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LIRE - Les contemporains - Page 43

  • "Maman Rose n'est plus là"

    medium_peterpan06.jpg« Peter, après ces 14 années, je te laisse poursuivre ton chemin…Seul. Peter, mon pauvre garçon ». Ainsi Loisel s’adresse-t-il à son héros à la dernière page de son dernier tome. Il peut bien s’enorgueillir d’être, après James Barrie et Walt Disney, le troisième père[1] de Peter Pan tant ses six albums s’imposent comme l’Avant désormais indispensable (et peut-être même plus réussi) de la vie du célèbre enfant volant – et un des chefs d’œuvre de la BD contemporaine. Suprêmement émouvant, sublimement écrit et dessiné, ce finale déroutera et peut-être même décevra ceux qui pour qui les histoires d’enfant ne devraient être que pour les enfants. Rares sont en effet les BD qui nous offrent un monde aussi innocemment tragique,  aussi cruellement enfantin, excédant même l’esprit originel de James Barrie qui n’était déjà pas tendre.

    Résumé des épisodes précédents. Peter est le fils martyr d’une prostituée de Londres qui est parfois obligé de s’exhiber pour gagner l’argent qui lui permettra d’acheter la bouteille que sa mère lui réclame à coups de pied. Malgré la sollicitude du docteur Kundall, qui lui sert de père adoptif, et qui lui a appris à lire et à apprécier les récits mythologiques, Peter ne veut jamais devenir un adulte. Rien à voir donc avec le gamin capricieux qui ne veut pas grandir parce qu’il est trop bien dans le cocon familial. Un triste soir, alors qu’il se réfugie dans un de ses rêves, une fée sensuelle et dodue lui apparaît, et après l’avoir couvert de poudre magique, l’emmène au Pays de Nulle Part (traduit à tort « pays imaginaire »). Là, il y rencontre Pan, sorte de petit capricorne humain, et sa bande d’enfants perdus, persécutés par le capitaine Crochet que Peter, après avoir été un moment pirate avec lui, va bien entendu affronter avec succès. Mais Pan meurt d’une blessure mal soignée par Peter, et celui-ci adopte, après être passé de la culpabilité la plus extrême au refoulement le plus total, le nom de Peter « Pan » et continue à combattre Crochet. Entre temps, il a ramené d’autres enfants misérables de Londres, dont la jeune fille Rose et le petit Picou, et croisé un certain Jack qui laisse derrière lui des femmes éventrées dont, au troisième tome Tempêtes, la propre mère de Peter. Dans le cinquième, Crochet qui a pu récupérer le livre de mythologie de Peter s’aperçoit que c’était le sien qu’il lisait adolescent et qu’il laissa, avant de prendre le large à jamais, à un certain Kundall, lui conseillant de le transmettre un jour à l’enfant qu’il avait eu avec une gourgandine. Peter est donc son fils !

    Léthé


    Destins se présente donc a priori comme la conclusion de la saga et le lecteur naïf serait en droit de penser que Peter et Crochet vont se retrouver, peut-être se réconcilier, et que Rose, non contente de servir de « maman » à toute la bande de garçonnets, pourrait devenir la compagne de Peter. Ce serait oublier que rien dans le roman de Barrie, qui commence là où la BD se termine, n’atteste un lien de parenté entre l’enfant volant et l’homme mutilé, qu’aucune fille ne fait partie de la bande des enfants perdus, et que Clochette n’est peut-être pas pour rien dans cette absence. Ce serait surtout oublier que ce qui menace les habitants du Pays de Nulle Part est moins la mort et la souffrance, pourtant omniprésentes dans cet album, que l’oubli qui les envahit au fur et à mesure qu’ils vivent. Clochette a bien pu précipiter Rose dans la gueule du crocodile (inoubliables dix-huitième et dix-neuvième planches !), et Peter peut avoir toute l’envie du monde de se venger, le Sagittaire lui rappelle qu’ils auront bientôt tous oublié ce qui s’est passé, jusqu’au nom de Rose, et qu’à ce moment-là Clochette reviendra et sera réaccueillie avec joie. L’oubli protège de la culpabilité ou du ressentiment mais abandonne les enfants perdus dans un perpétuel présent où l’on se bat en vain contre père et mère, où toutes les victoires que l’on remporte ne servent à rien, et où l’on n’en finit jamais de non-vivre. Les fées en profitent pour se faire aimer.
    De même Crochet qui, se faisant confirmer par Mouche qu’il n’a pas les cheveux roux comme Peter, se persuade qu’il n’est finalement pas son père, et décide de revenir dans l’île pour avoir sa vengeance. Le fils qui renonce à ses origines, le père qui renonce à sa descendance, le Léthé n’est plus dans Peter Pan ce qui apaise les êtres mais ce qui les oblige à s’affronter jusqu’à la fin des temps. A bien des égards, le pays de Nulle Part ressemble au Tartare dans lequel les damnés de la mythologie grecque sont contraints de vivre et de souffrir éternellement la même chose.  
    Le seul qui n’oubliera pas la mort de Rose mais qui oubliera tout le reste sera le petit Picou qui, aphasique et désormais inutile à la bande (et que l’on pensera un moment, sous le conseil des sirènes, à tuer), sera rapatrié à Londres par Peter et finira dans un asile avec pour compagnon de chambrée ce mystérieux Jack devenu fou à force d’avoir cru qu’il était l’éventreur de Londres. C’est le coup de génie dramatique de Loisel (inspiré par Pierre Dubois, ce spécialiste es Fées à qui il dédicace l’album) d’avoir fait coïncider les meurtres de prostituées attribués à l’un avec les retours à Londres de l’autre de manière si significative pour qu’il n’y ait à la fin plus de doute dans l’esprit du lecteur sur le fait que l’éventreur de Londres n’était pas Jack mais Peter.

    Un tragique sans catharsis.

    Un lecteur mis dans la situation la plus inconfortable qui soit (et qui fera que certains n’aimeront pas cet album) puisqu’au final, aucun personnage de la fiction ne sait le fin mot du drame sauf lui – ce qui empêche la catharsis de s’effectuer. Généralement, le tragique le plus absolu est  compensé par la révélation de la vérité. Le mal a pu triompher mais en même temps délivrer une nouveau savoir de lui-même. Œdipe et Hamlet meurent en toute conscience. Le monde qui continue sans eux aura au moins retenu la leçon de leurs souffrances. Le monde aura grandi. Or, Peter Pan est précisément celui qui ne grandit pas. En jetant dans la Tamise le sac qui contenait la seule preuve qu’il était le fils de Crochet et en retournant dans le Pays de Nulle Part avec déjà l’oubli qui fait son œuvre, l’enfant volant se prive à jamais de son histoire et de son salut. Et Picou de continuer à pleurer sa maman Rose à la dernière vignette.
    Avoir souffert sans avoir compris sa souffrance, ainsi se clôt cette tragédie à laquelle le lecteur est forcé d’assister, tel un Dieu impuissant qui verrait ses personnages se perdre. Une fin amère au possible qui correspond exactement à la dernière phrase de l’œuvre originelle, si peu lu, de Barrie :  « Ainsi se suivront les génération tant que les enfants resterons gais, innocents et sans cœur. »

    Régis Loisel, Peter Pan – Destins, Edition Vents d’Ouest.

    (Cet article est paru dans Le journal de la culture, n° 15, de juillet-août 2005.)



    [1] Trois pères, mais toujours aucune mère. Pauvre Peter qui n’émeut décidément aucune femme…

     

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