« Attention, les ratés ne vous rateront pas », avait l’habitude de dire Jean-Edern Hallier. Faire d’une erreur de listing la preuve d’une imposture et confondre un travail documentaire avec un plagiat est bien dans la manie journaleuse des jaloux (ou dans la manie jalouse des journaleux) qui en veulent toujours au meilleur d’entre eux. Mais ont-il ouvert au moins cette fabuleuse biographie ?
«…comme c’est nous qui fabriquons notre enfer, nous devrions certainement nous y plaire. » (Hemingway à Fitzgerald dans une lettre.)
D’abord, cette histoire de plagiat (bien expliquée par Marin de Viry, ici). Il suffit de lire les deux premières pages de ce livre pour se rendre compte immédiatement qu’on a affaire là à une œuvre personnelle, fervente, écrite avec le sang et les larmes de l’auteur. Que plus qu’une simple biographie, PPDA a fait acte de témoignage d’amour et de reconnaissance envers un écrivain et un homme qui fut son compagnon de route pour le meilleur et pour le pire. Et qu’on peut tout reprocher au plus célèbre journaliste de France sauf d’avoir été un imposteur littéraire. Comme Stendhal écrivant ses Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase (et d’ailleurs accusé à l’époque d’avoir repris une partie des biographies existantes - les universitaires ne supportant pas les écrivains, et les journalistes supportant encore moins les journalistes écrivains), PPDA nous offre « son » Hemingway – un portrait passionné d’un homme hors du commun, et une sorte de roman qui se lit d’une traite.
Et pourtant, il n’est pas si aimable que ça, ce diable d’Ernest Miller, « Hemmy », « Papa », Hemingway ! Hâbleur, vaniteux, narcissique, mégalo, d’une arrogance insupportable, odieux avec ses proches, c’est le genre d’homme qui fait payer ses blessures aux autres. Certes, on ne nie pas son courage (qui va jusqu’à la témérité dans certains cas), mais on regrette qu’il s’arrange une fois sur deux pour se rendre ridicule dans ses propres prises de risques et apparaisse comme le Tartarin de Chicago de service. Par exemple, quand il fait croire qu’il a réellement été présent avec les autres sur la plage de Fox Green alors que la péniche de débarquement sur laquelle il était (ce qui représentait déjà un risque énorme) n’a jamais débarqué à cause du pilonnage des allemands. Ou quand il mène sa libération « personnelle » de la France, et notamment celle du bar du Ritz à Paris, au grand dam des militaires qui ne savent pas très bien comment gérer ce zozo qui joue à la mitraillette et des correspondants de guerre qui trouvent leur confrère aussi débordant dans la posture héroïque que fort peu probant dans la déontologie journalistique. Finalement, le général Leclerc le vire de sa section en le traitant de « clown ». Mais le pire, c’est quand il presse le pilote Barnes, qu’il accompagne dans son avion de chasse lors d’une mission, de retourner au feu parce qu’on n’a pas assez canardé les ennemis à son goût, alors que celui-ci jugeait bon de rentrer. De retour à la base, le voilà prêt d’accuser l’aviateur de « lâcheté » mais celui-ci le remet en place en lui expliquant que le désir immédiat, pour ne pas dire infantile, d’action héroïque n’a rien à voir avec le vrai courage qui se prouve dans la durée et la ténacité, et « Hemmy » en prend pour son grade de touriste de la guerre. En vérité, ce type qui fait des bras d’honneur à la mort ennuie les militaires qui la frôlent tous les jours. A l’inverse d’un Robert Capa, son ami (et qui lui était réellement sur la plage au milieu des martyrs), il cherche trop la gloire pour être glorieux. Contrairement à la fameuse formule de Jean Mermoz, il est le contraire du « véritable héros » qui, « après un acte de bravoure, est celui qui ne se nomme pas ainsi. » A la fin, le bouillant Achille cède toujours en lui la place à Falstaff.
Il est vrai que la vie ne le ménage pas, mais après tout lui non plus. On ne compte plus ses blessures, ses cicatrices, ses accidents (dont un double accident d’avion lors d’un safari africain en janvier 54 !). Force est de constater que « Papa » a passé son temps à se faire mal et accessoirement à faire mal aux autres. Corrida, boxe, chasse, équipées sauvages, guerres, cuites, mariages, coups, baises, bagarres, injustices faites à tout le monde, volte-face épuisantes dès qu’on n’est plus d’accord avec lui, il est la vie dans toute son horreur. Et évidemment, il finit par se suicider comme tous ceux qui aiment trop la vie et sont forcément déçus par elle un jour (alors que ceux qui la détestent vivent souvent très vieux - la frustration conservant finalement mieux que la déception). Et Hemingway ne peut supporter d’être déçu, ou contrarié, ou ralenti, surtout à partir de cinquante ans où il collectionne les déboires de santé, diabète, cirrhose, hypertension, impuissance qui monte, vue qui baisse, mémoire qui défaille, sans compter les angoisses paranoïaques qui l’ont fait déjà se retrouver deux fois en établissement spécialisé. En vérité, cet homme qui a tout fait, tout vu, tout connu, ce grand gosse barbu qui peut se livrer à Ava Gardner ou à Marlene Dietrich comme si c’étaient ses soeurs, est bien malheureux. C’est un ogre dépressif. Une force de la nature qui n’en peut mais. Un suicidaire fougueux. S’il est insupportable avec tout le monde, c’est pour se supporter. S’il affabule, c’est pour survivre. S’il tue des animaux, c’est pour ne pas se tuer. Son ennuyeuse virilité affichée en permanence est sans doute une façon de résister à sa mère qui l’habillait en fille quand il était enfant – et fera peut-être que son propre fils Grégory, après s’être marié et eu huit enfants, se fera opérer pour devenir une femme. Les écrivains pères ! Presqu' aussi pires que les mères d’écrivains ! Hemingway comparera un jour la sienne à un « coyote », l’accusant d’avoir pourri la vie de son père (lui-même comparé à un « caniche blanc »), et se demandant s’il n’aurait pas fallu la « fouetter ». Il n’assistera pas à son enterrement en juin 51. C’est pourtant d’elle qu’il aura pris le goût d’enjoliver sa vie. On ressemble toujours au parent qu’on déteste. Et on méprise toujours le parent qui vous protège. Ainsi ce père qui se suicidera en 1928 et qu’Hemingway traitera de « lâche » avant de faire la même chose en 1961. « Papa » est entièrement là. Ne supportant pas les faiblesses des autres qui le ramènent aux siennes… ou les annoncent. En un sens, il est une vivante incarnation de la poutre qui a horreur de la paille.
Normal qu’on ait parfois envie de lui rabattre son caquet, comme lors de la fameuse anecdote du match de boxe perdu contre le journaliste Callaghan. Mis KO par ce petit bonhomme qui ne paye pas de mine, Hemmy est furieux contre Fitzgerald qui arbitrait ce match « amical » et qui n’aurait pas respecté le temps réglementaire fixé à une minute pour un round, profitant de l’occasion pour faire envoyer son pote au tapis. Ce dernier en gardera rancune et croira « se venger » de son ami un jour en parlant de la « taille » problématique de son pénis. Ridicule génie qui confond si souvent l’honneur et le courage avec des concours de bite ! Matamore qui ne supporte qu’on le traite comme il traite les autres et qui sombre dans l’infamie si on lui résiste trop !
Infâme, Hemingway l’a en effet réellement été avec Dos Passos lors d’un épisode de la guerre d’Espagne. Complètement manipulé par la propagande communiste qui pousse les Républicains à se dénoncer les uns les autres, le voici persuadé qu’un certain José Roblès, accusé de trahison et abattu par les Républicains, est coupable de ce dont on l’accuse. Il faut avouer que « Papa », s'il adore jouer aux espions et aux donneurs de renseignements, n’a jamais brillé par sa perspicacité politique. Le hic est que ce Roblès est un ami de Dos Passos qui croit que celui-ci a été tué plus vraisemblablement parce qu’il refusait de s’aligner sur la ligne de Moscou. Au-delà de cette exécution sommaire dont on ne saura jamais les raisons exactes, Hemingway tient là une occasion de salir son ancien ami Dos Passos, rival s’il en est de la scène littéraire américaine. Quitte à avaliser les informations staliniennes, le voilà qui ne se prive pas de calomnier son « ami », révélant à qui veut l’entendre les liens qui l’unissaient au « fasciste Roblès ». Doublement affecté par l’assassinat de son ami espagnol et la démolition en règle que mène son autre ami américain contre lui, Dos Passos ne s’en remettra pas, et Hemingway pourra enfin passer pour le « plus grand écrivain de gauche » de sa génération. Carriériste, grande gueule, capable de toutes les bassesses au nom de sa grandeur, Hemingway, c’est le moins qu’on puisse dire, « ne se montre pas ici sous son meilleur jour », comme l’écrit PPDA, admirateur lucide de ce salopard formidable. « Dans son monde, on est avec lui ou contre lui. Et si l’on n’est plus avec lui, on est bon à jeter ». Ce sont les interventions du biographe qui font le sel de cette biographie. C’est que Poivre d’Arvor raconte autant qu’il informe, juge autant qu’il expose, et peut-être s’accuse lui-même secrètement ici où là, tant l’on sent la proximité entre lui et l’auteur d’Hommes sans femmes.
Et les femmes, au même titre que les livres, les voyages, et les guerres, restent la grande passion d’Hemingway. S’il a certainement beaucoup aimé, chacune à sa manière, ses quatre épouses, Hadley, Pauline, Martha et Mary, on peut se demander si ce n’est pas avec son premier puis avec son dernier amour qu’il s’est le plus brûlé. Deux amours italiens… et platoniques.
Soit Agnès von Kurowsky, l’infirmière qui s’occupe de lui après sa blessure sur le front italien lors de l’été 1918. Elle est grande, svelte, a deux beaux yeux gris, et a sept ans de plus lui. C’est son premier amour. Il a été fiancé avec elle. Mais elle semble s’être joué de lui, comme le fait la chatte avec le souriceau, et a fini par l’abandonner, lui laissant la pire des blessures, la blessure honteuse, la blessure narcissique. On ne sait même pas s’ils ont couché ensemble. Mais pour une fois, il ne se vengera pas. Au contraire, il transfigurera Agnès en Catherine Barkley, l’héroïne de ce monument à l’amour qu’est L’adieu aux armes.
En décembre 1948, il a cinquante ans, il rencontre à Venise Adriana Ivancich, elle a dix-huit ans. Un jour, il l’observe en train de se coiffer et remarque qu’elle n’a pas de peigne. Il lui propose la moitié du sien. « Ce geste les lie », écrit PPDA. Pendant six ans, il va lui écrire, l’inviter chez lui à Cuba (ainsi que son frère qu’il apprécie et qui veille sur elle), l’aimer chastement, sans scandale. Le scandale, ce sera le livre qu’elle lui inspire, Au-delà du fleuve et sous les arbres, mal reçu par la très puritaine critique américaine qui n’apprécie guère qu’on exhibe son démon de midi. Lui s’en fout. Il a encore fait souffrir les siens, son épouse Mary surtout, mais il a vécu sa dernière histoire d’amour - même si comme avec Agnès, encore plus qu’avec Agnès, rien ne s’est réellement passé. Les femmes que l’on a le plus aimées sont celles que l’on n’a pas eues. C’est peut-être aussi cela qui a fait que PPDA a écrit ce si beau livre.
[Cet article a été d'abord été publié sur le Ring le 26 avril 2011, au grand dam de Lady Gaga]