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  • L'invisible, selon Clément Rosset

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    Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? s’est demandé de tout temps la philosophie classique. Pourquoi voit-on quelque chose alors qu’il n’y a rien ? se demande le cher Clément Rosset dans ce petit livre percutant et malicieux - et cela non pas tant par rapport à Jean-Marc Ayrault ou à François Hollande que par rapport à cette propension trop humaine que nous avons tous de voir des choses qui ne sont pas là, d’entendre des choses qui ne sont pas dites et de « réaliser cet exploit, apparemment contradictoire, qui consiste à ne penser à rien. »

    Depuis son premier livre, La philosophie tragique, publié en 1960, Clément Rosset, philosophe hautement recommandable, et pour tous s’il vous plaît, autant par la perspicacité de ses vues que par la clarté de son expression, et qui fut, pourquoi le taire puisque j’en suis encore l’heureux débiteur, un de mes professeurs à l’université de Nice dans les années 90, ne cessa de débusquer, via Lucrèce, Schopenhauer et Nietzsche, mais aussi Mozart, Gluck et Stravinsky, sans oublier Boby Lapointe, les aventures de Tintin,  La nuit des morts-vivants de George Roméro, ou même, comme on va le voir, Nicolas Soufflet en personne, l’ animateur du Jeu des mille euros dont tout le monde connaît la voix mais personne le visage, tout ce que la philosophie comporte en sortilèges, simulacres, et autres fantasmagories métaphysiques, tout ce que la dialectique, la méthode ou l’idée ont pu faire pour conjurer, corriger, dédoubler ce démon tautologique qu’on appelle le réel.  Se prémunir contre ce monde-ci, produit du hasard et de l’immanence, à la fois imprévisible et imparable, cruel et inconséquent, toujours trop dur, toujours « trop là », en un mot, toujours trop réel, c’est là le souci de tout un chacun, philosophe ou non philosophe, chômeur en fin de droit ou amoureux éconduit. 

    L’invisible ne serait-il du reste pas la grande affaire de l’amour ? Car ce qui nous attire dans un visage ou dans un corps, c’est précisément ce qui n’arrête pas de se dérober à nous - non pas au sens où l’être aimé passerait son temps à se sauver dès qu’il nous verrait, auquel cas nous le laisserions bientôt tomber, irrité par tant de pruderie, mais parce qu’il est dans la nature du visage et du corps, et encore plus dans celle de l’âme, d’être par définition infiniment mobile et insaisissable. Si l’amour est si douloureusement insatiable, vulgivagus, « qui erre partout », comme dit Lucrèce, c’est non seulement parce que l’être aimé ne cesse de se transformer malgré nous et sans doute aussi malgré lui, mais encore parce que notre amour peut connaître lui aussi ses moments d’intermittence et changer d’objet selon cette règle antiromantique, donc vraie, qui veut que nous soyons plus attachés à l’amour en tant que tel qu’à la personne que nous croyons aimer. Et c’est pourquoi ceux qui ne se sont jamais intéressés à l’amour, y voyant une aliénation, sinon une déchéance des uns avec les autres, sont souvent les mêmes qui finissent, contre toute attente, par tomber bel et bien amoureux d’un tel ou d’une telle, et sans doute de manière bien plus forte et plus fidèle, parce que préférant la personne plutôt que « l’amour »,  que ceux qui se contentent « d’aimer l’amour » et pour qui, au fond, peu importe l’être aimé pourvu qu’on ait l’ivresse de l’amour - et cela avec le risque de sombrer dans l’érotomanie, cette pathologie terrifiante qui fait croire à celui qui en est atteint qu’il voit chez l’autre toute une série de signes amoureux « extrêmement significatifs » et qui, bien entendu, n’en sont aucunement. 

     

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    Il y aurait donc quelque chose d’interchangeable dans le « sentiment » amoureux au même titre que dans la musique – toute parole exprimant la joie ou la tristesse pouvant en effet être accompagnée par la même mélodie, et pour la paradoxale et pourtant très simple raison que c’est la parole qui accompagne la musique et non l’inverse. Que dans l’Orphée et Eurydice de Gluck, Orphée chante « J’ai perdu mon Eurydice, rien n’égale mon malheur » ou bien « J’ai trouvé mon Eurydice, rien n’égale mon bonheur », c’est toujours la musique qui prédomine et ne se sert de la parole pour son seul plaisir. C’est que comme le notait Stravinsky bien lu et bien entendu par Rosset, la musique a comme caractéristique première d’être non expressive. La musique est inexpressive en elle-même, et c’est pourquoi elle donne l’impression de pouvoir tout exprimer – c’est-à-dire d’accueillir en elle pour mieux les rendre tous les sentiments, tous les affects, tous les souvenirs et même tous les « messages ». Exemple célèbre : la Neuvième Symphonie de Beethoven qui a pu être mise à la sauce nazie, bolchévique (Lénine hésita un moment entre elle et l’Internationale), japonaise (on faisait écouter l’Ode à la Joie aux Kamikazes avant qu’ils ne partent !), européenne et qui, même sur un plan fictionnel, aura fait les délices sadiques d’Alex dans Orange mécanique autant qu’illustrer l’humanisme du professeur Keating dans Le Cercle des poètes disparus. Parce qu’elle n’exprime rien hors elle-même, la musique a cette faculté de se concilier toutes les âmes au risque de les perdre comme dans la célèbre légende du Joueur de flûte de Hamelin. Elle est bien cette absence de sens qui excite tous les sens, cette écoute qui permet, pour le pire et le meilleur, toutes les ententes. 

    Mais si l’on est en droit de se réjouir d’un art musical ou poétique de l’invisible et de soutenir avec Mallarmé que « l’absente de tout bouquet » exprime la rose mieux que la rose elle-même, il semblera plutôt fâcheux de donner du crédit à une idée que l’on s’est faite à propos de quelque chose ou de quelqu’un que l’on ne connaît pas. C’est le fameux « tiens, c’est curieux, je ne me le figurais pas comme ça » souvent énoncé à propos d’une personnalité dont on ne connaissait que la voix (par exemple un critique du Masque et la plume ou Nicolas Soufflet du Jeu des mille francs) et dont l’apparition télévisuelle ou photographique jure avec l’idée que l’on s’en faisait – comme si c’était en fait le réel lui-même qui jurait avec le fantasme qu’on en avait. Le paradoxe ne se situe pourtant pas dans le décalage entre le Nicolas Soufflet qu’on imaginait et le Nicolas Soufflet que l’on découvre en photo ou en chair et en os mais dans celui, autrement plus vertigineux, car purement intérieur, qu’on a cru avoir une idée de Nicolas Soufflet alors que l’on n’en avait pas. On a cru imaginer Nicolas Soufflet autrement alors que la réalité était qu’on n’imaginait rien. On a cru avoir eu une idée ou une image qu’on n’avait en fait jamais eu. Et autant on est prêt à accepter le fait que notre fantasme ne correspondait pas à la personne ou à la situation en question, quitte d’ailleurs à se réjouir de cette connaissance réelle ou vivante à laquelle on accède, autant on a beaucoup de mal à reconnaître que ce fantasme n’en était même pas un. Ce n’est pas le fait que nous avons eu des idées préconçues qui cloche, c’est le fait que nous avons cru en avoir.  Ce n’est pas que notre perception était fausse, c’est qu’il n’y avait pas de perception. 

     

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    On comprend que le bât blesse. On se croyait dans l’erreur, on était dans le rien. On croyait penser à quelque chose, on ne pensait à rien. Nous sommes alors un peu comme les enfants qui sortent du Secret de la Licorne de Spielberg et qui disent très sérieusement que le capitaine Haddock n’avait pas la même voix que dans les albums - par contre Tintin, si ! Mais de quelle voix s’agissait-il ? En tous cas pas de la nôtre qui généralement nous fait toujours horreur la première fois que l’on l’entend sur une bande enregistrée ou à la radio. Comment ce timbre désagréable de cormoran content de lui, ce débit précipité et précieux, cette antipathie de ton pourraient-ils être nôtres ? Alors, certes, nous n’avions pas prévu « ça », mais parce que nous n’avions rien prévu. Nous n’avions rien préjugé de notre voix et par extension de tout ce qui constitue notre apparence.  Nous sommes alors déçus ou frustrés tout notre saoul mais nous serions bien en peine de dire de quoi et pourquoi. Peut-être le sentiment d’avoir été profané ou mieux d’avoir été, nous-mêmes, profanes à notre propre égard – et ce faisant d’avoir perdu en innocence ce que nous avons gagné en connaissance pénible de soi. Peut-être encore la révélation d’avoir flirté avec un néant dont nous ne nous doutions pas qu’il pouvait être autant nôtre. Mais encore une fois ce n’est pas du gouvernement actuel dont il s’agit.

    Clément Rosset, L’invisible, Les Editions de Minuit, 96 pages, onze euros cinquante.

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