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LIRE - Les contemporains - Page 18

  • La fatigue de vivre

     

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    « Vous voulez dire que les gens heureux vivent en imagination ? »

     

    Vies qui ratent, amours qui n’aboutissent jamais, idéaux qui sombrent, bonheurs qui mentent ou pire qui dégradent – comme ce qui arrive à Ionytch, le héros de la nouvelle éponyme, à l’origine une jeune médecin idéaliste et sentimental, sans doute socialiste, et qui est devenu au fil des ans un spéculateur cupide, un homme bouffi et vaniteux, qui se mêle de tout («  De quoi vous parlez ? Hein ? Qui ? » lance-t-il à tout bout de champ), mais dont les rentes et la réussite sociale suffisent amplement au bonheur du bien-être. Quant à celle qu’il a failli épouser, Ekatérina, qu’on appelait Kotik quand elle était adolescente, elle n’ est plus qu’une vieille fille malade qui, après avoir raté sa carrière de pianiste, rejoue toujours les mêmes morceaux et les mêmes jours, chez ses parents qu’elle n’a jamais quittés. C’est que, comme le dit Roger Grenier, la province détruit tout. La province est une bourrelle d’âme. La province fait que la médiocrité est de rigueur pour tous, y compris pour ceux qui voudraient, les fous, la contenir. Mais qu’est-ce que la médiocrité sinon la survie des humbles ? En ce bas monde, il faut que tout le monde ait droit à la parole, même la plus inepte. Il faut que les esprits supérieurs s’adaptent aux petits esprits – sinon, à quoi bon être un homme ?  C’est ce que le pauvre Ionytch apprend peu à peu. « L’expérience lui avait peu à peu enseigné que tant qu’on joue aux cartes ou qu’on s’attable autour d’un en-cas avec eux, ce sont des gens tranquilles, bienveillants et même pas bêtes, mais que, dès qu’on leur parle de produits non comestibles, mettons de politique ou de science, ils restent bouche bée ou débitent une philosophie si stupide et si méchante qu’il ne vous reste plus qu’à lever les bras au ciel et à vous en aller. » Consterné en permanence par ce qu’il entend dans ce milieu qui n’est pas le sien et où il est contraint de vivre, il se réfugiera dans son métier, tentera de soigner les corps, sinon les âmes, sera indulgent avec toutes ces âmes au risque que la sienne en vienne un jour à être infectée. Mais les années passent, les cœurs s’atrophient. Tant que l’on souffre, cela va encore, cela prouve que l’on possède encore un semblant d’humanité. Mais vient toujours le moment où l’on en a marre d’être le dindon du destin féroce, des amours idiotes, des hauts sentiments sans cesse bafoués - « …il ne pouvait croire que tous ces rêves, ces angoisses et ces espérances avaient abouti à une fin aussi stupide. » Que faire alors sinon devenir aussi médiocre que les autres, quoique d’une médiocrité grasse et prospère ?

    A moins que l’on ne soit né médiocre et que l’on ait eu toute sa vie la même envie, celle de devenir propriétaire foncier et surtout d’avoir dans son jardin des groseilliers, la meilleure chose du monde pour Nicolaï Ivanytch et dont il avale toute la journée les groseilles en murmurant « ah que c’est bon, ah que c’est bon ! » Bonheur dérisoire et pourtant savoureux du « barine » – l’ironie tchékhovienne consistant à se moquer du bien être comme seule quête humaine tout en suggérant ce bien-être comme peu de textes le font. Tout n’est que bain chaud, draps qui sentent bon, miel et vin dans ce petit chef-d’œuvre que sont Les groseilliers, une des nouvelles les plus fortes que celui qui a réussi à détrôner Dostoïevski dans mon cœur ait écrite. Le rêve réalisé de Nicolaï est celui d’Oblomov, une existence douce et cotonneuse, loin de la vie cruelle et du monde féroce, et comme le permet l’ordre social de toute éternité et grâce auquel « nous ne voyons pas et n’entendons pas ceux qui souffrent, [car]t tout ce qu’il y a d’horrible dans l’existence se passe quelque part en coulisse. Tout est calme, tranquille, seule proteste la statistique muette : tant de fous, tant de seaux de vodka bus, tant d’enfants morts de faim…  Et un tel ordre est sans doute nécessaire ; sans doute l’homme heureux ne sent-il bien que parce que les malheureux portent leur fardeau en silence, car sans ce silence le bonheur serait impossible. Il faudrait que derrière la porte de chaque homme satisfait, heureux, s’en tînt un autre qui frapperait sans arrêt du marteau pour lui rappeler qu’il existe des malheureux, que, si heureux soit-il, tôt ou tard lui vie lui montrera ses griffes, qu’un malheur surviendra – maladie, pauvreté, perte – et que nul ne le verra, ne l’entendra, pas plus que maintenant il ne voit ni n’entend les autres. Mais l’homme au marteau n’existe pas, l’homme heureux vit en paix et les menus soucis de l’existence l’agitent à peine, comme le vent agite le tremble, et tout est bien. »

     

    Plus rude est le destin du Professeur de Lettres, ce Nikitine, sorte d’Emma Bovary au masculin, et qui, lui, va se tromper de rêve de bonheur. Amoureux de Macha qu’il épouse sans difficulté, professeur qui semble réussir sa carrière de « notable », rêveur qui se persuade qu’il est heureux, il a un soir une prise de conscience atroce et inutile qui lui fait voir l’imposture absolue de sa vie, le non-amour conjugal auquel il s’est condamné, et par dessus tout, l’incompétence professionnelle qui est sienne et avec laquelle il ruse depuis le début. Quitter tout cela ? Avoir une autre vie ? Mais comment ? Contrairement aux vrais bonheurs, qui sont toujours éphémères et finissent par vous quitter, les faux bonheurs ne se laissent pas si facilement quitter. La dérision existentielle n’admet pas qu’on lui échappe. Il faut boire le calice jusqu’à la lie – et apprendre à cacher son mécontentement et son amertume comme tout un chacun, quitte à se répéter comme cette nuit-là dans la rue : « Pouah ! Ca ne va pas ! ».

     

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    Comme Marivaux, Tchékhov a compliqué les affects. Avec eux, l’on n’est plus sûr de rien, et surtout pas des sentiments, de l’élan vital, de la sincérité. L’ennui d’aimer, la paresse de vivre, l’inconséquence qui frappe nos désirs et notre volonté – voilà les nouvelles réalités déceptives. On essaye des choses et on échoue. On essaye même pas et on regrette. Une institutrice a eu un flash de bonheur mais celui-ci n’a duré que le temps qu’elle s’aperçoive qu’elle en était incapable. Et pourtant, l’homme qu’elle a failli aimer était beau : « On ne comprend même pas, songeait-elle, pourquoi Dieu donne cette beauté, cette gentillesse, ces yeux tristes et doux à des hommes faibles, malheureux, inutiles, pourquoi ils ont tant de charme » (En tombereau).

    On passe ainsi sa vie à se manquer (y compris quand on se tire dessus comme dans Oncle Vania), parce que tout nous fatigue ou parce qu’on a peur de tout. Ainsi le couard Siline qui, dans La peur, préfère ne pas comprendre ce qui se passe entre sa femme et son ami, ne pas voir la casquette que son ami a laissé chez lui, ne pas voir l’adultère en face, parce que voilà, il serait fatiguant de réagir. Mais lui-même aime-t-il sa femme ? Il n’en sait trop rien. Il l’a passionnément aimé pourtant. Elle lui a fait deux enfants. Ils ont tout pour être heureux. Mais ce bonheur est un malentendu. Il voudrait l’aimer comme avant, comme dans son rêve d’amour, mais il ne peut pas. Tant pis pour la tromperie ! Pour cet Eternel mari, mieux vaut tout laisser tomber pour ne pas souffrir – pour ne pas être fatigué par la souffrance.

    L’autre Eternel mari, c’est bien sûr Stéphane, le héros du Récit d’un inconnu, ce révolutionnaire socialiste qui entre comme valet au service du fils d’un ministre de l’intérieur nommé Orlov et en vue d’assassiner celui-ci. Mais la vie dissolue de Orlov fils ne fait guère avancer le projet fou du « démon » Stéphane qui très vite, en fait dès le début, se prend à rêver d’une vie normale pleine de quiétude et de bonne santé. En réalité, ce « possédé » est un « possédé » oblomovisé. Et lorsque l’amante d’Orlov, Mme Krasnovskaïa, vient s’installer chez lui, c’en est fait de son utopie meurtrière. Il tombe amoureux d’elle, lui avoue qui il est, et l’enlève un beau jour à Orlov, laissant à celui-ci une lettre délirante lui révélant son identité. En voyage à Venise puis à Nice, les deux nouveaux amants tentent de croire l’un en l’autre, mais Stéphane est tuberculeux et Mme Krasnovskaïa dépressive. Elle finit par se suicider, et Stéphane se retrouve avec la petite Sonia, l’enfant qu’elle a eu avec Orlov. Il faut alors revenir à Moscou, traiter avec ce dernier (qui se contrefout royalement de tout ce qui s’est passé), mettre la petite en orphelinat, et se préparer à mourir.

    Trois défaites existentielles donc et qui sont autant de défaites du romantisme : romantisme politique, amoureux, filial. Personnage qui aurait pu être un démon de Dostoïevski (ou le Hugo des Mains sales de Sartre), puis le grand Meaulnes, enfin le père de Ligéia (de Poe), Stéphane a vu toute sa vie se liquéfier. Il n’a pas su tuer le riche, il n’a pas su aimer son aimée, et il doit abandonner l’enfant qu’il chérissait. La défaite est totale, l’amertume immense, l’amusement d’Orlov toujours en cours. 

     

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    N’y a-t-il donc rien de pur dans ce monde ? Si, la foi immémoriale dans la Croix que Ivan Velikopolski va, dans L’étudiant, révéler auprès de deux femmes du peuple. Etonnante nouvelle, la plus courte du recueil, sorte de « messe de l’athée » de la part d’un écrivain dont Tolstoï disait qu’il serait plus facile de convertir Gorki que lui et qui, sans doute parce qu’il est un grand auteur, et que la marque des grands auteurs est parfois d’aller contre eux, d’écrire le contraire de ce qu’il pense, parce que le monde est vaste, complexe, contradictoire et que le roman doit témoigner du monde et non des « idées » de l’auteur, et que même pour un « agnostique fini », la foi religieuse des humbles peut être objet d’émotion universelle. Et quoi de plus universel que le récit du reniement de Pierre, et la preuve que « la vérité et la beauté qui régissaient la vie des hommes là-bas, au jardin des Oliviers et dans la cour du grand prêtre, s’étaient perpétuées sans interruption jusqu’à ce jour et, apparemment, constituaient toujours l’essentiel de la vie humaine et, d’une manière générale, sur la terre ; un sentiment de jeunesse, de santé et de force ? »

     

    Récit d’un inconnu, et autres nouvelles, de Anton Tchékhov, Folio.


    (Les peintures sont de Oleg Tchoubakov, peintre franco-russe contemporain habitant en Ile de France)

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