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  • Je suis un chien galeux

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    A ma chère Mawitournelle

     

    « Moi qui étais déjà extérieur à toute beauté, exclu du filet chatoyant de la séduction – peu séduisant, incapable de charmer, indifférent à la nature… ah, pourtant, j’étais encore capable d’émerveillement, mais je savais que plus jamais mon émerveillement ne saurait émerveiller personne… et je ne participerais plus à la vie qu’en chien battu, en chien galeux.. A cet âge-là, si l’occasion se présente de frôler la floraison, d’entrer dans la jeunesse, même au prix de la dépravation, et s’il apparaît que la laideur peut encore être utilisée et absorbée par la beauté, alors… »

    Gombrowicz, La pornographie



    Je suis l'impuissance. Je suis la vulgarité. Je suis l'âge adulte. Oui, surtout ça : l’âge adulte. C’est-à-dire la pornographie. Les responsabilités grises, les hypocrisies blanches et l'érotisme verdâtre. Vous qui me lirez serez pourtant déçu, car il n'y a rien d'érotique dans mes pages, rien de ce qui excite secrètement les gens matures comme vous, parents d'élèves, curés, culs de plomb, assis,  régisseurs de la vie sérieuse. Au contraire, je ne suis là que pour dévoiler en vous ce qu’il y a d'abject,  de glauque,  et le pire, de cucul. Ah comme j'aime vos petites âmes pleines de méchancetés niaises et de cochonneries bébêtes ! Je vous montre ce que vous êtes. Et ce que vous êtes, c'est une bande de voyeurs libidineux qui se précipite sur un livre qui s'appelle la pornographie et qui n'en traite pas - ou plutôt qui en traite, mais pas selon votre façon. La pornographie, ce n'est pas deux lesbiennes qui se léchouillent leurs chattes, ça, c’est votre vision niaiseuse des choses, non, la pornographie, la vraie, c’est votre propension à regarder les autres s’aimer, notamment les jeunes gens, et à vous rappeler que vous avez toujours été incapable d'amour. Ahhh, ce jeune homme et cette jeune fille, comme vous les suivez depuis longtemps. Comme vous aimeriez qu’ils couchent ensemble… Oh, moins pour leur bonheur que pour le vôtre, évidemment ! Voir deux beaux corps s’accoupler, c’est encore ce qui vous rappelle un peu la vie que vous avez fait semblant d’avoir. Car votre vie est un simulacre, vous le savez bien, une longue branlette ennuyeuse, une absence perpétuelle de vous à vous. Triste, triste, triste !

    Tout a commencé à l’église, rappelez-vous. Ou plutôt non, tout a commencé avec Frédéric, ce type qui est un jour venu vous voir, vous et vos amis artistes. Tout de suite, vous avez remarqué qu’il avait un corps particulier, un corps compromettant, qui bougeait d’une drôle de façon, qui semblait d’ailleurs plus se comporter que bouger. Comme vous l’avez noté tout de suite sur un carnet, il y avait en lui quelque chose d’infiniment agressif, de tendu, de radical. Et c’est quand vous vous êtes retrouvé à l’église avec lui que tout a basculé. Une sorte de prise de conscience extrémiste des choses qui vous a paradoxalement fait perdre le sens de la réalité. Tout s’est liquéfié autour de vous, comme si rien n’existait, ou plutôt, comme si tout perdait son contenu, sa signification. Le sentiment du néant en pleine messe ! L’église n’était plus une église. L’espace y a avait fait irruption mais un espace cosmique déjà noir, et cela ne se passait même plus sur terre, ou plutôt la terre se transforma en une planète suspendue dans le vide de l’univers, le cosmos fit sentir sa présence toute proche,  vous étiez en plein dedans. Vous étiez quelque part dans le cosmos, suspendu avec votre cierges et votre lumière, et c’est là-bas, dans l’espace infini, que vous avez commencé à manigancer ces choses étranges, semblables à des singes qui grimaceraient dans le vide. Et dans ce vide, le surgissement du désir. Dans ce néant, la grâce. Dans cette nuit, la nuque. L’érection des nuques du garçon et de la fille. Tout de suite, vous avez su qu’ils étaient faits l’un pour l’autre et que Frédéric et vous vous deviez tout faire pour qu’ils couchent ensemble. Comme Kraykowski et la femme du docteur dans Bakakaï. Oui, pareil.

    Karol et Hénia vous ont donc redonné le goût de la vie. Du moins, celle qu’on regarde chez les autres, par la fenêtre. Ah vous l’avouez… Vous auriez bien voulu passer quatre nuits avec Hénia et sans qu’elle ne sente ni ne voie votre obscène personne.  Mais l’enjeu était autre. L’enjeu était que Karol et Hénia, à peine trente ans à deux, refassent Adam et Eve devant vous. Devant vous qui, comme Dieu,  vous seriez repaît d’eux. La voilà votre pornographie, votre printemps honteux.

    En attendant qu’ils couchent ensemble, on fait des promenades avec eux. On observe leur corps. On les observe s’observer – car vous, et Frédéric, ils ne vous regardent pas, ou ils vous regardent simplement comme les deux bons oncles que vous n'êtes pas. N’empêche, s’ils savaient... En fait, la jeunesse se fout d'être la dernière libido de la vieillesse !  Et si cela vous fait plaisir de croire que  vous formez tous les quatre une sorte de quatuor étrange et sensuel, une curieuse combinaison érotique, après tout, pourquoi pas ?

    Hélas, Hénia est promise. A un avocat en plus ! Un type sinistre, normal, incompatible avec l’histoire immortelle que Frédéric et vous étiez en train de monter. Il s’appelle Albert, ce con.

    Alors, l’alcool. La vodka. La pente glissante dans la boue des sens. Question d'hygiène aussi. Car à votre niveau de maturité, boire, c’est faire semblant de faire le mondain, le savant, le chercheur. Mais qu’est-ce que vous cherchez déjà ? Ah oui, c’est vrai, oublier votre maturité, votre vulgarité, votre "adultité". Karol, il aime ça, les adultes. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas être « un garçon avec une fille », comme tous les garçons de son âge, mais « un garçon avec des adultes ». Des hommes pour être affranchi. Des femmes pour être défraîchi. Il vous a même confié que ce n’était pas tant Hénia qu’il désirait que sa mère. Mmmh, avoir seize ans ou moins et entreprendre une femme de quarante ans ou plus. Vous le comprenez, le petit salaud. Pétrir une femme dont vous auriez pu sortir du ventre. Qui vous aurait allaité, lavé, savonné, torché, déculotté, décalotté, pris la température. Une petite fessée par-là. Un petit face-sitting par-ci. De bons gros baisers partout. Ah oui, oui,  vous la comprenez cette immaturité et vous la regrettez. Car vous les hommes matures, vous avez passé l’âge des perversions sexuelles, ha ha ! Vous, c’est troncher les femmes qui nous intéressent, par devant, par derrière, et vous faire pomper le nœud en les traitant de salopes, comme les hommes virils et sains que vous êtes… Et si on leur claque le cul,  aux bonnes femmes, on leur claque encore mieux la gueule.  Et pas pour rire ! Les trucs SM, c’est pour les puceaux, vous, vous cognez pour de bon. Et les gosses aussi d’ailleurs, vous cognez. Car vous êtes des hommes, des vrais, des durs. Des Matures. Et quand vous allez au musée, vous allez voir L’origine du monde de Gustave Machin, et vous dites au gamin : « tu vois, ça, c’est la chatte à maman !!!! » (histoire vraie). On est des hommes. Des Matures.

    Il y eut le coup du ver de terre. Lorsque, pendant la promenade, Karol et Hénia écrasèrent l’un après l’autre, en fait, l’un dans l’autre, un misérable ver de terre qui passait sur le chemin, ce fut pour vous la preuve qu'ils ne pensaient qu'à faire l'amour ! Sûr que pour oser ce geste, il faut être sacrément  amoureux ! Quand on piétine et qu'on déchiquete un ver de terre de concert avec une femme, c’est la preuve qu’on veut coucher avec elle ! Une façon comme une autre de conjurer le péché ou d’affirmer son désir, c'est selon. Quelles singulières croyance que les vôtres, tout de même !

    A moins que ce ver de terre ne fut l’incarnation de… l’avocat ! Mais oui bien sûr ! C’était lui que nos tourtereaux ont écrasé ensemble. Et pour vous, ça arrange tout. Car vous avez là la confirmation qu’Hénia ne veut pas d’Albert – et qu’il faut donc prévenir celui-ci, le mettre dans l’abject secret qui le fera renoncer à ses prétentions. C’est bien une idée de vous, chien galeux que vous êtes, rat pervers et pourri, Joker pouilleux et sinistre, de créer une complicité avec quelqu'un juste pour le perdre.

    Alors, va pour l’initiation d’Albert. Il aura bien souffert dans cette histoire, cet homme, mais d’une souffrance grassouillette, fatiguée, un peu chauve. D’une souffrance qui lui aura retiré toutes ses possibilités d’érection, le pauvre. Et vous, plus il débandera, plus vous banderez. Vous êtes un chien, je vous dis !

    Et Albert sera tué par les deux jeunes gens, et qui plus est, à la place d’un autre. Car entre temps, la grande histoire, celle de 1943 en Pologne, se sera mêlée à la vôtre, en vous mettant dans les pattes ce Siemian, conspirateur aux petits pieds dont il vous faudra se débarrasser. Et comme vous n’aimerez pas vous salir, vous, adulte impuissant , hypocrite et mature, vous obtiendrez de Karol qu’il fasse, avec l’aide de Hénia, le sale boulot à votre place. Les jeunes baisent, ils peuvent bien tuer ! Et comme par hasard, ce sera Albert qui tombera sous leur couteau, Albert qui venait de tuer Siemian – le seul acte héroïque qu’il devait faire dans sa vie avant d’être lui-même héroïquement poignardé par son rival. Tout de même, vous et Frédéric aurez fini par réussir votre coup – car le meurtre d’Albert, après celui du ver de terre, aura permis à Karol et Hénia de se retrouver pour de bon. Cette mort aura été pour eux la révélation de leur amour, et pour vous, l’occasion d’une volupté inouïe. Peut-être avez-vous eu raison, toute la beauté du monde est du côté des jeunes, et après la trentaine, les humains sombrent dans l’horreur. La seule issue, c'est de se faire vampire.

    Et ce soir-là, face aux deux cadavres, tous les quatre, les deux vieux et les deux jeunes,  les deux voyeurs et les deux vivants, vous avez souri, et la lune s'est faite rouge sang.

     

     

    (Merci à Café du Commerce pour les ciseaux multicolores.
    (11 décembre 2008)
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