Ah… On la retiendra longtemps cette infirmière borgne qui se déhanche en sifflotant un air de Bernard Herrmann dans les couloirs d'un hôpital, une seringue à la main. Et que dire de l'entrée somptueuse, dans la Maison Bleue, de la criminelle O’ren et de sa bande de maffieux, sinon que c'est là l'un des plus beaux travellings arrière au ralenti de toute l'histoire du cinéma ? Qui ne se châtrerait pour Lucy Liu - nouvelle icône de l'écran et dont la sublime coquetterie dans l'oeil nous hantera pour toujours ? Les plus pervers préféreront peut-être Gogo, l'écolière sans âme et sans pitié qui lui sert de garde du corps et arrache les couilles à ceux qui l'approchent de trop près, et les bourgeois lorgneront sur Sophie Fatale, sa secrétaire toute de noir vêtue, qui sourit quand sa maîtresse décapite une tête. Rien ne vaudra pourtant la silhouette jaune et rouge, rouge du sang de ses adversaires, d'Uma Thurman, super héroïne du film qui est déjà le plus spectaculaire, le plus scotchant, le plus indispensable de la décennie qui commence.
En vérité, Kill Bill fait l'effet d'une addiction. On ne se remet pas de cette orgie de sensations et d'émotions pures, de ce feu ravageur, de ces jets de sang qui sont autant de traits de lumière, de ce cette sauvagerie suprêmement élégante - oui, élégant, le carnage à la Maison Bleue où bras et jambes giclent à tout-va ; élégant, le scalp d'O’ren qui s'envole dans la neige ; élégante, par dessus tout, la mort de Bill, frappé, selon une technique de combat légendaire, à cinq endroits du corps et qui fait exploser le cœur. Dans son quatrième film et de très loin son meilleur, Tarantino a tellement stylisé la violence que celle-ci n'est plus qu'un rythme de batterie ou un coup de cymbale. Tout est musique dans Kill Bill. Musique proprement dite (et quel choix de morceaux ! Nancy Sinatra, Al Hirt, Tomoyasu Hotei, Santa Esmeralda…), mais aussi musique des images, des visages, des gestes, des postures, des ombres chinoises et des tripes qui explosent. La guerre des forces devient une danse des formes. Et le plaisir incroyable qu'on en tire un pur plaisir formel. D’où l’importance des scènes d’apparat – l’arrivée de la mariée en moto, le trajet en voiture de Lucy Liu – apparemment inutiles dans l’action, mais que Tarantino dilate au maximum, afin de mettre le spectateur à un niveau de fascination qui n’est pas loin de la transe.
Chaque micro-détail prend alors un relief saisissant qui nous terrifie, nous excite, nous étonne. Des lignes de la main d'Uma Thurman filmées en plan monumental et par laquelle elle va comprendre qu'elle est restée quatre ans dans le coma à la mélodie d'un portable qui interrompt un passage à tabac et arrête l'image au sens propre (magnifique plan d'Uma projetée en l'air et qui tend l'oreille vers la sonnerie...), sa caméra capte l'infinitésimal des choses en même temps qu'elle en montre l'incroyable brutalité. Sans oublier le fabuleux dessin animé du volume un qui raconte l’enfance sanglante d’O’ren et qui prouve que si l’on ne peut tout filmer, l’on peut tout dessiner, y compris les gouttes de sang d'une mère que l'on vient d'empaler devant sa fille et qui tombent, une à une, sur celle-ci. Kill Bill est le sommet du maniérisme. Et un film qu'on a envie de revoir une fois, deux fois, trois fois...
Kill Bill est une ode à la maternité. Pour autant, ceux qui l'ont vu savent que ce n'est pas seulement le jeu de massacre qui reste en mémoire. Contre toute attente, l’autre plaisir de Kill Bill se situe dans son apologie du pouvoir féminin. Toutes ses femmes qui se battent entre elles et battent les hommes relèvent sans doute d’un féminisme outrancier et surréaliste, mais qui n’en correspond pas moins aux fantasmes - occidentaux, bien entendu – de l’époque. Depuis Sigourney Weaver dans la série des Aliens, l’on sait la femme plus virile que l’homme et plus apte que lui à sauver le monde. Dans Kill Bill, l’alien, c’est l’homme. Massacré en gros, décapité, empoisonné ou piqué par un serpent (la terrible Elle-Daryl Hannah ne daigne jamais s’abaisser à combattre l’homme à la loyale), ou même fessé comme un gamin, l’homme représente, dans l’horizon des Vipères Assassines la créature dont on doit se débarrasser. Après cela, la femme peut redevenir mère et récupérer son enfant, qui est toujours une petite fille (hors de question, pour une amazone, d’avoir un garçon). Et c’est dans ces séquences étonnantes de délicatesse entre la Mariée et sa fille que le plus sauvage des films trouve son sens.
Le monde n’en sera pas plus tranquille. Sans doute la petite fille de Vernita Green, la belle black du début et première tuée, viendra-t-elle un jour venger sa mère et tuer la Mariée, et devra-t-elle après affronter la propre fille de celle-ci. En attendant Elle, aveugle mais vivante, et qui n’a pas dit son dernier mot. Féministe sans optimisme, Tarantino ne croit pas au soi-disant pacifisme de l’éternel féminin. Même sans hommes, les femmes continuent la guerre. Mars n’est plus là, mais Vénus non plus. Diane règne en maîtresse.
(Article paru dans Le Journal de la culture n°12, janvier-février 05)
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"Tu me trouves sadique ?" (Kill Bill)