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Cinéma - Page 48

  • Splendeur du néant.

    medium_casanova.jpgPour Philippe Sollers, Gabriel Matzneff ou Rocco Siffredi, le Casanova de Fellini restera comme le film le plus méchant de toute l’histoire du cinéma. Le vénitien à l’organe inusable et aux conquêtes infinies, auquel chaque homme normalement constitué a un jour rêvé de ressembler, n’est plus chez Fellini qu’un animal de cirque que l’on paye pour ses prouesses sexuelles et dont on se moque dès qu’il se met à parler de philosophie. Si tout le monde s’en prend à Casanova, disait l’auteur de Femmes qui, lui, tentera de le venger dans son Casanova l’admirable, c’est que « Casa », comme il l’appelle, est avant tout cet homme libre et sensuel, sans foi ni frontières, à la tête bien faite et aux couilles bien pleines, qui traverse le monde pour en jouir, sans méchanceté aucune, sinon celle de faire jouir les autres. Normal que tout le monde veuille sa peau, les femmes pour la goûter, les hommes pour la lui faire.

    Certes, lors de la sortie du film, Fellini n’arrêta pas de dire qu’il détestait Casanova, et bien entendu, on le crut, faisant fi des avertissements de celui qui se définissait avant tout comme un « grand menteur ». A revoir ce chef-d’œuvre absolu, on peut se demander si le cinéaste a réellement voulu être le bourreau du célèbre séducteur. S’il rit et nous fait rire de lui quand celui-ci gagne sa joute sexuelle ou quand il s’évanouit parce qu’il ne supporte pas que des femmes plantent des aiguilles dans des insectes aux formes significativement phalliques, il ne rit plus du tout et nous non plus quand les serviteurs du comte Waldstein se moquent du vieillard décati qu’il est devenu et qui demande pathétiquement ses macaroni. Au rire atroce du peuple (un rire, dirait Nietzsche, qui, à cette époque, a encore le goût du sang et de la torture) succède le rire abject des aristocrates que ceux-ci ne peuvent plus contenir devant ce pauvre histrion invité à réciter des vers de l’Arioste. A cet instant, Donald Sutherland (plus rien à dire sur ce génie !) lance le regard le plus bouleversant du film. Pour la première fois de sa vie, Casanova ouvre les yeux et comprend ce qu’il est – un « hardeur » qui a diverti toutes les cours d’Europe. Et Fellini de faire ce gros plan sublime de ses yeux qui pleurent du sang et qui révèlent enfin son humanité. C’est quand il s’aperçoit de son néant qu’il devient un être. En sa déchéance se trouve son salut.

    Il peut alors mourir dans le souvenir de la femme qu’il a le plus aimé, cette poupée mécanique, inspirée des Contes d’Hoffmann, la seule à qui il a peut-être vraiment fait l’amour. C’est qu’en quarante ou cinquante ans de libertinage non stop, Casanova a eu beau dispensé sa semence partout, donné du bonheur à des centaines de femmes, lui n’a jamais connu la jouissance. Ses seules satisfaction furent onanistes, qu’il fut dans sa prison à faire des roulades, ou dans la diligence qui le menait à Paris en pensant à Racine et Voltaire – hilarante métaphore d’une masturbation culturelle et qui continuera de déconcerter plus d’un télérameux.
    A travers Casanova, c’est tout le XVIIIème siècle, tant prisé par nos intellos libertins, qui est narguée. Dans cette Europe de la raison triomphante et du bonheur pour tous, tout n’est qu’irrationnalisme, décadence, orgies frigides, art frelaté, technologie aberrante (la poupée de cire et évidemment le célèbre oiseau d’or automatique que Casanova met en marche avant chaque ébat). Même la nature n’est pas philosophiquement bonne et se réduit à la pluie, à la boue et au gel. Le Casanova de Fellini est un négatif des Lumières - et c’est aussi cela qui rend le film inconfortable.
    Négatif splendide, il est vrai. De la statue de Vénus que les vénitiens veulent tirer de la lagune et qui émerge jusqu’aux yeux avant d’être réengloutie par les flots à la grande place de Venise où Casanova revoit dans un rêver hivernal tous les personnages de sa vie qui passent et le laissent là, le film regorge de beauté et ne laisse pas d’inquiéter. Chez Fellini, ce sont les figurants qui nous dévisagent, ce sont les masques qui nous font signe, et semblent nous dire qu’eux, c’est nous.

    Troublante aussi cette façon qu’a Fellini de ne jamais couper une scène et de la figer dans un de ces longs fondus dont il a le secret. Comme si la scène continuait dans le noir alors que nous sommes passés à autre chose. Comme si son film pouvait défiler sans nous, avoir une existence autonome. D’ailleurs, le mot « fin » n’apparaît pas, le film s’efface plus qu’il ne finit et Casanova peut enfin danser avec sa poupée de cire et en devenir lui-même une. D’où le malaise qui naît en nous : par contagion de l’image, nous aussi sommes fixés, figés, effacés, jetés à notre vide.
    Le problème, et Fellini l’admet lui-même, c’est que « même la représentation du vide peut séduire »*. On aimerait se satisfaire de l’être s’il n’était si fade, et si le néant n’était si splendide. Faible comme un sexe, Casanova a cédé à celui-ci. Incapable de vivre vraiment, c’est-à-dire de souffrir, il compense la vie par la vue. Ses « performances » contentent moins les femmes avec qui il couche que le public devant qui il couche. Casanova, c’est l’acteur porno qui fait du sexe une image, c’est l’automate qui tombe amoureux d’une automate. Pour Stéphane Zagdanski, l’auteur de La mort dans l’œil, dont on parle ailleurs, c’est le sujet cinématographique par excellence au sens où le cinéma est ce qui tue la vie, le désir… et la lettre.

    Crime de lèse-littérature. Le Casanova de Fellini ridiculise non seulement Casanova mais encore les Mémoires de celui-ci. Comme Kubrick l’avait fait, un an avant, avec Barry Lyndon (l’autre grand film anti Lumières), Fellini établit un contraste drolatique entre la voix off de l’aventurier-écrivain qui se raconte toujours de manière avantageuse et les images grotesques qui prennent le contre-pied de ce qu’il dit : ainsi, quand Casanova dit arriver à la « cour la plus brillante d’Europe », au Wurtemberg, on voit une bande de gougnafiers ivre morts en train de se livrer à des jeux idiots digne de ceux des romains dans Astérix chez les Helvètes*. L’image critique la lettre, et semble-t-il ici avec raison, car quoi de plus critiquable que l’entreprise de raconter sa vie en faisant de soi un héros hors pair doublé d’un fouteur invétéré ?

    Fellini fait du cinéma avec un homme qui a écrit pour faire son cinéma. En quoi ils se ressemblent, chacun tentant de rêver sa vie à sa manière et rêvant de retrouver la matrice originelle. Voilà pourquoi le romain ne supporte pas le vénitien. Casanova fait toujours les mêmes choses comme Fellini fait toujours le même film. Et si ce film-ci est le moins autobiographique, il n’en reste pas moins le plus personnel et le plus émouvant du maître.
    Alors oui, Fellini déteste Casanova, mais pour son salut. Il lui retire sa lettre mais lui rend son âme. Espérons que Zagdanski, anticinéphile et « casanoviste », s’en remette.


    * Federico Fellini, éditions Positif-Rivages, p 95.
    **Dans cette planche célèbre, inspirée du Satyricon, Goscinny et Uderzo citent d’ailleurs directement Fellini, en organisateur des orgies, le bien nommé « Fellinus ».



    Le Casanova de Fellini, de Federico Fellini, avec Donald Sutherland, Olimpia Carlisi, Daniel Emilfork, Carmen Scarpita, Tina Aumont. Bonus valant le coup. Edition Carlotta.

    (Article paru dans Le journal de la culture n°13, mars-avril 05)

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