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2020-2021 Shakespeare à l'heure de la covid - Page 17

  • LE ROI LEAR – Folie et contre-folie

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    (Je suis ici la traduction de Michel Leiris et d’Elizabeth Holland qu'on lit dans la Pléiade de 1959, sauf pour quelques répliques où je reprends celle de François-Victor Hugo et que j’indique comme telles.)

    Les photos (maladroites, je m'en excuse) sont tirées du film de Jonathan Miller (BBC, 1982) avec Michael Hordern (Lear), Frank Middlemass (le Fou) et tant d'autres de ces merveilleux acteurs anglais, les meilleurs du monde. 

     

    On n’aime pas le personnage de Lear. Son chantage à l’affection, sa vanité autoritaire, son exigence incestueuse. Que va-t-il chercher en allant demander à ses filles de lui dire qui l’aime le plus – sinon une façon de faire jouir sa paternité au moins par des paroles ? Daniel Sibony a raison de marquer ce point. « Son appel à ses filles est un pleur énervé : mais faites-moi jouir ! avec des mots ! puisque nos corps restent étrangers, puisqu’une loi maudite nous interdit de les posséder, dites-moi des mots, vrais ou faux qu’importe, c’est ma jouissance qui sera vraie ! ». Et les deux filles aînées de faire semblant d’assouvir leur père, la première en usant de la rhétorique classique des mots qui ne peuvent exprimer ce que l'on veut dire :

    GONERILLE – Monsieur, je vous aime mieux que les mots n’en sauraient peser le dire ; plus chèrement que la vue, l’espace, la liberté, au-delà de toute chose estimable, riche ou rare ; non moins que vie quand l’accompagnent grâce, santé, beauté, honneur (…)

    La deuxième affirme la jouissance directe :

    RÉGANE – Je me déclare ennemie de toute autre joie que le plus précieux domaine des sens puisse contenir et trouve ma seule félicité dans l’amour de Votre chère Grandeur (…)

    La troisième souffre depuis un bon moment – car elle n’a pas la parole, ne sait pas flatter, ignore les convenances, mais n'en aime pas moins.  

    CORDELIA – Que fera Cordelia ? Aimer et se taire.

    Il ne faudrait pourtant pas en faire une sainte trop vite. La demoiselle apparaît un brin guindée, sinon hautaine, dans sa « sainteté ». Lorsqu’elle rétorque à son père qu’elle l’aime selon le lien filial, « ni plus ni moins », on ne peut s’empêcher de voir en elle une emmerdeuse, une orgueilleuse, quelqu'un qui ne veut pas jouer le jeu filial (ou social) et qui trouve là, peut-être, sa secrète satisfaction. Pour Sibony, ce refus de faire jouir son père relève d’une autre jouissance qui serait celle de la rétention des mots. Cordélia se refuse à l’orgie parolière et du coup provoque celle de son père qui hurlera ses grands dieux tout le long de la pièce.

     

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    On objectera qu’il est absurde de psychanalyser ou, pire, de sexualiser une œuvre qui dépasse de très loin la psychologie et ne trouve dans sa dimension que dans le cosmique et le métaphysique. Sauf que le cosmique et le métaphysique sont tout aussi sexuels, sinon beaucoup plus, que ce qui se passe dans un mélo ou vaudeville. Homère, les Tragiques, la Bible elle-même sont plein d’histoires de désir, de séduction, d’inceste, de viol et de castration. Rien de plus sexuelle que l’âme. Rien de plus cosmique que le sexe.

    Et tout est sexuel dans Le Roi Lear, et cela dès la première scène avec le premier échange entre Gloucester et Kent au sujet d’Edmond, le fils bâtard du premier – et dont l’action, on le sait, sera parallèle à celle de Lear, la doublant de manière plus grossière, plus humaine et par là-même, nous le verrons, plus douloureuse. 

    KENT – Je ne puis concevoir… 

    GLOUCESTER – Monsieur, la mère de ce jeune garçon le pouvait fort bien ; sur quoi, elle s’arrondit du ventre et, ma foi, eut, monsieur, un fils pour son berceau avant d’avoir un mari pour son lit. (…) Bien que ce coquin ait eu quelque effronterie à venir en ce monde avant qu’on ne l’allât chercher, toutefois sa mère était belle ; j’ai pris du bon temps à sa fabrique, et le putaillon doit être reconnu. 

    Dans la scène suivante, resté seul, Edmond corroborera cette thèse. La chair, quand elle se fait dans la joie naturelle et non dans le devoir social, donne des fruits plus beaux que les autres mais aussi plus dangereux.

    EDMOND – Toi, Nature, es ma déesse (…) Pourquoi nous flétrir d’infamie, de vilenie, de bâtardise ? Vils, vils ? Nous qui, dans l’ardeur clandestine de la nature, puisons plus de robustesse et de force impétueuse qu’il n’en est dépensé dans un lit fatigué, insipide et rassis pour procréer toute une tribu de freluquets conçus entre le sommeil et la veille ? 

     

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    Vitalité du bâtard que le social rejette et qui veut prendre sa revanche, devenant une sorte de "salaud lumineux", le seul en effet à ne pas s’en remettre au Destin et affirmant une liberté existentielle totale. Sa fameuse tirade après que son père a évoqué les « dernières éclipses de soleil et de lune » comme explications aux maux du monde :

    EDMOND – Telle est l’excellente folie du monde que, si nous nous trouvons en male fortune – souvent par le fait même de nos propres abus – nous faisons coupables de nos désastres le soleil, la lune et les étoiles ; comme si nous étions scélérats par nécessité, sots par compulsion céleste, coquins, voleurs et traîtres par la prédominance des sphères ; ivrognes, menteurs et adultères par obéissance forcée à l’influence des planètes ; et comme si nous ne faisions le mal qu’à l’instigation divine : l’admirable échappatoire pour ce maître-putassier d’homme que de mettre ses velléités lubriques à la charge d’une étoile ! Mon père s’est mélangé avec ma mère sous la queue du Dragon et ma nativité s’est opérée sous la Grande Ourse ; d’où il s’ensuit que je suis violent et paillard. Par le Pied de Dieu ! J’aurais été ce que je suis si la plus virginale étoile du firmament avait cligné sur ma bâtardification…

    Bien sûr, on pourrait lui répondre qu’Être et Destin se confondent et que l’on est toujours ce que les atomes, les dieux ou la seule Nature ont fait de nous, la volonté du bien ou du mal n’étant qu’un clinamen comme un autre. Au fond, tout s’est toujours confondu en ce bas monde et il est impossible de savoir si l’on est libre ou pas. Mieux vaut peut-être penser que oui, la responsabilité étant une illusion assurément plus morale que celle du pur hasard.  

     

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