Cher Rodolphe Viémont,
m'ayant fait l'amabilité de lire "trois fois" mon article sur La mort dans l'oeil de Stéphane Zagdanski, paru dans le JDC de mars/avril dernier (et que l'on peut retrouver ici) et l'honneur de m'écrire une lettre ouverte dans le numéro suivant, lettre que l'on peut relire sur votre splendide blog, c'est à mon tour de prendre la plume et de répondre à celle-ci, ne serait-ce que pour régler les malentendus, voire les contresens qu'elle contient - il est vrai que c'est peut-être moi qui n'ai pas été si clair.
Car, et vous commencez par là, nous sommes d'accord sur l'essentiel. Nous aimons le cinéma, nous considérons qu'il est un art à part entière, qu'il a su exprimer le réel et le sacré comme la peinture ou la littérature, que certains de ses auteurs sont parmi les plus grands de l'histoire de l'humanité, et qu'il est fort pénible de voire un Zagdanski discréditer tout ça au nom d'un Verbe forcément sacré et d'une image forcément perverse. Pour autant, j'aurai tort, selon vous, de m'embarquer dans "un débat d'ores et déjà dépassé, usé" qui n'est rien d'autre que celui des rapports cinématographiques entre vérité et mensonges. Mais cher Rodolphe, c'est Zagdanski qui m'y oblige ! Son livre m'a paru aussi osé qu'antédiluvien - osé car antédiluvien ! Ce qui m'a intéressé, c'est de comprendre comment un intello d'aujourd'hui, névrosé ou non, pouvait à ce point refuser un art qui s'est imposé comme le principal du siècle dernier et parler de celui-ci comme les inquisiteurs parlaient du théâtre au Moyen Age. Il est fascinant de constater que nombre de débats, avec lesquels on croyait en avoir fini depuis des lustres, voire des siècles, peuvent se réhabiliter comme ça grâce à une belle âme comme celle de Zagdanski - et dont il faut tout de même reconnaître l'audace candide. Peut-être demain nous fera-t-il un essai contre l'opéra, le genre artistique aliénant et manipulateur par excellence, et après-demain, un pamphlet contre l'art baroque, accusé de mélanger illégitimement la vie et le songe, avant de se rendre compte à la fin de la semaine, que Shakespeare, Dante et Homère, qu'il est censé admiré, n'étaient rien d'autre que les Hitchcock et les Kubrick de leurs temps et qu'il faut aussi les brûler car ils pervertissent l'être.
Lui qui se veut le pourfendeur de Platon se rend-il compte que sa condamnation des cinéastes est platonicienne au cube et qu'il traite les cinéastes comme le grec traitait les poètes ? Cette contradiction me fascine comme me fascine tout ce qui ressemble de près ou de loin à une haine de l'art et à l'instinct de censure qui la suit inévitablement.
Et c'est parce que vous n'êtes pas intéressé par celle-ci que vous ne me suivez pas dans ma critique et surtout que vous finissez par ne plus la comprendre - m'accusant, à mon corps défendant, de faire le jeu zagdanskien ! Quelle erreur ! Le pire est que vous me citez : "Vous concédez page 153 que "le cinéma plagie la vie", page 137 que "le cinéma nous ment et nous manipule", page 130 que "la mise en scène est une direction de spectateurs" et que "le cinéma est "impur par nature". Mais, mais... Rodolphe, quand j'écris cela, ce n'est pas moi qui parle voyons, c'est Zagdanski ! Je fais mine d'exprimer franchement ce qu'il dit lui. Je parle à sa place mais pas en son nom ! J'emploie la caricature ! Et si en effet, vous prenez comme argent comptant ces phrases, me les attribuant, alors en effet, vous passez à côté de tout le sens de mon texte !
De même lorsque je dis que "l'art détourne du réel. L'esthète n'est qu'un drogué et l'artiste qu'un dealer. C'est la vérité la plus décevante qu'on ait jamais eu à dire, mais quand on aime l'art, on n'aime pas la vie." et un peu avant qu' "au cinéma, nous devenons des clones"., je me laisse aller à une ironie un rien subversive (mais n'atteignant visiblement pas son but), persuadé qu'une énormité pareille sous ma plume va signifier le contraire de ce qu'elle énonce - car ce que je vise, c'est précisément me moquer de ceux qui pensent comme ça, que l'art est l'ennemi de la vie, etc. Bien entendu, cher Rodolphe, que l'art ne détourne pas du réel et qu'au contraire il nous y ouvre. De même, quand je fais mine de discréditer la vie, je parle du degré zéro de celle-ci, la vie comme "concrétude" quotidienne, bâtarde et misérable qui n'est en aucun cas, ni pour vous ni pour moi ni pour personne même si elle semble convenir à tout le monde, la vraie. Comme vous-même le dites très inspiré : "La vie est quelque chose qui bat, qui respire et non qui existe obligatoirement. Il y a moult vie qui n'existe pas." Et la grande oeuvre cinématographique est l'une de ces pulsations.
Il n'en reste pas moins que l'art possède aussi sa dimension hypnotique, et que sans doute plus que nul autre, le cinéma est un art de l'envoûtement. Plongés dans le noir, assis ensemble en face d'un écran, forcés de regarder des images qui défilent, oui, en un sens, nous sommes "manipulés" quand nous sommes au cinéma - même si ces images sont celles du Sacrifice d'Au hasard Balthazar ou de Persona. Sauf que cette "manipulation", qui ne dure le temps de la séance, est une "bonne manipulation" qui nous arrache à notre médiocrité et parfois nous fait toucher au sublime ou au sacré - prouvant dans les deux cas que nous sommes encore pieux. Nous croyons à l'image. Et c'est cette croyance qui apparaît toujours grotesque et nocive à Zagdanski, et qui d'une certaine façon, l'est toujours un peu. Encore une fois, rappelez-vous Platon interdisant les poètes de s'installer dans la cité, ou Nietzsche, cité opportunément dans mon article, reprochant à Wagner de corrompre ses auditeurs.
Ce que je veux dire, c'est qu'on a beau être le plus grand amoureux des arts, on a beau considérer que ce sont Michel Ange, Mozart et Proust qui sont les rédempteurs de l'humanité, on ne peut faire l'économie de ce débat de l'art comme expression ou falsification de la vérité. Même si ses réponses me consternent, je reconnais à Zagdanski le mérite d'avoir reposé ce problème dans toute sa radicalité. Et c'est pourquoi je le mets entre Guy Debord et Charles Ingalls. Lucide et puritain. Lumineux et étroit. "Nietzschéen" et témoin de Jéhovah.
Quant à votre définition du réel au cinéma, "celui qui [par rapport à au "réel de reconstitution"] est ontologique, magique, imprévu, chaotique. Celui qui est en plus.", je vous dirai que c'est précisément cet "en plus" - cet excédent - qui donne au cinéma cette dimension d'inquiétante étrangeté et qu'on ne trouvera jamais aussi développée qu'en lui. J'en veux pour preuve, et au risque de faire hurler les puristes science-fictionneux ou même les intégristes lettreux, que c'est bien dans le cinéma que le fantastique a su trouver ses lettres de noblesse, et que si n'importe quel livre est supérieur à n'importe quel film, n'importe quel film fantastique est supérieur à n'importe quel livre fantastique. On pourrait même dire avec Clément Rosset dans L'objet singulier que "si le cinéma est particulièrement bon dans le fantastique, c'est qu'il n'est, à la limite, de bon fantastique que cinématographique." Et il est vrai que "Dracula" fut finalement mieux servi par Murnau, Tod Browning, Térence Fisher, Werner Herzog, ou Francis Ford Coppola que par Bram Stocker. Nul mieux que le cinéma n'arrive à brouiller les frontières de l'ordinaire et de l'extraordinaire - non seulement avec des histoires de vampires, mais avec des histoires tout court. Sa spécificité est moins de rendre l'impression des choses que de créer une surimpression de celles-ci. Il "onirise" tout ce qu'il touche. Ce n'est qu'au cinéma que la vie devient réellement un songe. L'Aurore. Sueurs froides. Juliette des Esprits. Mullholand Drive. Eyes Wide Shut. Voila quels sont les films qui me hantent le plus, ceux qui font de la réalité un abîme, du monde un multimonde qui ne cesse de nous échapper ou de nous atteindre, où les formes se déchaînent les unes dans les autres, où les reflets font plus d'effets que les événements, et où ce sont les miroirs qui font et défont les choses.
m'ayant fait l'amabilité de lire "trois fois" mon article sur La mort dans l'oeil de Stéphane Zagdanski, paru dans le JDC de mars/avril dernier (et que l'on peut retrouver ici) et l'honneur de m'écrire une lettre ouverte dans le numéro suivant, lettre que l'on peut relire sur votre splendide blog, c'est à mon tour de prendre la plume et de répondre à celle-ci, ne serait-ce que pour régler les malentendus, voire les contresens qu'elle contient - il est vrai que c'est peut-être moi qui n'ai pas été si clair.
Car, et vous commencez par là, nous sommes d'accord sur l'essentiel. Nous aimons le cinéma, nous considérons qu'il est un art à part entière, qu'il a su exprimer le réel et le sacré comme la peinture ou la littérature, que certains de ses auteurs sont parmi les plus grands de l'histoire de l'humanité, et qu'il est fort pénible de voire un Zagdanski discréditer tout ça au nom d'un Verbe forcément sacré et d'une image forcément perverse. Pour autant, j'aurai tort, selon vous, de m'embarquer dans "un débat d'ores et déjà dépassé, usé" qui n'est rien d'autre que celui des rapports cinématographiques entre vérité et mensonges. Mais cher Rodolphe, c'est Zagdanski qui m'y oblige ! Son livre m'a paru aussi osé qu'antédiluvien - osé car antédiluvien ! Ce qui m'a intéressé, c'est de comprendre comment un intello d'aujourd'hui, névrosé ou non, pouvait à ce point refuser un art qui s'est imposé comme le principal du siècle dernier et parler de celui-ci comme les inquisiteurs parlaient du théâtre au Moyen Age. Il est fascinant de constater que nombre de débats, avec lesquels on croyait en avoir fini depuis des lustres, voire des siècles, peuvent se réhabiliter comme ça grâce à une belle âme comme celle de Zagdanski - et dont il faut tout de même reconnaître l'audace candide. Peut-être demain nous fera-t-il un essai contre l'opéra, le genre artistique aliénant et manipulateur par excellence, et après-demain, un pamphlet contre l'art baroque, accusé de mélanger illégitimement la vie et le songe, avant de se rendre compte à la fin de la semaine, que Shakespeare, Dante et Homère, qu'il est censé admiré, n'étaient rien d'autre que les Hitchcock et les Kubrick de leurs temps et qu'il faut aussi les brûler car ils pervertissent l'être.
Lui qui se veut le pourfendeur de Platon se rend-il compte que sa condamnation des cinéastes est platonicienne au cube et qu'il traite les cinéastes comme le grec traitait les poètes ? Cette contradiction me fascine comme me fascine tout ce qui ressemble de près ou de loin à une haine de l'art et à l'instinct de censure qui la suit inévitablement.
Et c'est parce que vous n'êtes pas intéressé par celle-ci que vous ne me suivez pas dans ma critique et surtout que vous finissez par ne plus la comprendre - m'accusant, à mon corps défendant, de faire le jeu zagdanskien ! Quelle erreur ! Le pire est que vous me citez : "Vous concédez page 153 que "le cinéma plagie la vie", page 137 que "le cinéma nous ment et nous manipule", page 130 que "la mise en scène est une direction de spectateurs" et que "le cinéma est "impur par nature". Mais, mais... Rodolphe, quand j'écris cela, ce n'est pas moi qui parle voyons, c'est Zagdanski ! Je fais mine d'exprimer franchement ce qu'il dit lui. Je parle à sa place mais pas en son nom ! J'emploie la caricature ! Et si en effet, vous prenez comme argent comptant ces phrases, me les attribuant, alors en effet, vous passez à côté de tout le sens de mon texte !
De même lorsque je dis que "l'art détourne du réel. L'esthète n'est qu'un drogué et l'artiste qu'un dealer. C'est la vérité la plus décevante qu'on ait jamais eu à dire, mais quand on aime l'art, on n'aime pas la vie." et un peu avant qu' "au cinéma, nous devenons des clones"., je me laisse aller à une ironie un rien subversive (mais n'atteignant visiblement pas son but), persuadé qu'une énormité pareille sous ma plume va signifier le contraire de ce qu'elle énonce - car ce que je vise, c'est précisément me moquer de ceux qui pensent comme ça, que l'art est l'ennemi de la vie, etc. Bien entendu, cher Rodolphe, que l'art ne détourne pas du réel et qu'au contraire il nous y ouvre. De même, quand je fais mine de discréditer la vie, je parle du degré zéro de celle-ci, la vie comme "concrétude" quotidienne, bâtarde et misérable qui n'est en aucun cas, ni pour vous ni pour moi ni pour personne même si elle semble convenir à tout le monde, la vraie. Comme vous-même le dites très inspiré : "La vie est quelque chose qui bat, qui respire et non qui existe obligatoirement. Il y a moult vie qui n'existe pas." Et la grande oeuvre cinématographique est l'une de ces pulsations.
Il n'en reste pas moins que l'art possède aussi sa dimension hypnotique, et que sans doute plus que nul autre, le cinéma est un art de l'envoûtement. Plongés dans le noir, assis ensemble en face d'un écran, forcés de regarder des images qui défilent, oui, en un sens, nous sommes "manipulés" quand nous sommes au cinéma - même si ces images sont celles du Sacrifice d'Au hasard Balthazar ou de Persona. Sauf que cette "manipulation", qui ne dure le temps de la séance, est une "bonne manipulation" qui nous arrache à notre médiocrité et parfois nous fait toucher au sublime ou au sacré - prouvant dans les deux cas que nous sommes encore pieux. Nous croyons à l'image. Et c'est cette croyance qui apparaît toujours grotesque et nocive à Zagdanski, et qui d'une certaine façon, l'est toujours un peu. Encore une fois, rappelez-vous Platon interdisant les poètes de s'installer dans la cité, ou Nietzsche, cité opportunément dans mon article, reprochant à Wagner de corrompre ses auditeurs.
Ce que je veux dire, c'est qu'on a beau être le plus grand amoureux des arts, on a beau considérer que ce sont Michel Ange, Mozart et Proust qui sont les rédempteurs de l'humanité, on ne peut faire l'économie de ce débat de l'art comme expression ou falsification de la vérité. Même si ses réponses me consternent, je reconnais à Zagdanski le mérite d'avoir reposé ce problème dans toute sa radicalité. Et c'est pourquoi je le mets entre Guy Debord et Charles Ingalls. Lucide et puritain. Lumineux et étroit. "Nietzschéen" et témoin de Jéhovah.
Quant à votre définition du réel au cinéma, "celui qui [par rapport à au "réel de reconstitution"] est ontologique, magique, imprévu, chaotique. Celui qui est en plus.", je vous dirai que c'est précisément cet "en plus" - cet excédent - qui donne au cinéma cette dimension d'inquiétante étrangeté et qu'on ne trouvera jamais aussi développée qu'en lui. J'en veux pour preuve, et au risque de faire hurler les puristes science-fictionneux ou même les intégristes lettreux, que c'est bien dans le cinéma que le fantastique a su trouver ses lettres de noblesse, et que si n'importe quel livre est supérieur à n'importe quel film, n'importe quel film fantastique est supérieur à n'importe quel livre fantastique. On pourrait même dire avec Clément Rosset dans L'objet singulier que "si le cinéma est particulièrement bon dans le fantastique, c'est qu'il n'est, à la limite, de bon fantastique que cinématographique." Et il est vrai que "Dracula" fut finalement mieux servi par Murnau, Tod Browning, Térence Fisher, Werner Herzog, ou Francis Ford Coppola que par Bram Stocker. Nul mieux que le cinéma n'arrive à brouiller les frontières de l'ordinaire et de l'extraordinaire - non seulement avec des histoires de vampires, mais avec des histoires tout court. Sa spécificité est moins de rendre l'impression des choses que de créer une surimpression de celles-ci. Il "onirise" tout ce qu'il touche. Ce n'est qu'au cinéma que la vie devient réellement un songe. L'Aurore. Sueurs froides. Juliette des Esprits. Mullholand Drive. Eyes Wide Shut. Voila quels sont les films qui me hantent le plus, ceux qui font de la réalité un abîme, du monde un multimonde qui ne cesse de nous échapper ou de nous atteindre, où les formes se déchaînent les unes dans les autres, où les reflets font plus d'effets que les événements, et où ce sont les miroirs qui font et défont les choses.
Telle est l'ambiguïté du septième art que Zagdanski dénonce avec une acuité certaine mais qui vire trop vite au dégoût de la vue pure et simple pour qu'elle soit convaincante. Le cinéma n'est pour lui que ce stupide "voyage dans la lune" que nous les cinéphiles prenons pour une "quête" spirituelle - confondant le lunaire et le céleste. Mais n'est-ce pas lui qui précisément ne peut faire la différence ? Est incapable de discernement ? Prend vraiment des vessies pour des lanternes ? Et qu'il rappelle ce malade dont parle Nietzsche (dans le Crépuscule des idoles, je crois) - qui parce qu'il ne supporte pas le vin qui lui monte tout de suite à la tête oblige tout le monde à boire de l'eau ? Eh bien, moi, j'aime l'ivresse ! J'aime le vin ! J'aime le sang du Christ ! Et je n'ai pas peur des images et des mélanges !