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LIRE - Les contemporains - Page 41

  • Le tombeau de Maurice Ravel

    Plaisir de lire Echenoz. Ses phrases chirurgicales et négligées, ses changements de ton impromptus, son élégante désinvolture mêlée à sa précision d'orfèvre, son comique discret et irrésistible, ses prouesses stylistiques enfin. A-t-on jamais mieux manié la prose française ?

    "On s'en veut quelquefois de sortir de son bain. D'abord, il est dommage d'abandonner l'eau tiède et savonneuse, où des cheveux perdus enlacent des bulles parmi les cellules de peau frictionnée, pour l'air brutal d'une maison mal chauffée. Ensuite, pour peu qu'on soit de petite taille et que soit élevé le bord de cette baignoire montée sur pieds de griffon, c'est toujours une affaire de l'enjamber pour aller chercher, d'un orteil hésitant, le carreau dérapant de la salle de bains. Il convient de procéder avec prudence pour ne pas se heurter l'entrejambe ni risquer en glissant de faire une mauvaise chute. La solution de cet embarras serait bien sûr de se faire fabriquer une baignoire sur mesure, mais cela représente des frais, peut-être encore plus hauts que le devis d'installation du chauffage central, toujours insuffisant bien que récent. Mieux vaudrait rester jusqu'au cou dans son bain, des heures sinon perpétuellement, actionnant le robinet du pied droit par intermittence pour rajouter un peu d'eau chaude et, réglant ainsi le thermostat, maintenir une bonne atmosphère amniotique."

    Ainsi commence Ravel. Les dix dernières années de sa vie. Sa "petite maison compliquée" de Montfort-l'Amaury construite sur trois étages mais dont on ne voit qu'un seul de la rue, ses manies de vieux garçon, sa santé fragile, les piqûres qu'on lui  fait sans cesse "et personne n'aime tellement". Son visage qui ressemble, quand il ferme les yeux, à "son masque mortuaire." C'est un mort en sursis qu'Echenoz va accompagner le long de ce petit livre funèbre et dont le style, plus on avancera, semblera se relâcher comme se relâche le corps du musicien. 
    Avant cela, il faut raconter la tournée triomphale de Ravel en Amérique, sa traversée de l'Atlantique qui tient autant de Proust que de L'étoile mystérieuse. Aux détails hallucinants des descriptions d'appartements ou de vêtements correspondent ces situations burlesques inracontables sauf pour Echenoz. Comme cette scène où Ravel tente d'allumer une cigarette sur le pont du paquebot :

    "Le vent qui vient de se lever d'un coup plaque ses vêtements contre sa peau, dénie leur existence et leur fonction. Comme il attaque de front la surface de son corps, l'homme se sent nu et doit s'y reprendre plusieurs fois pour allumer une cigarette, les allumettes n'ayant pas le temps de s'embraser. Il y parvient enfin mais cette fois c'est la Gauloise qui, comme à la montagne - bref souvenir de sanatorium - n'a plus le même goût que d'habitude : le vent profite de la fumée pour s'introduire en même temps qu'elle dans les poumons de Ravel, refroidissant maintenant son corps de l'intérieur, l'attaquant de toutes parts, lui coupant le souffle en le décoiffant, faisant voltiger sa cendre de cigarette sur ses habits et dans ses yeux, le combat devient trop inégal, mieux vaut battre en retraite."

    Inutile non plus de chercher "l'inspiration" en scrutant l'océan, l'horizon, les vagues, tout ça, avec l'idée d'en extraire une ligne mélodique ou un refrain. Il sait que cela ne marche jamais comme ça, "que l'inspiration n'existe pas, qu'on ne compose que sur un clavier." Du coup, il s'énerve et ne parvient même plus à se reposer. "Allongé, il s'efforce de somnoler un moment mais, comme sa nervosité se bat contre sa faiblesse, ce conflit n'aboutit qu'à amplifier, exaspérer l'une et l'autre jusqu'à produire un malaise tiers, physique et moral et supérieur à la somme de ses composants." Tout est intérieur chez Echenoz, intérieur des logis, qui sont autant de maisons de poupée, intérieur des êtres en lesquels s'affrontent toutes les configurations de dominations. Aucune psychologie pourtant (pas question, pas exemple, d'évoquer la probabilité de l'homosexualité du musicien). Echenoz se fait (et nous avec lui) l'intime de Ravel sans que nous ne saisissions autre chose qu'un comportement "vu" de l'intérieur. Simplement, nous sommes en lui - socialement en lui. C'est la politesse d'Echenoz de faire de la distance avec de la proximité, de nous rendre étranger quelqu'un dont on entend la voix intérieure - Echenoz poussant même l'intimité jusqu'à parler à la place de Ravel. Pour autant, cette voix ne dit rien d'autre que ce que l'homme veut sur le moment, ne révéle "aucun secret". Un lecteur non échenozien risquerait d'accuser celui-ci d'être vide. Eh oui, vide ou athée comme on voudra. L'art d'Echenoz, est d'écrire le creux des choses ou des êtres. Un creux sans écho. Terriblement anti-métaphysique, mais terriblement réel. Et qui chez Echenoz, contrairement à bien de ses collègues à Minuit, n'est jamais ennuyeux. Trop tendre. Trop drôle. Humain à point.

    Et quel problème plus humain que celui de l'habitation ? Tout est question d'occupation de l'espace dans Ravel :

    "Quoique sa cabine soit bien sûr plus petite que la maison de Mautfort, elle produit un effet doublement inverse : trop vaste en un sens, elle donne en même temps à son corps la mesure exacte que vous accorde une chambre d'hôpital : place principale mais atrophiée, sans rien d'autre à quoi s'accrocher que soi-même : on se sent encore dans un sanatorium flottant."

    Baignoire foetale, suite clinique, lit tombal. Toujours la mort (ou la pré-vie) qui rôde :

    "...il est à peine dix heures qu'il s'endort comme une pierre dans un puits."

    Ravel, à l'instar de l'auteur de Je m'en vais, n'aime pas être "là". Surtout quand on joue sa musique devant lui - la musique étant précisément ce qui donne de la consistance à l'air, qui remplit l'espace et impose son temps, qui accorde trop de réalité au monde - qui fait monde. Si Ravel est un "homme creux", c'est au sens d'un instrument à vent. Il est creux pour que la musique sorte de lui. Il est creux pour emplir le monde et le faire danser (ah la danse chez Ravel !). Une fois de plus, le Verbe est dépassé - précédé par la musique. Au commencement était le son. Et comme le dit un personnage de Tolstoï, cité par Clément Rosset dans L'objet singulier, "rien ne ressuscite le passé aussi vivement que les sons." La musique a ceci de caractéristique qu'elle a toujours l'air d'être là avant l'être. Comme si nous ne faisions que passer en elle. Et c'est elle qui se souviendra de nous, la musique. Elle se souvient de tout et se remémore tout. D'où son aspect d'éternité - qui revient toujours. Et Ravel qui est en train de pianoter de poser la célèbre question  à son ami Samazeuilh : "Vous ne trouvez pas que ce thème a quelque chose d'insistant ?" Plus tard, alors qu'il est en train de mettre au point  ce morceau qui va faire de lui le maître du monde, on le presse de le terminer - pour les répétitions. "Il sourit mais ça ne se voit pas. Bon, ils veulent qu'on répète, eh bien d'accord, on répètera. Ils en auront, de la répétition."

    C'est encore Clément Rosset qui fait remarquer que "si le thème du Boléro est insistant, c'est qu'il est d'abord répétitif ; mais, encore une fois, non pas en ce qu'il se répète lui-même, mais en ce qu'il est répétitif d'emblée. Dès sa première apparition à la flûte, le thème semble rappeler à l'auditeur une histoire déjà connue, suscitant en lui la réminiscence d'un savoir essentiel et primordial." Et de fait, "cet objet sans espoir" dit Echenoz, qui va connaître un triomphe mondial, apparaît comme le schème de la réalité musicale (ce qui est un pléonasme), l'équation que Dieu qui n'existe pas aurait laissé aux hommes pour comprendre la création, "cette chose qui s'autodétruit, une partition sans musique, une fabrique orchestrale sans objet, un suicide dont l'arme est le seul élargissement du son. Phrase ressassée, chose sans espoir et dont on ne peut rien attendre (...)" sauf d'être et re-être - un véritable principe de réalité. C'est quoi la vie ? C'est le boléro de Ravel - "chaîne et répétition."

    Est-ce pour avoir perçu le secret de l'univers que Ravel commence à dépérir ? La maladie dégénérescente arrive. Le musicien le plus célèbre de son époque avec Stravinsky commence à ne plus savoir qui il est, ce qui se passe autour de lui, et surtout ne reconnaît même plus sa musique. Ne lui reste plus qu'à mettre au point ses techniques d'endormissement, lui qui a toujours eu tant de mal à dormir - même si chacun sait que l'on ne saisit pas le sommeil, c'est lui qui vous saisit "par derrière ou dans un angle mort". Pas assez lourd (trop creux !) pour s'endormir sans doute. On lui fait subir une lourde opération - ouvrir le crâne, fouiller à l'intérieur pour voir ce qu'il y a, mais il n' y a rien comme prévu, aucune tumeur. Tant pis, on le recoud et il rentre chez lui. C'est la fin. "Il se rendort, il meurt dix jours après, on revêt son corps d'un habit noir, gilet blanc, col dur à coins cassés, noeud papillon blanc, gants clairs, il ne laisse pas de testament, aucune image filmée, pas le moindre enregistrement de sa voix."

     

     

     

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