Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Cinéma - Page 32

  • Entre les pétasses et les enculés, un film de Laurent Cantet et François Bégaudeau

    h_4_ill_1049064_entre-murs.jpg

    "Le littéral, c'est le barbare", Adorno.

     

     

    Quand je suis allé voir, à l'UGC Ciné Cité des Halles, Entre les murs, le film de Laurent Cantet, palmé à Cannes par cet imbécile de Sean Penn, et loué par Télérama autant que par Xavier Darcos (espérons avec une mauvaise foi de circonstance pour ce dernier), toute la salle a applaudi à la fin, signalant par-là qu'elle avait aimé ce film, mais encore, je suppose, qu'elle l'avait approuvé.  Mais qu’avait-elle approuvé là-dedans ?

    Pour moi qui ai quitté l’IUFM il y a une dizaine d’années, au moment où l’on avait déjà commencé à démolir l’école, Entre les murs m’apparut d’abord comme l'état des lieux le plus brutal et le plus désespérant  jamais fait sur l'Education Nationale, et par extension, sur la société française - celle-ci, plus républicaine pour un sou,  démocratiste à mort et par là  plus inégalitaire  que jamais du fait même de  cette volonté forcenée d'égalitarisme. Car plus on égalitarise les gens, c'est-à-dire plus on  tue en eux ce qu'ils pourraient avoir de grand et de noble – d’aristocrate, plus on les déprécie, plus la fracture sociale et culturelle avec les chanceux qui ont échappé à cet égalitarisme s'accentue. L'égalitarisme comme facteur d'inégalité, voilà ce que  des intellectuels dignes de ce nom devraient dénoncer. De ce point de vue, Entre les murs aurait pu alors s'imposer comme un film éprouvant à voir, certes, mais nécessaire et purgatif pour tous ceux et toutes celles qui veulent comprendre quelque chose de l'horreur éducative de notre monde.  Bref, une illustration parfaite de ce que n'importe quelle émission d'Alain Finkielkraut dénonce depuis vingt ans : l'équivalence criminelle mise entre profs et élèves, la propension des uns à se mettre "au niveau" des autres (et non "à leur portée", ce qui est fort différent), la croyance inique que l'on peut penser de soi-même par soi-même, l'école définie comme lieu de communication et non plus comme lieu de transmission du savoir, la haine enjouée de l'excellence et de la hiérarchie, la mise à mort de la langue, le risque d'exclure de plus belle les défavorisés, le triomphe de la barbarie. Au fond, ces "djeuns" annoncent déjà les zombies acculturés et sauvages décrits par Houellebecq et McCarthy dans leurs derniers romans. Je me disais même que ce film aurait certainement pu être écrit par Finkie lui-même, ou par feu Philippe Muray, tant la charge me semblait féroce, sinon outrée. A moins qu’il ne s'agisse tout simplement d'une œuvre de propagande produite par des associations d'écoles privées.

    Cantet et Bégaudeau l'ont dit partout : ils n'ont pas voulu que "François Marin"(sic), le professeur du film, incarné par Bégaudeau lui-même,  incarne l'exemplarité de sa profession. De ce point de vue, le personnage est un chef-d’œuvre. Car, en effet, qu'est-ce que c’est que ce professeur que l'on ne voit jamais faire cours ?  Qu'est-ce que c’est que ce type qui déclare que si "l'Autriche était rayée de la carte, personne ne s'en apercevrait", et qui a l'air de s'en féliciter ? Qu'est-ce que c’est que cet irresponsable qui laisse un moment sa classe sans surveillance parce qu'il va accompagner un élève récalcitrant chez le Principal ? Qu'est-ce que c'est que ce conseil de classe pendant lequel la fameuse Esméralda et sa copine ricanent sans qu'on ne leur dise rien - mais que leur prof traitera le lendemain, et contre toute déontologie éducative, de "pétasses" ?  Et comment croire que cette ultra-pétasse d’Esméralda ait pu lire La République de Platon comme elle le prétend à la fin dans la scène la plus démagogique du film et qui, mon cher Tlön, rappelle ce sketch des Inconnus dans lequel un groupe de rock débile prétendait que leurs influences littéraires allaient de Heidegger à William Faulkner ? Que dire, enfin, de cet ahurissant conseil de discipline où des professeurs et un Principal expliquent à une mère malienne qui ne parle pas le français que son fils va être exclu ? On croit rêver ! Cela se passe donc vraiment comme ça entre les murs des collèges français ? Le film prétend que oui. C'est donc bien l'extrême droite qui subventionne.

    Et pourtant, j'étais à côté de la plaque. En lisant et en écoutant les interviews de leurs auteurs, je me suis  honteusement aperçu qu' Entre les murs n'était pas du tout le docu-fiction un rien tandencieux qui alerterait l'opinion sur l'état d'urgence dans lequel se trouve  l'école, mais bien un témoignage se voulant émouvant  et généreux d'une réalité scolaire considérée comme positive. Pour François Bégaudeau, en effet, "l'échec scolaire" n'est qu'un "fantasme", un mythe des forces réactionnaires, une imposture droitiste. Jamais les jeunes gens n'ont mieux bougé dans leur tête et dans leur corps, affirme-t-il sans rire dans Télérama : "depuis une dizaine d’années, on a affaire à une génération de jeunes beaucoup plus doués physiquement. Le corps bouge mieux. On a sans doute gagné en énergie ce que l’on a perdu en culture classique ou en qualités argumentatives." Pour Bégaudeau, cette gestualité tribale, sinon simiesque, qu’affectent ces jeunes gens, leur grossièreté d'expression sanguine et communautariste, et cette façon de n’exister qu’en meute (aucun solitaire, aucun persécuté dans cette classe) sont des signes magnifiques de vitalité et d'énergie créatrice. Quant à Laurent Cantet, loin de ces parents d’un autre âge qui avouent "se saigner aux quatre veines" pour envoyer leurs enfants dans le privé, il affirme préférer se saigner aux quatre veines pour envoyer les siens dans une ZEP. "J’ai passé ma scolarité dans une petite ville de province. Nous étions entre “petits blancs”, de la classe moyenne, parce que le collège unique n’existait pas encore. (…) Mes enfants me semblent beaucoup plus ouverts sur le monde en allant au collège à Bagnolet, dans une classe ressemblant à celle que je décris, que moi à leur âge”, confie-t-il dans un débat audio à Libération (autant de déclarations stigmatisées par les excellents "causeurs" d'Elisabeth Lévy). Car l'important pour lui, voyez-vous, c'est la diversité. Mais attention ! Pas la diversité de Platon ou de Nietzsche, c'est-à-dire pas cet ensemble de forces repris et organisé par la République ou configuré par la Volonté de Puissance,  et qui viserait à faire de l'individu un philosophe-roi ou un surhomme, non, il s'agit là d'une diversité pour la diversité, d'une diversité sans Un, sans Arché, d'une diversité dont on ne tire rien, sauf peut-être le dernier des hommes et quelques futurs esclaves dont toute société a secrètement besoin, d'une diversité  dans laquelle d'ailleurs seul le narcissisme compte. Car il est clair que l’on ne va pas exiger de ces chers petits qu’ils sortent de leur plébéien nombril. Oh l’affligeante mais o combien significative séquence de l'autoportrait dans laquelle, en guise de devoir, le "prof courage"  demande à chacun de ses élèves de se raconter lui-même à l'écrit - exercice certainement passionnant mais d'autant plus périlleux qu'il nécessite  de savoir sortir de soi pour mieux se ressaisir, ce que précisément ne savent pas faire ces jeunes gens, plombés dans leur langage et leurs préjugés, et le pire, confortés en eux par leur propre professeur. La dépossession, condition cardinale de celui ou celle qui veut s'ouvrir au monde ou même à soi n'est en effet pas le fort du Marin-Bégaudeau. Au contraire, celui-ci ne cesse d'exciter les affects de ses élèves, et surtout, de rentrer dans le jeu de confrontation verbale  que lui impose ces derniers et auquel il perd à chaque fois.

    Et c'est à ce moment que le film devient malgré tout passionnant. C'est que ces "djeuns" ont, malgré leur vocabulaire indigent, leur accent horrible, leur inculture crasse, un sens souverain de la répartie, c’est-à-dire de la « tchatche », et qui n’est rien d’autre, et je pèse mes mots, que la dialectique la mieux au fait des rapports de force, et autrement plus performante que celle de leur malheureux enseignant. Car si leur langage est pauvre, il n'en est pas moins combattif à l'extrême,  bien plus efficace dans les joutes verbales (ce qu’est fondamentalement le rap) que le langage académique, pacifique, défaitiste, et au final collaborateur, de ce pauvre éducateur, brave mouton débordé et bientôt dévoré par ses louveteaux, idéaliste à la noix qui ne se donne pas les moyens de son idéalisme, accumule les erreurs de frappe et de jugement, et finit par insulter malencontreusement ses élèves.

    Car si en bon français, "pétasse" est une injure qui renvoie plutôt à l'image d'une fille un peu bête et commune (quoique "sans connotation sexuelle", assure le Petit Robert 2007),  elle signifie bien "prostituée" dans le langage  beur. Et c’est cette fracture langagière, culturelle, et ethnique, que décrit Entre les murs – qui décidément aurait été un grand film s’il ne s’était embourbé dans l’idéologie. Lorsque les élèves, tous d'origine africaine et maghrébine, c'est-à-dire tous venant de sociétés traditionnelles où l'on en est encore aux crimes d'honneur et à une sexualité totalement confisquée par le dogme et le tabou, rétorquent en meute que dans "leur sens à eux", une pétasse est une pute, et que c'est ce sens-là que l’on voit se substituer au sens du professeur, qui lui est censé représenter la République, la langue française et les droits de l'homme, l'on se dit alors qu'en effet la République a failli dans sa mission depuis belle lurette, la langue française sera bientôt mise hors la loi (en fait, elle ne sert qu’à « embrouiller », comme le dit un moment l’un des blacks), et les droits de l'homme deviendront ,dans un futur  proche les droits des barbares.

    L’abjection de Cantet et de Bégaudeau, et qui n’est pas, allais-je dire, celle de leur film en soi, (mais un film en soi, pas plus qu'une chose en soi, n'existe pas) est qu’ils prétendent donner raison à ce qu’ils appellent l' "énergie vitale" de cette jeunesse.  Là où il n'y a que laideur de pensée, brutalité des jugements primaires, instinct sexuel et racial, c'est-à-dire fondamentalement instinct plébéien, homophobe sans le savoir ("il paraît que vous aimez les hommes, m'sieur"), le cinéaste et son scénariste ne veulent voir que créativité et innocence, expressivité et surabondance, épanouissement personnel à coup sûr exemplaire - "des corps qui bougent mieux".

    Ne reste plus au lamentable Marin-Bégaudeau que de se faire alors traiter d' "enculé" par l'un des mâles de sa classe sans qu'il puisse prouver que ce terme est autrement plus offensant que celui de "pétasse". « Pour vous, enculé, c’est comme pour nous, pétasse », rétorque la meute avec un ton qui n’admet pas la réplique. Le moyen aussi de répliquer puisque le système veut que l'expérience de l'élève vaille celle du prof ? Et comme la réalité impose toujours que cela soit le plus fort qui gagne, et que le prof a finalement tout fait pour qu’on le taille en pièces, le dernier des élèves peut l'emporter sans condition sur le dernier des maîtres, comme le profane sur le professionnel, comme le plébéien sur l’aristocrate. L'égalitarisme démocratiste triomphe jusqu'au bout. La littéralité prend le pouvoir.

    Comme on est loin du discours que fit récemment Benoît XVI au collège des Bernardins et dans lequel il rappelait que le génie du langage est d'être à la fois lettre et esprit,  lettre inspirée par l'esprit, lettre qui ne s'en tient jamais à elle-même, qui esquive sans cesse sa pure littéralité, cette littéralité qui est le lieu de tous les fondamentalismes et de toutes les régressions. Et l'on comprend pourquoi tant de beurs des cités, abandonnés à eux-mêmes, abandonnés d'ailleurs par l'école, niés dans tout ce qu’ils auraient pu avoir de distinct en eux, finissent par être séduits par des extrémistes qui seront bientôt leurs mauvais maîtres et leurs mauvais génies.

    Mais comme on est loin aussi de ce film magnifique et souverain qu'était L'esquive, réalisé par Abdellatif Kechiche en 2004, et qui reste l'antithèse la plus heureuse d' Entre les murs ! Là, on nous montrait des adolescents un peu plus éclairés, sans doute inspirés par une prof  de génie, mais qui étaient heureux de s'élever dans et par un vrai langage, celui de Marivaux en l'occurrence, qui transcendait leur condition, leur milieu, leur origine, et par-dessus tout,  leur infect patois. Là, ils accédaient à cette aristocratie de l'esprit et de la parole, où le discours amoureux ne se limite plus aux borborygmes de leurs pairs. Là, ils comprenaient que le sens des mots n'est plus forcément celui de la meute, qu'un mot peut avoir mille tournures, mille sens possibles - et que d'ailleurs parler est un plaisir. Chef-d’œuvre humaniste s'il en est,  L'esquive affirmait les vertus de la littérature classique et la capacité de celle-ci à éduquer, élever, nourrir, donner le goût du sublime, le goût de la sélection et de la distinction, même, surtout, à des adolescents des cité. Le génie de la langue y était affirmé dans toute son opératoire équivocité, sa possibilité de détourner, de distancer, d'esquiver donc, mais aussi de déborder, de sublimer, d’ennoblir le sens des choses. Et Lydia, Krimo, Frida et les autres donnaient envie de les aimer et de les aider, alors que Souleymane et compagnie donnent plutôt envie de précipiter leur chute dans les oubliettes de la république. Après avoir pendu leurs profs, il est vrai.

    Finalement, celle qui s'en tire le mieux est encore la petite black désolée qui à la fin du dernier cours du dernier trimestre vient voir Bégaudeau pour lui dire qu'elle n'a rien appris de l'année, qu'elle ne comprend pas ce qu'ils font tous ici, qu'elle ne sait pas du tout ce qu'est que cette école-là. Eh rien du tout, ma pauvrette, rien du tout.

     

     

     

     

     

    Lien permanent Catégories : Cinéma Pin it! Imprimer