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  • Le péché originel de l'histoire du cinéma

    b81c9b82fa45a44086be79649c6435fc.jpgProfitant de la diffusion ce soir sur Arte d'Intolérance de David Wark Griffith, je remets en ligne cet article écrit pour La revue du cinéma l'an dernier et signé Armand Chasle. Griffith, c'est ma dernière grande histoire d'amour cinématographique. Car en voyant et en revoyant ses films (du moins ceux qui sont en vente), je suis passé rapidement du stade de la cinéphilie polie à l'admiration sans borne et au plaisir incomparable. Outrageusement mélodramatiques, obscènement mystiques,  d'une beauté convulsive et d'un sens du montage qui va jusqu'à l'hystérie (jusqu'à l'orgasme donc),  enfin, comment l'oublier, d'un racisme qui dépasse tout ce que l'on peut imaginer en la matière, ses films structurent tout ce qui fait que l'on adore et que l'on déteste le cinéma. L'alternance de mondes ou d'événements parallèles, la diégèse qui chez lui prend des allures de transe, l'hallucination comme mode de perception, le risque de la manipulation,  le happy end comme réconciliation des contraires et restauration de l'ordre ancien (à la fois hiérarchique et angélique !), le flux émotionnel qui épouse le flux des images, le film s'affirmant comme un corps qui aimante le nôtre et nous emporte dans sa course. Et puis, que le premier génie absolu du cinématographe ait été un monstre idéologique, voilà qui confirme cette idée que le cinéma est bien l'art impur par excellence. Mais comment s'en passer ?

     

    C’est la bouilloire qui a commencé, disait Eisenstein à propos du gros plan et de son impact visuel sur le spectateur - mais c’est Griffith qui a commencé avec les gros plans, comme d’ailleurs avec les moyens plans, et les panoramiques, et le montage parallèle, et la simultanéité des actions, et l’invention du suspense – cet art de la jouissance dans la souffrance, et aussi le grain de peau des femmes, et la cavalerie qui arrive toujours à temps, et le cinématographe conçu comme messianisme. « C’est Dieu le père, il a tout inventé » disait encore de lui Eisenstein. Et Renoir avouera que, jeune, il suivait les travaux de Griffith « avec des battements de cœur. » Lui-même, Griffith, prit son travail très au sérieux, et comprit le premier que le cinéma allait devenir la principale révolution artistique des siècles à venir. Dans des textes un rien pompeux, il parle de la représentation filmique comme ce qui va pulvériser toutes les autres représentations et fait sienne la déclaration d’un critique : « Le plus beau tableau jamais peint, la plus belle statue jamais sculptée ne sont que des caricatures de la vraie vie, si on les compare avec les ombres vacillantes d’un film en lambeaux projeté pour quatre sous, dans un endroit perdu. » Le cinéma comme l’art qui vient accomplir (ou abolir, c’est selon, et c’est toujours le même problème) les autres arts, Griffith en est tellement conscient qu’il fera commencer Naissance d’une nation par le célèbre carton : « Nous ne craignons pas de paraître indécents ou obscènes aux yeux de la censure, mais nous revendiquons comme un droit la liberté de montrer la face obscure des choses pour mieux en éclairer la face vertueuse. La même liberté qui est accordée à l’art de la littérature, cet art auquel nous devons la Bible et Shakespeare. » Plus forte que les arts plastiques et aussi puissante que le verbe, ainsi définit-il cette technique des vingt-quatre images-seconde qui à l’époque relève encore d’une invention de foire et que l’on a du mal à considérer. En une phrase, il a résumé son credo cinématographique : un spectacle total, qui relève autant de la Genèse que du Roi Lear, qui pourra apparaître « obscène » aux yeux des puritains (en langage griffithien, des « intolérants »), sous-entendant par là même les possibilités pathétiques et érotiques du cinéma, mais dont la tâche « politique » ou « religieuse » est d’édifier les foules en montrant le mal pour le corriger et le bien pour le faire aimer. Plus l’idée assumée que la représentation cinématographique agira comme un baume aux yeux du spectateur, voire même comme un facteur de paix sociale : « [Le cinéma] adoucit la vie rude du simple citoyen grâce à sa beauté et à sa tendresse, écrit-il dans le texte cité plus haut, : il retient les hommes loin des bars et de la boisson, parce qu’il leur donne un lieu de divertissement dans une ambiance agréable : il apporte aux pauvres qui ne peuvent quitter leur univers grisâtre, la beauté et la poésie de tableaux lointains et émouvants, de fleurs, d’herbes ondulantes, la beauté des crêtes montagneuses qui se dressent et les merveilles de la peinture. » Le cinéma comme ce qui adoucit la vie mais non comme ce qui la change, qui console les pauvres mais sans leur donner le pouvoir, qui anéantit l’esprit de révolte au lieu de le réveiller - tel sera très vite le reproche des cinéastes soviétiques à Griffith. A sa conception organique des choses, apparemment transfigurée par des apocalypses trop belles pour être vraies (combien de films de Griffith se terminent-ils par un retour du Christ sur terre ou par une intervention miraculeuse d’un Deus ex Machina ?) mais où fondamentalement rien ne change, sinon le renforcement de l’ordre social (et mystique !) d’un monde traditionnel, répondra la conception dialectique et historique des Eisenstein, Dovjenko, Poudovkine. Le cinéma devra alors « fendre les crânes », préparer les esprits au renversement de l’ordre ancien et l’avènement de l’ordre nouveau, annoncer la véritable révolution. A peine vingt ans après son invention, le cinéma devint ainsi le principal enjeu culturel, politique, esthétique et social, de son temps. Et de fait devint un art à part entière puisque l’art, et contrairement à ce que pensent les naïfs, ne s’impose comme tel que lorsqu’il devient le lieu spirituel de tous les conflits, le champ de bataille synesthésique de tous les sens, l’expression de la vie contre la vie.

    Que cela soit dit au moins une fois, nous aimons Griffith - et pas simplement pour des raisons grammaticales, pas simplement parce qu’il a inventé le langage cinématographique, non, nous aimons Griffith parce qu’il nous fait peur, parce qu’il nous excite ou nous fait pleurer. Nous aimons Griffith parce que ses films, si on prend la peine de les regarder vraiment (ce qui n’est pas si simple vu les copies que nous en avons et les diffusions rarissimes de ses films au cinéma ou à la télévision), ont une intensité extraordinaire, un rythme inouï, une vie fourmillante (au sens propre – prenez n’importe quel plan d’ensemble de l’un de ses films et voyez comme « cela bouge » partout). Nous aimons Griffith parce qu’il correspond exactement à l’idée que nous nous faisons du cinéma, soit celle qui recrée le lien avec le monde, qui nous redonne le monde. Et au risque de choquer le lecteur, nous aimons son sens des « vérités éternelles », sa bonne parole et son bon vieux sens populaire, sa cosmogonie théologique qu’on pourra taxer au mieux de « médiévale », au pire d’ultra-réactionnaire, ce qu’il est assurément, et doublée d’un racisme à la fois innocent et insoutenable (et il faudra affronter ce problème). Nous aimons enfin Griffith pour ses femmes sublimes, ses vierges sages ou folles, ses ingénues aux caractères bien trempées, ses filles surexcitables et sacrificielles, et qui furent incarnées pour l’éternité par Lilian et Dorothy Gish, Miriam Cooper et Constance Talmadge (l’éblouissante « fille de la montagne » dans l’épisode babylonien d’Intolérance) et surtout, et avant tout, Mae Marsh – véritable pucelle orgiaque, sainte et dionysiaque à la fois, et dont le jeu prodigieux ne sera égalé que, quatre-vingt ans plus tard, par Emily Watson (qui semble être sa réincarnation tant elle lui ressemble moralement et physiquement) dans le miraculeux « Breaking the waves » de Lars von Trier au finale si griffithien et si critiqué (les cloches divines qui sonnent l’arrivée de Bess Mcneil au ciel).

    1214585307.jpgLe cinéma comme pacte sadomasochiste.

    Au fond, « le plaisir admiratif, non attendri », selon la formule très juste de Gérard Legrand, que l’on ressent en regardant un film de Griffith provient du caractère à la fois élémentaire et fondamental, j’allais dire « présocratique », de son art. Griffith, c’est la terre, le ciel, les eaux et le feu ; c’est la croyance au monde tel qu’il a été conçu par Dieu et pensé par Dante ; c’est l’adhésion aux essences des choses - et qui en effet ne peut qu’aller de pair avec une vision traditionnelle, voire traditionaliste de la société et son cortège de principes obscurantistes : la caste, la race, le bouc émissaire, le crime d’honneur, et l’idée archaïque que si chacun doit être heureux, chacun doit rester à sa place ; c’est enfin le plaisir immédiat que donne toute anthropologie « primitive » (et nous verrons à quel type de sexualité renvoie ce genre de plaisir). « Giotto du cinématographe » comme le qualifie encore Legrand, l’auteur du Lys brisé est à mille lieux de porter le soupçon sur un art qui vient de naître. Mais quoi de plus normal que de concevoir le jeune cinéma comme un nouvel art des cathédrales - comme un spectacle métaphysique susceptible d’ébranler les ouailles ? Le temps du discours critique, du questionnement perpétuel de l’image par l’image à la Godard (avec toujours la même interrogation : le cinéma est-il d’essence fasciste ?) et de la méfiance comme seul guide du regard viendront bien assez vite. A l’époque de Griffith, le cinéma n’a pas encore été chassé du jardin d’Eden, n’a pas encore goûté le fruit de l’arbre du fascisme, et peut donc se permettre tous les excès et toutes les folies. Et si, comme le dit Jean Douchet, Griffith a couvert tous les champs du cinéma, mythique, épique, historique, sociale, familiale, intimiste, érotique (qu’on pense aux plans d’orgies d’Intolérance et de ce sein nu qu’on ne saurait ne pas voir) et même celui de la propagande, « il n’est qu’un type de cinéma dont il n’ait pas fait usage : la caméra de surveillance. C’était trop tôt dans le siècle. La caméra ne s’était pas encore retournée sur et contre le spectateur. » Ce dernier, Griffith ne le surveille pas, ne le dénonce pas, ne cherche jamais à lui faire honte de regarder ce qu’il regarde (comme certains cinéastes contemporains s’acharnent à le faire, tel Michael Haneke pour qui le nec plus ultra du cinéma est d’exciter les nefs du spectateur… avant de lui reprocher ensuite cette excitation !!!). Le cinéma doit au contraire lui faire plaisir, combler ses attentes et l’amener, après de rudes aventures sensori-motrices à la béatitude visuelle et mentale la plus totale. Certes, un peu, voire beaucoup de souffrance lui sera quand même infligée, mais dans un sens bien différent de celui de nos assommants puritains. Si le travail du cinéaste, comme le dira Hitchcock, consiste d’abord à « faire souffrir le spectateur », cette souffrance ne saurait être ni punitive ni conclusive. Bien au contraire apparaît-elle comme une épreuve cathartique que doivent endurer personnages et spectateurs (car les seconds se sont identifiés aux premiers) et qui aboutit, la plupart du temps, à une « happy end ». Et pour Griffith qui, comme le dit Barthélemy Amengual dans un remarquable article de Positif et qui inspire le nôtre, est « comme les Karamazov et leur créateur, un voluptueux de la compassion » qui a besoin de « torturer pour s’enivrer de pitié, ultime béatitude » , quelle meilleure épreuve pour les uns et les autres que celle d’un espace qui se dilate dans un temps qui se contracte ?

    1752674419.gifLe cinéma comme boucherie : montage, gros plan.

    La course contre la montre, puisque c’est de cela qu’il s’agit (et qui constitue les finales de Naissance d’une nation et d’Intolérance) est sans doute de toutes les « actions » cinématographiques celle qui a le plus contribué à donner ses lettres d’or au montage. Elle oblige en effet à mettre en parallèle deux actions dont l’une doit arrêter l’autre : la cavalerie doit arriver à la cabane avant que celle-ci ne soit envahie par les assaillants (Naissance d’une nation),  la voiture doit arriver à la prison avant que l’on pende l’innocent (Intolérance)– et avant d’arriver à la prison, encore a-t-il fallu rattraper le train, y monter, trouver le gouverneur pour qu’il confirme par écrit l’innocence du condamné, redescendre du train, reprendre la voiture, etc. L’alternance des plans entre la poursuite haletante et les préparatifs de l’exécution n’en finit pas de torturer le spectateur qui, tel un dieu impuissant, a le pouvoir d’assister à deux scènes en même temps mais pas celui d’intervenir – le « sale boulot » de l’action incombant aux héros. Même si la règle morale du montage veut que l’on arrive toujours à temps, car l’on ne saurait décemment tendre les nerfs du spectateur sans les lui détendre après,  et même si celui-ci pressent que « normalement » tout devrait s’arranger, il n’en accepte pas moins cet étrange pacte sado-masochiste que lui propose le cinéaste. Et « l’ennemi » du cinéma est précisément celui qui refuse ce pacte, qui ne comprend pas pourquoi son système nerveux serait mis à mal par des images en mouvement, et qui pour finir trouve très pervers ce jeu qui consiste à accepter de souffrir pour mieux jouir le temps d’une projection. Il n’a pas tort car, comme l’écrit Barthélemy Amengual, « chez Griffith, le montage parallèle, avec le sauvetage de dernière minute, confère à ce théâtre intime, la quasi-fixité des rituels pervers. Le montage parallèle qui délivre, torture d’abord pour mieux délivrer. » Le montage parallèle est une expérience déviante comme le cinéma est une perversion de la perception.

    Déjà le gros plan, dont Griffith ne fut certes pas l’inventeur mais bien le premier utilisateur génial, fut perçu à ses débuts comme une perception pathologique de la réalité, une sorte d’hystérisation de la vue, ce qu’il était d’une certaine façon. « L’enchantement des enchantements était le gros plan, disait Jean Renoir parlant de sa découverte des films de Griffith, je n’ai pas changé d’avis. Surtout les gros plans de fille (…) L’agrandissement permet de jouir du grain de la peau. Un léger frémissement de la lèvre nous révèle un peu de la vie intérieure de cette femme idéale » et d’avouer qu’il lui était d’arriver d’introduire dans ses propres films des séquences parfaitement inutiles pour le seul plaisir d’avoir un gros plan à filmer. Le gros plan porte en effet au maximum l’intensité d’un visage (car le gros plan, c’est le visage), permettant au spectateur une proximité épidermique sensuelle extraordinaire en même temps qu’il entraîne, comme le dit Frank Curot, « une limitation figurative, une simplification des informations visuelles, favorisant le traitement de l’image comme signe » Sauf que cette pratique (qui constitue sans doute avec le montage la spécificité du cinéma et qui est en tous cas celle qui rompt définitivement avec la perception théâtrale) fut au début très mal perçue par les professionnels eux-mêmes qui n’y voyaient qu’un découpage arbitraire et sadique portant atteinte à l’intégrité physique des acteurs autant qu’ à la perception normale globalisante. Et Frank Curot de faire remarquer que « ces réactions ne furent pas dues seulement à une rupture avec les habitudes de la perception théâtrale, mais à ce qu’elles renvoyaient peut-être, de façon plus lointaine, à des interdits (et à des angoisses) analogues à l’anathème dont furent l’objet les premiers chirurgiens de la Renaissance. » Au fond, le gros plan coupait dans les corps comme le montage coupait dans le récit. Le cinéma apparaissait bel et bien comme une boucherie visuelle, bon qu’à découper la vie en rondelles à l’aide de « plans culs-de-jatte » (expression saisissante de Charles Pathé lui-même) et d’un montage qui précisément « monte » les réalités les unes contre les autres.

    96580e93ccd8805eea7668e2bfcd4097.jpgLe cinéma comme onanisme.

    Le comble de ce jeu pervers (ou sublime, tout dépend de notre capacité esthétique et morale à admettre la représentation cinématographique) est atteint dans Intolérance où il ne s’agit plus simplement de faire co-exister deux scènes où, pourrait-on dire, l’une a besoin de l’autre, mais de mettre en parallèle et en branle quatre scènes de quatre époques différentes, quatre poursuites, quatre menaces de mort et de destruction, quatre souffrances mises en écho - mais non quatre fins heureuses. La raison en est que d’une part trois de ces événements se sont réellement passés et sont précisément connus pour leur caractère tragique : la passion du Christ, la chute de Babylone, la saint Barthélemy, et que d’autre part, Griffith a compris qu’une seule fin heureuse suffisait à contenir organiquement les trois autres et même à leur servir de catharsis. D’autant que c’est à l’épisode contemporain, donc au présent, que revient cette tâche. L’intolérance qui a toujours triomphé dans le passé perd enfin la partie aujourd’hui et le spectateur qui aura enduré le suicide de Balthazar, la crucifixion du Christ et le massacre des protestants, pourra tout de même sortir de la salle avec une lueur d’espoir grâce au triomphe moral et social du couple du dernier épisode intitulé « la mère et la loi ». Sauf que si cette histoire de grève réprimée, de délinquance légitimée, d’innocence persécutée et d’erreur judiciaire inique, a toutes les vertus du réalisme social (et inspirera du reste les cinéastes soviétiques), elle n’en reste pas moins, et contrairement aux trois autres, fictive. Autrement dit, c’est la fiction qui soulage de l’Histoire. C’est une happy end rêvée qui se propose de faire supporter, voire oublier, toutes les horreurs historiques et bien réelles que l’on nous a fait défiler pendant trois heures. Alors certes, le montage alterné aboutit ce que l’hétérogénéité des épisodes soit dépassée et délivre comme impression finale, sinon comme message, que tout est bien qui finit bien dans le meilleur des mondes, mais de quelle façon ? Comment voulez-vous que nous prenions votre septième art au sérieux, maugréeront encore les ennemis du cinéma, puisque toute votre « morale » consiste à abolir la tragédie du monde par un baiser final suivi lui-même par l’apparition d’une gigantesque croix blanche sur l’écran censée mettre fin à la haine et à la guerre. Ah il sera content le spectateur d’être passé sans crier gare du sadisme à l’angélisme ! Comme l’écrit Barthélemy Amengual, « Griffith développe une tension, une excitation – un suspense – qui, après un nombre variable de stases et d’interruptions, atteint son acmé toujours irrésistible et sa décharge au dénouement, après quoi vient un moment relativement court de détente où le récit ramasse ses billes, rassemble ses personnages « bons » dans un retour apaisé à l’ordre, une rentrée satisfaite dans la moralité. Cette relaxation est confiée aux compositions allégoriques des plans terminaux. » Ainsi, la simultanéité se fait passer pour de la fraternité, l’énormité prend des airs de charité, le tour de passe-passe prétend à la miséricorde – et le spectateur, caressé de partout, en a pour son argent et peut sortir de la salle aussi rassuré que satisfait. Le cinéma de Griffith (et avec lui, le cinéma tout court) serait donc l’accomplissement d’une de ces « masturbations à programme » selon la formule d’Amengual  - programmes familiaux qui plus est puisque pour Pierre Sorlin, cité par Amengual, ce vers quoi tend Griffith est « la famille unique, point de départ et aboutissement de la famille-maison ». Nous y reviendrons.

    Pour l’instant, voyons d’abord comment la simultanéité, loin d’annoncer un changement de paradigme politique et social (ce qui sera le cas avec le cinéma soviétique), est garante de la croyance de Griffith dans le cours éternel des choses. La frénésie virtuose du montage parallèle cherche moins à diviser les espaces et les temps qu’à les lier en une totalité organique qui n’est rien d’autre que l’ordre du monde. On peut vivre différemment selon que l’on soit dans l’Antiquité ou à notre époque, mais il n’y a qu’une seule Vie. Et dans Intolérance, Griffith multiplie les cartons où il est dit que de siècles en siècles, ce sont toujours les mêmes événements, les mêmes passions, les mêmes gestes qui se répètent : «Aujourd’hui et demain, d’un balancement incessant, apportant toujours les mêmes passions humaines, les mêmes joies, les mêmes chagrins » prévient un carton. Et « Il y a une saison pour tout, un temps pour se lamenter, un temps pour danser… » constate un autre, paraphrasant l’Ecclésiaste. Pour Griffith, sagesse et bonheur dépendent avant tout de l’abnégation devant le cycle éternel de la vie et de la mort, un cycle qui fonctionne précisément comme le fameux berceau que balance indéfiniment Lilian Gish et qui scande tout le film.

    Les choses sont donc ce qu’elles sont et rien de plus. Certaines situations méritent d’être corrigées ou réformées mais non le « système » de l’existence elle-même. Au contraire, le mal, c’est ce qui veut faire du bien à tous prix et contre toutes les formes traditionnelles. Ainsi de ces «quelques femmes ambitieuses réunies pour l’élévation de l’humanité » et qui au nom de leur association de charité mettent en branle tout un processus d’ « intolérance » qui conduira à la répression sauvage de la grève, à la débâcle des chômeurs, à la tentation délinquante de certains d’entre eux, aux petits délits que la société condamne comme de grands crimes, aux enfants que l’on arrache des bras de leur soi-disant « mauvaise » mère, au désespoir mortifère des individus capables alors de tout et dont on punira encore plus le désespoir. Le mal, c’est ce qui veut faire le bien de force. C’est le bien pur et dur, « protestant » qui n’admet ni aucune vicissitude de et dans la vie. C’est Stoneman, anti-esclavagiste fanatique, qui dans Naissance d’une nation tient absolument à punir le sud au contraire d’Abraham Lincoln qui est conscient qu’il ne faut pas humilier les vaincus et au contraire traiter avec eux « comme si rien ne s’était passé. » Dans Intolérance, outre les dames patronnesses déjà évoquées, c’est le patron Jenkins qui surprend ses ouvriers au dancing alors qu’ils devraient, dit-il, déjà être au lit pour pouvoir être en forme à l’usine le lendemain. C’est Cyrus, dans l'épisode babylonie, pour qui « les hommes doivent transpirer chaque jour. » Ce sont les Pharisiens qui se plaignent qu’  « il y a trop de bacchanales et de recherche de plaisirs faciles chez le peuple » et que Jésus est lui-même un « homme glouton et ivrogne, ami des débits de boissons et des pécheurs » et dont le premier miracle festif est précisément de changer l’eau en vin aux noces de Cana. L’intolérance, dans l’esprit de Griffith, c’est donc bien le puritanisme. Sans en faire un hédoniste, au moins peut-on constater que nombre de ses plans vantent le plaisir et l’amour jusqu’à la grande et dernière orgie de Babylone dont on ne saura jamais s’il la réprouvait ou non (et du reste, la chute de l’empire n’est pas due à une pseudo décadence mais bien à une trahison du grand prêtre). Ce qui est certain, c’est qu’il a réalisé Intolérance pour répondre aux attaques de racisme dont il avait été l’objet après Naissance d’une nation et qui semblent l’avoir sincèrement blessé. Raciste à coup sûr, libéral sans aucun doute – telle est la contradiction de cet artiste singulier dont les films portent le stigmate.

    De même, sa vision de la révolution française dans Les deux orphelines se révèle très nuancée. En tant qu’Américain, le « mal » est à ses yeux, et avant tout, l’Ancien Régime, ses privilèges abjects, son insupportable hiérarchie sociale, et qu’il convient en effet de renverser pour installer la démocratie - et ce sera le rôle de Danton de le faire (« Danton » qu’une note d’un carton présente comme "l’Abraham Lincoln français" !), mais le « mal » sera aussi et ensuite la tentation et tentative par Robespierre de changer l’ordre cosmologique des choses en ordre socialiste - à l’instar de ce qui venait de se passer en URSS avec le Bolchevisme (et auquel est comparée, fort justement à notre avis, la Terreur française.) Bref, on peut et on doit changer de système quand celui-ci est injuste, mais il faut bien se garder de changer d’ontologie. Aux yeux de Griffith, l’ordre organique des choses défie toute « dialectique ». L’alternance n’est en rien une alternative et encore moins un processus d’altérité. Elle reste alternance d’elle-même, pourrait-on dire, fonctionnant selon un mode autarcique de va et vient incessants qui ne renvoient jamais qu’à eux-mêmes et que l’on est en droit de qualifier de masturbatoire. Quoi de plus jouissif en effet pour le spectateur que d’être conforté dans sa sécurité ontologique ? Et Florence Valéro, dans un passionnant article du magazine web intitulé aussi La Revue du Cinéma (journal indépendant & cinéphile) a tout à fait raison de noter que Griffith, tel « l’ingénieux sophiste chez Socrate, s’amuse à « flatter l’essence », en répondant à l’attente du spectateur. » Au-delà de toutes les découvertes techniques qu’il fait et des prouesses artistiques dont il se rend maître, ce qu’invente réellement Griffith est le plaisir du cinéma – celui-ci consistant à « immobiliser le spectateur dans un fauteuil pour qu’il se fonde radicalement dans ces images qui se meuvent en face de lui ». Nouveau maître de la caverne platonicienne, Griffith crée un art où pour la première fois dans l’histoire du spectacle, le spectateur a l’impression de participer à celui-ci. « Voilà une des raisons majeures qui marque une rupture avec le cinéma primitif, l’identification devient l’enjeu essentiel pour enrôler le public qui dès lors reconnaît le cinéma comme l’art parfait d’une illusion de la réalité. Griffith crée ici la diégèse propre du cinéma classique où la caméra sait se faire oublier. C’est de ce fait ici que se joue toute l’expressivité et le rôle créateur de la caméra. Comme le souligne Michel Martin, le spectateur n’est plus considéré comme un témoin passif, mais comme un individu capable de prendre parti à l’histoire, de s’y impliquer moralement » Ce que je vois, c’est moi dans un rêve fabuleux. C’est moi qui cavale à travers la prairie pour aller combattre les méchants, sauver le monde et embrasser la fille. Les actrices deviennent alors mes copines – c’est-à-dire des stars. Et j’ai leurs photos dans ma chambre et leurs ombres dans mon lit.

    4634250720c9287d97108ec6bd3dff98.jpgLe cinéma comme inceste.

    La seule chose qui pourrait rompre avec l’Eternel retour qu’est fondamentalement l’Histoire serait non la Révolution mais la Révélation – « Le berceau unissant l’ici et l’au-delà » comme le dit un carton d'Intolérance. Ainsi de cette Croix blanche censée stopper net les guerres et transformer les prisons en prairies de fleurs à la fin de ce même film, ou du Christ réconciliant les hommes à la fin de Naissance d’une nation – sauf que c’est bien un couple de blancs qui admire ou qui rêve cette Jérusalem céleste. On peut toujours espérer une apocalypse qui ferait qu’on s’aimerait enfin tous les uns les autres, mais en attendant celle-ci, à nous de veiller à notre caste et surtout à notre race.

    Pour Griffith, le vrai danger réside autant dans le changement onto-théologique que veut provoquer la révolution que dans le changement « biologique » ou supposé tel (et que peuvent entraîner les mariages mixtes entre noirs et blancs). Si dans Naissance d’une nation, la guerre civile n’est pas, comme le fait remarquer Pierre Sorlin, une guerre haineuse (les benjamins sudiste et nordiste meurent en frères sur le champ de bataille, le camp nordiste applaudit les exploits du « Petit Colonel » sudiste, etc…), la guerre raciale est en revanche totale. L’alternance cosmologique admet volontiers le conflit mais pas du tout l’altérité. Noir et blanc ne peuvent se mélanger – y compris plastiquement : c’est sur l’écran, tour à tour noirci par les noirs et blanchi par les blancs, que s’affrontent les deux parties. « Ce qui me semble particulièrement remarquable, écrit encore Pierre Sorlin dans son article, est l’utilisation de la couleur, l’opposition soigneusement construite entre le noir et le blanc, les ténèbres et la lumière. » La batailles des formes est bien une bataille des ethnies jusqu’à ce plan, à la fois le plus beau du film et le plus raciste, qui marque la victoire des blancs : une masse grouillante de noirs entourée de chaque côté par une colonne de cavaliers du Ku Klux Klan qui les surveillent et dont la blancheur éclatante des costumes fait qu’on voit réellement du noir enfermé dans du blanc - et du noir qui finit par s’annihiler de lui-même quand les noirs quittent en vrac le cadre, ne laissant plus que du blanc dans le champ – du blanc pur, immaculé, « non souillé ».

    Car c’est bien un fantasme de souillure qui agite Griffith. La célèbre scène du suicide de la petite Flora (incarnée par Mae Marsch) qui se jette de la falaise plutôt que d’être « violée » par un noir qui la poursuit – alors que celui-ci ne venait que lui parler de son désir de se marier est à cet égard fort significatif de l’esprit aryen de Griffith : un noir qui veut se marier avec une blanche est un noir qui veut violer la race blanche. Dans la cabane assiégée par les noirs, le père Cameron et l’ancien soldat se préparent chacun à tuer leur fille pour qu’elles ne tombent pas aux mains des noirs. La mort plutôt que la non consanguinité ! Et il faudra que Lynch, le mulâtre affranchi dont le radical Stoneman veut faire un exemple d’intégration et d’égalité sociale, demande à ce dernier la main de sa fille pour que celui-ci prenne conscience du « danger » de la mixité ethnique – et lui refuse celle-ci.

    Le mal est donc ce qui vient du dehors et pour lui résister il s’agit de se marier entre personnes de la même caste, voire de la même famille. Or, si, comme l’écrit Sorlin, « il est impossible que des frères épousent ouvertement leurs sœurs, il faut inventer des subterfuges. Et si vous faites abstraction des noms, si vous ne pensez qu’aux relations entre les personnages, vous constatez que les Cameron se marient entre eux (…)" Le rêve de Griffith, comme celui de tout aryen est "une sorte de famille américaine complète en elle-même, fermée à tous les apports extérieurs. » La « double lune de miel au bord de la mer» censée marquer l’union et la réconciliation entre une famille du Nord et une famille du Sud et qui clôt le film n’est en réalité que la reconstruction quasi incestueuse de la même famille. La dualité est devenue unité. L’alternance s’est figée dans le même.

    Sado-masochiste dans son fonctionnement, onaniste dans ses effets, incestueux dans sa finalité, le cinéma de Griffith apparaît donc bien comme « le péché originel » de l’histoire du cinéma. Qu’importe ! Au-delà de ses aspects perversifs et de sa capacité à subvertir le réel par l’apparence (et qui ont été pour Platon, l'Eglise, et Jean-Jaques Rousseau, les arguments traditionnels destinés à disqualifier tous les arts), le cinéma apparaît surtout comme l’expression la plus adéquate de l’imaginaire, sinon de la mémoire, comme le lieu ou la matière se transforme en mouvement et le temps en durée. Illusion vitale par laquelle, comme l’écrivait lui-même Griffith un peu obscurément, « la simulation poétique, le tour de force qui arrête l’attention et imprime les souvenirs qui doivent survivre, y est une puissance silencieuse. Il se prête à la dissimulation qui est l’un des attributs les plus rares de l’art véritable. » Quelle preuve plus évidente et plus belle de cette « simulation poétique » que le dernier plan de Naissance d’une nation où les deux amoureux, au bord d’une falaise qui donne sur l’océan, regardent l’horizon et « voient » au lointain une sorte de palais comme descendu du ciel et qui semble annoncer un nouveau monde ? A notre connaissance, seul un autre immense cinéaste osa un finale messianique de ce genre - Stanley Kubrick aux tous derniers plans de 2001, l’odyssée de l’espace.

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