D'abord, le plus narcissique, le plus mimétique, mais aussi le plus catholique. Serge Rivron, écrivain sans succès mais non sans talent, contestataire de la toile un brin trop romantique à mon goût (contre la constitution européenne, contre la loi Hadopi, contre ceux qui ont leurs habitudes au Flore et aux Deux Magots), quoique personnalité attachante et engageante, et désormais pour moi prosateur de génie, a écrit l'an dernier un livre fabuleux intitulé La chair et dont le héros principal ne s'appelle pas Michel Houellebecq mais Michel Montalte. Certes, personne n'a l'exclusivité de ses avatars et tout le monde peut, depuis le Pascal des Provinciales, se faire appeler Montalte, tel le peintre Edouard Trouin, compère du Corbusier. A moins qu'on en fasse un personnage d'opéra, comme le Montalte de Massenet (1883) ou un personnage de roman comme le Pierre Montalte du Purgatoire de Pierre Boutang (1976). Le nom de Montalte a de toutes façons une connotation chrétienne récurrente puisque nous avons un cardinal de Montalte qui en 1585 devint le Pape Sixte V. On n'oubliera enfin ni Louis Montalte le poète (auteur notamment d'une Rose des sables) et qui a donné son nom à un prix littéraire, le grand prix Louis Montalte décerné chaque automne par des gens de lettres, ni l'éprouvant campeur de Youtube en qui je refuse de voir mon chaînon manquant. A quel Montalte Serge Rivron a-t-il pensé quand il a créé son personnage ? Sans vouloir la ramener, force est de constater que dans notre blogosphère, un "Michel Montalte" a une connotation locale évidente, tout comme aurait pu l'avoir un "Gérard Stalker", une "Monique Slothorp", ou un "Raphaël Siffredi" - et c'est pourquoi, mon cher Serge, je me suis cru flatté dès que j'ai commencé à lire votre incroyable roman.
"Qui n'est pas un Saint est un tricheur", écrit Michel Montalte à la fin de son premier chapitre. Diable (c'est le cas de le dire !), cela situe d'emblée l'existence, et son corolaire, l'écriture, à un niveau très haut. Si haut que l'on sera tenté à la fin de juger de cette existence et de cette écriture à l'aune de cette exigence surhumaine.
Publiciste bling bling à la Ardisson ou à la Beigbedder, artiste raté quoiqu' "imprégné d'idéal", Michel Montalte vient des années 70, cette époque enchantée où "le chômage n'était encore réservé qu'aux imbéciles et aux fainéants". A travers l'exploration de toutes les formes de la sexualité, il recherche ce qui pourrait donner sens à sa vie, sinon résoudre le mystère de celle-ci - car Michel, fils de Serge (!), un militaire tué en Algérie, ne fut accouché par sa mère qu'après deux ans de grossesse. C'est du moins ce que lui a dit celle-ci, cette Marie qu'il n'a jamais cru et qui végète depuis des lustres dans un asile. Il n'empêche que quelque chose d'immaculé plane sur sa conception.
Dans l'ordre symbolique, il est dit que l'homme doit renier son désir pour la mère mais le garder intact pour le féminin. Cette négation de la négation, cette négation de la mère et son dépassement vers la femme, ce qu'en langage hégélien, on nomme l'Aufhebung, c'est la grande affaire de Montalte et le sujet du roman de Rivron.
La chair, ce sera d'abord les putes que Michel enfant regarde avec avidité, ces femmes-tirelires qui ne sont pas sans évoquer ces "cochons creux en plâtre rose, avec une fente dessous" que l'on offrait aux enfants afin de leur apprendre l'économie. Puis, ce sera l'arrivée à Paris, "cette ville dont ta bite fait jamais le tour", les peep-shows et les branlettes dans lesquelles Michel semble s'enfermer. Lors d'un vernissage, où une toile intitulée "la chair" retient son attention, il rencontre Claire, la femme qui va changer sa vie. Le soir même, celle-ci fait une dernière fois l'amour avec son mari et une première fois avec Michel en imagination. Dans La chair, comme dans une pièce de Paul Claudel ou un film de Bruno Dumont, les amants n'ont pas besoin de s'unir pour faire l'amour. Les corps prient, les âmes baisent, les êtres se rejoignent (y compris ceux qui ne le devraient pas), le moindre geste est perçu comme un mystère révélé, le moindre spasme comme un dogme consacré. Le monde invisible pénètre le monde visible et l'homme et la femme ne font plus qu'un. La chair rameute tous les êtres en elle et tend à une unité qui ne sera pas sans équivoque.
"Il se sentait laid devant elle, qui lui donnait tant de plaisir en ayant l'air d'en prendre sans qu'il puisse le croire. Il s'est senti laid, il a adoré ça. C'était comme si elle avait deviné sa sexualité jusqu'ici. Elle se refusait en s'offrant, en offrant. Elle lui a demandé d'ôter ses chaussures, ses chaussettes, son pantalon, tout :
- Moi, je garde le bas, toi le haut.
- C'est plus chaste, tu as raison."
Le drame de Michel est bien entendu de ne pas vouloir accepter la dimension mystique de son destin. Il a beau écrire dans ces "pages arrachées" : "je ne me suis pas suicidé car j'emmerde le réel", au bout du compte, c'est lui qui ne sera pas au niveau de son "réel". Déniant le miracle de sa venue au monde, comme plus tard, celui de la résurrection de sa fille après une tentative de suicide, il passe alors à côté des signes que la grâce sème, et de manière surabondante, sous ses pas. Résister à l'Esprit saint quand il se présente à vous, tel est le péché qui n'est pas remis. Et de fait, Michel ne pourra échapper à la catastrophe charnelle finale. Accès mystique à l'autre, la chair devient alors pour lui l'accès obscène au même. Michel Montalte, c'est l'homme qui se trompe de chemin, loupe sa condition christique et sombre dans la tragédie œdipienne.
Comme les femmes savaient pourtant bien s'occuper de son pénis !
"Elle a senti plein de mystère en lui, des zones d'ombre, et son gland sur le son ventre, son goût dans sa bouche comme une incandescence qui reste et l'attire - elle se souvient à présent comme elle tenait à voir bander et jouir son sexe, comme elle l'a regardé hypnotiquement, comme elle tenait à en graver dans sa mémoire le dessin précis des veines, ses moindres contractions dans sa main, son odeur doucereusement âcre et caféiée, le repli du prépuce au millimètre de l'ourlet brillant violacé du gland, la légère distorsion de la fente du méat, la peau ridée du brun sac à testicules qui comprimait de plus en plus ses couilles à l'approche de l'éjaculation."
Car "c'est la chair qui commande", cette chair qui ne connaît ni morale ni direction a priori, cette chair qui relève à la fois de la prostitution et de l'amour conjugal, du coït et de l'onanisme, des caresses et des coups, de l'extase de la dissolution du moi dans l'autre et de l'horreur incestueuse du même dans le même. Avec les femmes, Michel aura tout connu, y compris la domination féminine alors qu'il était à peine pubère et qu'il se retrouva sous la férule d'une adolescente perverse et autoritaire nommée Sybille (quelle scène !)
Entre temps, l'époque a changé. Avec les années 80, ère du bling bling réel bien plus que la nôtre, la capote est devenue la seule religion permise et "dont l'animateur Christophe Dechavanne s'est fait le héraut et la Sainte Nitouche". Plus d'air pour le "vié" ! Lui s'en fout, il est devenu riche, il n'attend plus contrairement aux pauvres.
"...c'est leur signe d'appartenance, aux miséreux, l'attente, là où ceux qui en croquent sont immergés tout le temps dans la vitesse, l'échange, la communication. Les pauvres subissent le temps, les thunés en repoussent les limites, dans l'espace, dans la nuit le jour, dans leurs corps refaits, sans presque d'âge".
Toujours dans sa quête faustienne de femmes et de jouissances, Michel part en Espagne, puis au Pérou, et avec lui le roman est devenu latino-américain. Il y aurait beaucoup à dire sur la virtuosité de l'écriture rivronienne qui passe sans crier gare du classique au baroque, en passant par l'incantation ou la musique célinienne. Le langage est polymorphe comme la chair. C'est le temps du bordel, de l'amoncellement des corps, des fantasmes, des freaks. C'est surtout le temps de Carole, somptueuse dompteuse SM et en qui Michel reconnaît la sœur de Claire. L'étau charnel a commencé à se refermer sur lui-même mais il ne s'en est pas rendu compte - à la manière d'un Don Juan qui ne voit pas qu'il se rapproche de la mort. Au contraire, cette première gémellité est un accomplissement de la chair !
Dans Les bienveillantes de Littell, il était également question de jumeaux incestueux, et c'était précisément ce que certains avaient reproché au livre. Trop facile de faire dans le mythe grec... ou le mystère chrétien. Trop facile d'user de symboles éculés comme la pute, la sainte, la vierge, les poissons (qui apparaissent dans le livre de Rivron un peu le poisson qui nage dans l'air dans l'Arizona Dream d'Emir Kusturica). Non, non, à la fin du roman, on s'aperçoit que Rivron nous a trompés. Que ses ficelles érotico-théologiques sont aussi usées que celles du Lars von Trier d'Antichrist (auquel le final granguignolesque de La chair fait d'ailleurs penser). Que c'est lui le tricheur. L'unité des êtres, ici perverse, c'est bien beau, mais ça ne convainc personne. Ne nous a-t-il pas fait, en plus, le coup du livre qui s'écrit au fur et à mesure qu'on le lit ? L'écriture qui réfléchit sur elle-même "en live" comme ça ? On frôlerait l'imposture, là.
"On a tant fait dire aux mots et les mots ont porté tant de nos intentions, ils ne pourront plus jamais guérir... comme des charlatans nous n'avons cessé de les brader sans voir que nous bradions avec eux notre salut. Je suis sec, de la sécheresse du siècle qui m'a enfanté et que j'ai incarné avec tant d'insouciance. Sec. Plus une phrase, plus une interjection même à laquelle accrocher ma parole sans que j'aie l'impression d'un slogan à venir, une pauvre accroche qui cherche à vendre. ET QUI VENDRA. On a tant fait dire aux mots et les mots à présent nous étouffent, mentent, submergent tous les sens, les excès, les manques, les rires et les doutes, tous les silences. Et nul n'entend plus rien par eux que la péroraison infinie d'un désir harassé, vide, vulgaire. On les a voué à la satisfaction de la chair et la chair s'est absentée d'eux. Et sans elle, ils sont désormais comme des orphelins qui ne savent plus pleurer et qui cherchent la délivrance à leur peine dans la masturbation."
Il n'empêche. Lu il y a maintenant plus de trois semaines, cette Chair de Rivron ne cesse de hanter la mienne. Les petits arrangements mystiques de l'auteur n'altèrent pas la force de son écriture. S'il y a tricherie dans le matériau, il n'y en a pas dans la matière - d'une beauté incomparable. Le génie de La chair, c'est la chair, ses abîmes, sa violence, sa souveraineté, sa danse démente :
"Pioche, pioche, bêche-moi ! Prépare l'empalage, fouille ! Retourne toute ma terre, enfonce-toi cent fois, mille fois ! Expulse-moi d'où je te t'expulse, frotte-toi en moi jusqu'à irradier nos tissus, chauffe-toi, pique-toi ! Fous-toi en moi jusqu'à la garde ! Mêlons nos jus, nos bruits intimes, gargouillements, succions, crachats ! Entre-moi ! Déchire-moi par où tu sors et dévore-moi par où tu rentres ! (...) Sangs mêlés, giclées chaudes !"
Non, on le relira ce roman magnifique qui triomphe de ses simulacres thématiques par l'intensité de son écriture, qui dépasse bienheureusement ses intentions par l'attention qu'il prête aux corps, aux organes, aux nervures - et l'on se dira peut-être que nos réserves viennent de notre manque d'innocence. Au fond, La chair, avec son apparente naïveté organique, son unité trop parfaite, ses échos prétendument artificieux, son suspense théologique qui ont failli nous faire ricaner, a réveillé le sale rationaliste qui sommeille en nous, ce que Marie Montalte pourrait appeler le diable. Comme Michel, nous n'y croyons pas. Attention à ne pas finir comme lui.
Site de Serge Rivron (autour de La chair)