles, soit en lui suggérant des scènes de violence physique inouïe, mais qu’on ne lui montre jamais directement tant il faut décevoir son attente et faire honte à son voyeurisme. Dans Funny Games, Haneke laissait toujours la violence hors-champ mais scandait son film par des regards-caméras du tortionnaire vers le spectateur, provoquant une insoutenable « complicité » destinée à bien nous faire comprendre que si nous étions vraiment des gens sains… nous ne serions pas dans la salle à regarder ce film qui dénonce les gens qui regardent les films qui les dénoncent. Non content de faire dans la manipulation de spectateur, si chère à Hitchcock, Haneke fait dans l’accusation de spectateur. Son art consiste à faire croire que c’est toujours à cause de nous que le mal advient à l’écran. Encore un peu et il nous reprocherait d’avoir acheter un billet pour voir son film. Ce qu’il est retord cet autrichien !

    Vue et point de vue.

    Caché, son dernier opus, et sans doute le plus brillant de sa filmographie, ne manque pas à la règle. Georges (Daniel Auteuil toujours génial), animateur d’émissions littéraires, reçoit des vidéos clandestinement filmées depuis sa rue, ainsi que de mystérieux dessins d’enfants représentant des égorgement. Devenant de plus en plus personnelles, à la manière du début du Lost Highway de David Lynch, et commençant à semer le trouble et la paranoïa dans le couple (Juliette Binoche retrouvée), ces cassettes laissent croire à Georges que leur auteur le connaît bien. Au cours d’une enquête personnelle, il retrouve Majid (immense Maurice Bénichou), l’enfant algérien que ses parents avaient recueilli chez eux après que les siens aient péri lors de la fameuse nuit de répression d’octobre 61 et que par jalousie enfantine il avait accusé de violence et fait renvoyé à l’orphelinat. Est-ce pour avoir été privé de cette existence cossue et culturelle qui est celle de Georges que Majid a voulu se venger ? Nous n’en saurons jamais rien – même si Majid semble avoir attendu l’arrivée de Georges chez lui et prévu dans son studio une caméra qui filmerait leurs retrouvailles – et l’on verra en effet la scène deux fois, du point de vue de Georges et du point de vue de la caméra… cachée. C’est encore en étant filmé qu’il finira par s’égorger devant lui lors de leur dernière rencontre. Georges n’en reprendra pas moins sa vie habituelle, malgré l’intervention du fils de Majid qui tentera en vain de l’accuser du suicide de son père. La vie et les vidéos reprendront leurs cours sans que rien ne soit expliqué  – la volonté d’Haneke visant non à résoudre l’énigme « policière » qu’il a lui-même posée qu’à inquiéter son spectateur à l’instar du personnage de Daniel Auteuil. Car non seulement il s’agit à travers lui de refaire surgir toute la culpabilité liée à la guerre d’Algérie, l’accusant en outre de racisme ordinaire ici et là, mais encore faut-il le troubler par des images qui à force d’être inexpliquées pourraient dès lors être aussi réelles que mentales. L’enjeu de Caché est donc à la fois politique et réflexif. Ce qui est « caché » est à la fois le crime algérien dont sont coupables la France comme à son niveau l’enfant Auteuil et en même temps ce qui fait ressurgir ce crime - les images vidéos. Mais comme nous ne saurons jamais qui est leur auteur – même pas au dernier plan qui semble de nouveau provenir d’une caméra surveillance et qui nous montre le fils de Majid discuter avec celui de Georges à la sortie de l’école comme s’ils auraient pu être de mèche -  nous nous retrouvons dans la situation paradoxale d’une vérité révélée et d’une révélation voilée. Ce qui oblige à voir ce que l’on ne voulait pas voir demeure invisible. Haneke réussit donc son tour de force de nous rendre la vue d’un point de vue… caché – le point de vue d’un Dieu caché, pourrait-on dire. Qui donne à voir sans se montrer. Qui signifie sans signer. Mais qui à force d’absence fait aussi qu’on risque de ne plus croire en lui.  
    Au fond, Haneke ne veut-il pas jouer sur deux tableaux qui sont d’une part une surdétermination de sens (la culpabilité personnelle et « politique » de Georges-la France) et d’autre part l’indétermination absolue de ce même sens ? Le danger visuel qu’il y a à ne jamais expliquer ce qui se passe sur l’écran est que le spectateur peut se lasser de ce qui lui apparaît de plus en plus comme une manipulation malhonnête de cinéaste – surtout dans un film aux prétentions morales comme celui-ci. Le grand défaut de Caché est de mettre l’hallucination au service de la réquisition sans se soucier aucunement de la véracité dramatique. Or, quand la causalité n’intéresse pas l’auteur, la cause qu’il défend n’intéresse plus le spectateur. Avec des personnages qui ont, en plus, un comportement en dépit du bon sens, l’inquiétude laisse place à l’irritation. Mais  pourquoi diable Georges ne va-t-il pas demander des comptes à son Annie Girardot de mère ? – la seule coupable au fond (comme l’était celle de la pianiste, incarnée par la même Girardot), car c’est elle et son mari qui sont évidemment responsables du renvoi de Majid et non leur gamin de huit ans. Mais Haneke refuse de jouer la culpabilité parentale qui se déchargerait sur les épaules de l’enfant. Georges doit être socialement coupable et Majid historiquement innocent. Expulsant l’explication psychologique au profit de l’assertion sociologique, il sombre dans la démonstration, et de fait décrédibilise son récit, prenant le risque que le spectateur ne le suive plus et pire, s’il a affaire à quelqu’un d’encore plus retord que lui, à prendre le contre-pied. Il est vrai qu’à force d’avoir l’air de se foutre de son histoire, Haneke nous donne envie de nous foutre de sa morale. Par exemple, la scène où l’on vient arracher le petit Majid à sa famille adoptive n’émeut pas et il n’est pas sûr que nous ne nous disions pas, comme sans doute l’enfant Auteuil à ce moment-là, « bon débarras ».  Plus tard, le suicide de l'arabe, saisissant sur le plan visuel, laissera perplexe. Ah bon ? Il allait si mal que ça ? Et quand peu après, son fils  vient faire son grand numéro de culpabilisation à Georges, c'est presque si nous ne sommes pas du côté de ce dernier. Bien entendu, Haneke jubilera de nous avoir prouvés que nous étions des salauds à nos propre yeux et que nous serions prêts, si nous étions dans la même situation, à refouler nos mauvaises actions, à faire comme si de rien n’était, et à préserver notre petit confort bourgeois d’intellectuel de gauche. En vérité, il n’aura pas vu ou voulu voir que le flou « accusateur » dans lequel il nous plongeait pouvait se retourner contre lui. A quoi sert en effet de se venger de quelqu’un, ou de le châtier, si l’on ne se fait jamais connaître de lui ? Aurait-on su qui filmait et pourquoi que la situation morale changeait du tout au tout – Georges se serait retrouvé accusé en bonne et due forme. Or, ce parti pris de neutralité des images constitue bel et bien un vice de forme  et qui fait que Georges s’en sort et que le film échoue. Cinéaste plus perversif que subversif, Michael Haneke ne s’est pas rendu compte que les images, aussi inquiétantes soient-elles, ne valaient rien si l’on ne savait d’où elles viennent – du moins dans un film « réaliste » - le cinéma fantastique les permettant sans qu’elles ne posent problème. On pourrait d’ailleurs imaginer une suite à Caché où Georges et sa femme continueraient d’être filmés, et tout en le sachant, s’en habitueraient, ne changeant rien à leurs habitudes, allant même jusqu’à ne plus visionner les cassettes  - une vue sans point de vue étant précisément ce qu’il y a dans la vie de plus inutile et de plus incertain et au cinéma ce qu’il y a de pire.

    La seconde chance

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    Quelle différence avec A history of violence de David Cronenberg ! Sur la même thématique d’un passé qui ressurgit et bouleverse une famille, l’auteur de La mouche et de Faux-semblants réalise un chef-d’œuvre de fureur et d’équivoque qui, contrairement au film de Haneke, pose les bonnes questions, appose les bonnes images, le tout à travers une mise en scène d’une probité et d’une efficacité impressionnantes.
    Soit John Stall (Viggo Mortensen virginal), petit restaurateur sans histoire qui coule une vie paisible avec sa femme (Maria Bello révélée), son grand garçon et sa petite fille. Un soir, deux gangsters (dont on a vu en scène d’ouverture la sauvagerie meurtrière dont ils étaient capable) font irruption dans le restaurant, bien décidés à faire la peau à tout le monde… et se retrouvent dégommés aussi sec par le gentil Stall. Comme dans un film de Capra, celui-ci devient alors le héros médiatique de la ville. Quelques jours après, il reçoit la visite de nouveaux gangsters dont le chef (Ed Harris au summum) croit reconnaître en lui « Joey » un ancien tueur à qui il aurait eu affaire des années auparavant. Celui-ci fait mine de ne pas comprendre, mais après s’être à nouveau débarrassé d’eux avec une maestria encore plus stupéfiante que la première fois, force lui est de reconnaître  qu’il est bien ce Joey. Ne lui reste plus qu’à retrouver son frère, autre maffieux sanguinaire (formidable cabotinage de William Hurt), le tuer lui et sa bande et revenir dans son foyer, définitivement libéré de son passé.
    Ce qui frappe le plus dans A history of violence, c’est la positivité absolue de l’histoire et qui nous provoque, nous européens, bien plus que la culpabilisation permanente de Michael Haneke. Joey est réellement devenu Tom Stall – sans faux semblant ni refoulement. Il a tiré un trait sur son passé et est prêt à détruire sans état d’âme tous ceux qui voudraient l’y ramener. Or, du Parrain III de Coppola à  l’Impasse de De Palma, l’on sait que la règle narrative et morale du « film noir » est d’empêcher l’  « ex » criminel de trouver une porte de sortie et de devenir un autre homme. En fait, ni devenir ni altérité ne sont permis au pécheur qui quoiqu’il fasse quoiqu’il veuille est condamné à rester cet être semblable et coupable qui n’échappera à la punition. Pour la tranquillité morale du public, la faute se doit d’être éternelle et la rédemption, s’il y en a une, ne doit passer que par la mort. Ici, pas de mort (sauf celle des malfrats) et encore moins de rédemption. C’est de seconde chance qu’il s’agit - l’idée, ancrée dans l’histoire de l’Amérique, que l’on peut passer outre son passé de criminel et qu’une nouvelle vie, sans jugement ni châtiment, est possible.

    L'éternel retour sélectif

    Le mal n’en est pas moins présent partout. Il a l’air de subsumer chaque image, voire de lier les séquences entre elles comme cette transition, « fantastique » s’il en est, entre la petite fille   qui hurle devant le tueur à la petite Stall qui se réveille après un cauchemar – comme si elle avait rêvé la scène précédente. Sans mise en abîme ni réflexion narcissique sur l’image, Cronenberg parvient à faire de la sienne une perpétuelle  remise en question de nos habitudes rétiniennes. Ainsi de cette attention portée aux objets comme s’ils étaient vivants. A l’instar d’Eisenstein et de sa « bouilloire qui a commencé », Cronenberg semble partir des objets plutôt que de ceux qui les tiennent - tel ce superbe plan, emblématique du film, où John pose son fusil chargé sur la table mais de telle manière qu’on ait l’impression que c’est le fusil qui est le sujet, que c’est John qui est le complément, et qu’un coup de feu va assurément partir et blesser quelqu’un. Mais le coup ne part pas - pas plus que ne se déchargera la violence de John sur sa famille. En fait, celle-ci va se transmettre mais toujours à bon escient, telle une nouvelle force qui transfigure ceux qui en usent. Ainsi, jubilerons-nous lorsque nous verrons le fils de John, bon garçon soumis, casser la gueule au caïd du lycée qui le tourmentait depuis trop longtemps - comme si la découverte du passé de son père l’avait proprement « réaccouché ». De même, l’extraordinaire scène d’amour dans l’escalier où la femme de John ayant beau rejeter ce mari qu’elle ne reconnaît plus ne peut s’empêcher de le désirer encore plus et de se laisser prendre brutalement par lui. La grande raison du corps l’emporte sur celle de l’esprit réprobateur. Telle est l’ambiguïté « scandaleuse » de cette histoire de violence qui n’est jamais une histoire tragique. Il faut accepter que la violence puisse être sublimée, devienne une nouvelle positivité de l’être, du moins dans cette famille idéale – « nietzschéenne ». 
    On se rappelle que pour Gilles Deleuze, l’éternel retour de Nietzsche signifie avant toutes choses que l’être est sélection. C’est le retour qui est éternel, mais ce qui revient n’est pas le même – ce qui revient est mieux, éternellement mieux. Dans son passé, Joey tuait sans doute pour gagner de l’argent  ou pour avoir du pouvoir. Ce qui motivait sa violence était une passion réactive, triste (et peu ragoûtante, une phrase du dialogue nous apprenant qu’il arracha l’œil d’un gangster avec du fil barbelé) alors que celle qui anime John est toute puissance,  créatrice de nouvelles valeurs. Il ne tue que pour persévérer dans sa nouvelle identité et préserver son bonheur. En ce sens, sa violence est innocente. Ce qu’il y avait de pire en lui est revenu comme son meilleur. C’est là sa grand différence avec le personnage de Georges dans Caché qui lui ne se contente que de refouler son négatif sans jamais en finir avec lui. John affronte le sien, en le liquidant certes, mais sans que cette liquidation soit conçue (et filmée) comme un mal supplémentaire. D’où cette scène de purification par l’eau, évidemment baptismale, où on le voit, après le carnage, se « laver » dans l’étang du château de son frère. Il peut redevenir ce qu’il a choisi d’être – sans dédoublement de personnalité. La bonne nouvelle de Cronenberg est que ce qui relevait de la schizophrénie dans Spider (encore que le personnage allait jusqu’au bout de lui-même) s’est transmuté en pure renaissance dans A history of violence. Comme dans un film américain « moral », le spectateur est très heureux de voir le héros  réintégrer son foyer ou plutôt être réintégré par celui-ci après tout ce qu’il a fait[1]. Et dans cette très belle scène finale où John est invité à s’asseoir à la table familiale et à partager le dîner,  le dernier plan le voit relever un regard implorant sur sa femme, laquelle  reste hors-champ, mais dont nous pouvons imaginer qu’elle le regarde aussi et accepte enfin son être intégral. Au bout du compte, les Stall sont devenus plus forts, plus unis, avec cette dose de surhumain qui fait d’eux de véritables « indestructibles ».
    Voilà donc deux films qui sur le même sujet s’opposent et se complètent. Si l’on voulait polémiquer, l’on dirait qu’il y a entre eux toute la différence entre une Europe totalement destructurée, pleine de mauvaise conscience, incapable de gérer son passé, et une Amérique qui a su préserver son innocence malgré la violence de son histoire, ne craint pas de faire d’un mal un bien, le tout au nom de valeurs filiales qui n’ont rien de ringardes à ses yeux. A la famille éclatée et mortifère du vieux continent répond en effet la famille aimante et fusionnelle du nouveau. Ce que l’on cache désespérément en Europe, on en fait une histoire d’espérance en Amérique. Contrairement à l’adage, c’est à l’est qu’il n’y a rien de nouveau, et c’est à l’ouest que tout se renouvelle.

    (Cet article est paru dans le numéro deux de la Presse Littéraire de janvier 2006)

















    [1] Seul Impitoyable de et avec Clint Eastwood avait décliné ce genre de happy end : l’ancien bon-brute- et-truand était devenu un austère père de famille et ne remettait sa violence qu’au « service » d’une juste vengeance.

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