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gombrowicz - Page 2

  • Je suis un rat.

     

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    A Mawitournelle.



    On ne me croira pas, mais je suis fou d’amour pour celui qui m’a, un soir, remis à ma place. Encore que l’amour ne soit pas véritablement le terme qu’il faut. Ce serait d’exaltation dont il faudrait mieux parler. Oui, voilà, ce type qui m’a humilié pour toute ma vie, j’en suis exalté. Mais il faut que je vous raconte. J’allais au concert pour la trente-quatrième fois, et comme à mon habitude, sans faire de queue. C'est mon privilège – quand quelqu’un derrière moi me saisit par le col et froidement, oui, froidement, m’écarta du guichet et me repoussa à l’autre bout de la file. J’eus la honte de ma vie. Un homme de ma qualité intérieure être pris à partie par un inconnu ! Mais quel inconnu ! Aussitôt rentré chez moi, où je passais une nuit impossible, je n’eus plus qu’une idée en tête : que cet inconnu qui m'avait bousculé et humilié fasse l’amour avec la femme de ses rêves ! Oui, l'amour ! Et c'est moi qui en serait l'intercesseur. Je savais qu’il fréquentait assidûment la femme d’un docteur de ses amis. Il lui envoyait des petits mots, il la voyait en cachette, il dînait avec elle au restaurant, mais jamais, jamais, elle ne se donnait à lui. Comme je la haïssais cette gourde ! Quand on est aimé par quelqu’un d’aussi classe que cet homme, on ne doit pas faire trop longtemps sa mijaurée. Et pourtant, c’est ce qu’elle faisait. J’avais beau lui envoyer des lettres anonymes pour qu’elle accepte de lui céder, elle s’opiniâtrait dans son refus absurde. Je l'aurais tué ! Comme ils auraient fait un beau couple ! Comme j’aurais été fier d’avoir contribué à leur union ! Si ça se trouve, ils m’auraient pris comme témoin à leur mariage ! Hélas, rien de tout cela ne s’est passé et aujourd’hui je suis bien fatigué. Je crois même que je vais mourir. Elle a disparu de la circulation. Lui est parti en retraite dans les montagnes. Mais j’ai déjà pris mes précautions : si je meurs, j’ai obtenu auprès d’un huissier, que mon corps lui soit envoyé.

     

    ***

     

    Mon père n’aimait pas ma mère. Je n’ai jamais très bien su pourquoi. Elle était laide ? Elle était juive ?  Les deux ? Si oui, je comprends que pour un aryen comme lui, cela dut être difficile de coucher avec elle. Car ils ont du bien coucher ensemble pour m’avoir. Ce qu’il lui reprochait surtout, je crois, c’était son nez. « Crois-moi, ma chère, c’est un manque de tact quand je te vois devant l’autel, avec ton nez et tes oreilles, avec tes lèvres, je suis sûr que le Christ ne se sent pas à son aise », lui avait-il dit un jour. Moi, il m’observait le nez presque tout le temps. Il craignait sans doute qu’avec l’âge celui-ci prit la forme de celui de ma mère et non celle du sien. Au bout du compte, je n’ai jamais su si j’avais le nez de ma mère ou de mon père. Ce qui est sûr, c’est que je suis devenu une ruine morale. « Les races opposées des parents, absolument égales en puissance, se sont neutralisées de façon si complète que tu es un rat au pelage incolore ! Un rat neutre ! », comme dirait un polonais de mes amis. Un rat qui passe sa vie à faire des choses déplaisantes. Comme mettre un crapaud dans le chemisier d’une femme et la rendre folle. Des trucs comme ça.

     

    ***


    La féminité n’est jamais de trop. La culpabilité non plus. Je sais comment trouver des coupables dans les affaires criminelles familiales. Il s’agit de persuader l’un des membres de la famille qu’il voulait tuer son parent. Il ne l’a pas tué, mais il voulait le tuer. Et lcomme par hasard, le parent est mort dans la nuit de sa mort naturelle. Torturé par ses mauvaises intentions, le fils se dénonce et pour apporter la preuve de ce qu’il s’accuse, mais qu’il n’a pas fait, il va étrangler le cadavre de son père, laissant ainsi des traces sur son cou. L’enquête en conclut que ce sont les siennes et le procureur apparaît comme un criminologue hors pair. Il est vrai que la mère n’a  rien fait pour sauver son fils. Mais les mères aiment compromettre leurs fils.
    (A noter que L’auberge rouge de Balzac raconte la même histoire. Un type rêve de tuer un millionnaire. Le lendemain, le millionnaire est mort et le type est persuadé que c’est lui. Il s'accuse, on le croit, et il est guillotiné. La culpabilité n’est jamais de trop.)


    ***


    Chez la comtesse Fritouille, manger maigre, c’est manger chic. Pas de viande à table évidemment, car la viande, c’est le mal. Au contraire, le végétarien est gentil. Le végétarien a une vision non saignante de l’humanité. Le végétarien aime l’humanité. Oui, sans viande ni sang, ce potage est très bon, nous nous en convainquons, chante l’un des convives. Le petit garçon famélique à la fenêtre, lui, n’a ni viande ni potage. Tout est à sa place. La comtesse est une comtesse, le baron est un baron, les vents qui tourbillonnent sont les vents qui tourbillonnent, les mains enfantines cherchant dans les ténèbres, le dos bleui par les coups de courroie paternel sous la pluie qui cingle sont des mains enfantines et un dos bleui, rien d’autre… Oui, tout est à sa place.


    ***


    Non, le sein n’est pas comme un bouton de rose, la bouche n’est pas comme une cerise. Il faut arrêter avec ces métaphores végétales grotesques quand on parle d’une jeune fille. La vérité, c’est la virginité. Rien de plus sublime, de plus sacré, de plus divin que la virginité. L’hymen, c’est la seule chose qui nous reste de l’Eden. Aussi suis-je un adorateur d’hymen. J’en boufferais des hymens ! Et pourtant, non, je me retiens, car moi aussi je suis pur. A la naïveté virginale de ma bien aimée répond ma propre naïveté virile. Au fait, je m’appelle Paul et j’aime Alice, une délicieuse vierge que j’épouserais bientôt. Elle est si pure, Alice, si innocente des choses de la vie. Si étrangère à la saloperie sexuelle et sociale. Un peu comme l’Agnès des Femmes – une pièce que d’ailleurs je n’aime pas, car Molière s’est acharné sur Arnolphe au lieu d’en faire un saint. Car, oui, je le répète, il n’y a rien de plus vivant, de plus aimable, de plus beau que la virginité. Arnolphe passe pour un satyre et un bouffon car Molière est ignoble. Molière se moque toujours de ce qui fait le sel de l’humain. Mais laissons Molière, revenons à ma vierge adorée. Qui croit que les bébés naissent dans les choux. Qui est propre comme un ange. Oui, c’est un ange.
    Et pourtant, depuis quelque temps, elle a un langage étrange. Elle m’a dit des choses affreuses. Elle m’a dit que des inconnus lui envoyaient souvent des pierres à son passage. Et qu’elle acceptait ces simulacres de lapidation avec le sourire. Qui sont donc ces rustres qui veulent blesser mon Alice ? Le pire, c’est que ces cailloux lancés sur elle ont l’air de l’avoir changée. Elle me dit qu’elle a l’impression que la vie n’est pas ce qu’en lui ont dit ses mère et nourrice. Je tremble. Elle me parle de paravent, de gestes impensables, d’endroits inabordables dont elle ne connaît pas les termes exacts mais dont elle conçoit abstraitement la signification. Serait-elle déjà perdue ? Me serais-je trompé à ce point ? Et puis cet os, cet os, sur lequel elle revient sans cesse. Elle veut ronger un os pourri ! Un os trouvé dans la poubelle ! Et elle veut que je le ronge avec elle ! Comme des clochards ! Je n’en reviens pas. J’ai une peine immense. Envie de mourir. Comment ma belle vierge peut-elle avoir le goût si bizarre, si dépravé ? Elle me parle de se rouler dans un tas d’ordures ! Avec moi ! Mais moi je ne veux pas ! Moi, je veux la vierge, la pure, l’innocente ! Et elle, elle veut l’os ! Elle me le ramène ! Elle y plonge ses dents ! Elle me le met à la bouche ! Beeaarrggghhhheuuuu......


    ***


    Dans l’escalier de service, je drague les bonnes. J’adore les bonnes. Les grosses bonnes femmes rougeaudes qui parlent mal et qui sont sales. Plus elles sont souillons, plus je bande. Le contraire de l’amateur de vierge ! Je les suis dans la rue, je les aborde, je leur fais du charme, et parfois je les attrape ces gourdes ! En général, elles ont des marques de coup sur le visage – sans doute leurs compagnons ou leurs maques. Et ces marques m’excitent encore plus, moi. Evidemment, avec ma femme, c’est très différent. Nous partageons les mêmes valeurs d’intendance et d’hygiène. La propreté, avant et en toutes choses ! J’aime être propre en société ou avec mon épouse. Elle a la peau si blanche, mon épouse. Et les formes si civilisées, si parisiennes ! Tout sonne physiologiquement le bon goût chez elle. C’est même despotique la façon dont sa jambe s’amincit vers le bas, comme si cette forme était la seule admise. Mais que vous parlè-je de ma femme, alors que ce sont les bonnes que je tronche ? Disons que je lui rends justice. Oui, voilà, je rends justice à ma femme. Car après tout, c’est grâce à des femmes comme elles, propres, bien élevés, mondaines, qu’il y a des femmes sales, moches, toujours en rut. Sans bourgeoises sévères, pas de Marie-couche-toi là. Hmmm, ce système !


    ***


    Que d’aventures j’ai vécues ! Une fois, on m’a mis dans un œuf de verre et jeté dans le Gulf Stream, me condamnant à errer jusqu’à ma mort dans les océans. Une autre fois, on m’a mis dans une sonde marine et l’on m’a envoyé toucher le fond de la plus profonde fosse marine du monde, basse de 17 000 mètres. Une autre fois, on m’a envoyé sur une île de lépreux qui étaient tous sexuellement attirés par moi. Une autre fois….


    ***


    Que diable allais-je faire dans cette goélette ? Ah si je me souviens. C’était quitter l’ennui européen que je voulais, à l’époque. Remarquez, l’ennui. Je me suis vite aperçu avec les marins que l’eau et l’ennui font bon ménage. Pourtant, il s’en passe des choses sur un bateau : dauphins qui manquent l’arête du gouvernail, rats qui se mordent le bout de leur propre queue, matelots qui contemplent leurs pieds et redressent leurs échines courbées, pélicans qui piquent de leur bec le dos des baleines, un capitaine qui se bat à coups d’épingles avec son lieutenant, baleines qui n’arrivent pas à voler sur l’eau, poissons volants qui se gonflent au point que l’eau, ne supportant plus cette tension et crevant de peur, les expulse à la surface, tout cela devient trop monotone. Et si cette phrase est bien écrite, elle n’est pas de moi. Moi, je ne suis que le rat qui ronge dans le gruyère du grand polonais. Je me fais des trous de son texte. J’espère qu’on l’aura compris. Et j’attends l’orgie finale. Quand les hommes se prendront pour des poissons et qu’ils forniqueront, c’est le cas de le dire, contre vents et marrées, Car il y a toujours un homme, une femme et un curé dans un poisson.


    ***



    Je suis sous deux influence, le plus grand synthéticien de tous les temps, le professeur Philidor, et le plus grand analyticien de tous les temps, le professeur…. Appelons-le l’anti-Philidor. Ces deux-là, on les comprend, n’ont jamais pu se sentir. En même temps, ils n’ont jamais pu s’oublier. Ils ont même passé leur temps à s’envoyer des défis. Par exemple, doit-on dire « des macaroni », c’est-à-dire, analytiquement parlant, des combinaisons de farine, d’œufs et d’eau, ou bien « du macaroni », c’est-à-dire l’essence supérieure, le Macaroni en soi ? Rien de grave a priori, allez-vous me dire. Eh oui, tant qu’il s’agit de corps non humains, un duel intellectuel n’a guère de conséquence, mais quand l’on se met à traiter analytiquement ou synthétiquement un corps humain, cela change du tout au tout. Je n’ai jamais su quoi penser de l’attaque de l’analyticien contre la femme du synthéticien – lorsqu’un jour celui-ci dit de celle-ci qu’elle avait des oreilles (donc coupés de la tête), des trous de nez (donc coupés du visage), des doigts (donc coupés de la main). Hélas pour elle ! Cette définition analytique d’elle-même fit que la pauvre femme commença à se décomposer pour de bon. Pensez ! Dans la nuit, il arrivait qu’un de ses jambes se mit à gambader toute seule dans la chambre ! Le synthéticien décida alors de faire la synthèse de la maîtresse de l’analyticien comme celui-ci avait l’analytique de sa femme. Mais il eut beau parler à celle-ci d’amour mystique, d’union supérieure, ou d’humanité organique, il échoua sur toute la ligne, tant l’analyticien avait préparé sa maîtresse à tous les assauts synthétiques. Ne restait alors plus aux deux savants que de se battre en duel. Bien mal leur en prit. Car si la mort pouvait être une synthèse, elle pouvait être aussi une partie analytique de la vie. A la fin, ce fut leurs deux femmes qui furent abattues. Et eux se mirent à courir le monde, bras dessus-bras dessous si l’on peut dire, tirant sur tout ce qui bougeait, tentant de se prouver laquelle entre la synthèse et l’analytique avait le dernier mot.


    ***


    La vie réserve bien des surprises. Il suffit de tirer dans une balle de tennis lors d’un match au Racing club pour que votre voisine furieuse gifle un épileptique, qu’un autre spectateur saute sur une autre dame, que le désordre soit considérable, et que votre femme accouche au milieu d’un tonnerre d’applaudissements.


    ***


    Il y a toujours eu pour moi deux sortes d’individus. Les gaillards francs du collier, toujours gais, toujours brutaux, qui peuvent faire les plus virils bandits de grands chemins, tel Houligan et les petits juges-la vie qui n’ont cesse de vouloir rétrécir les grands caractères ci-nommés, comme notre procureur Scorrabini. Celui-ci n’en pouvait plus des exploits criminels de Houligan, de ses hurlements de joie aussi, de cette brutalité triomphante venue tout droit des entrailles du vivant. Un jour, il voulut le capturer et par un stratagème ingénieux y arriva. Enfermé dans la cave de la maison du, le bandit allait subir toute une série de micro-tortures infinies qui, au grand désespoir de son bourreau n’altérèrent en rien sa bonne et saine humeur. Au lieu de hurler ses douleurs, notre fort en gueule se mettait à chanter son refrain préféré : « hey-ho Maria ! où es-tu ma Maria ? », ce qui, vous l’admettrez, était un peu fort de café.
    C’est là que j’intervins. O contre mon gré, pensez-le bien ! Car si j’avais eu à choisir, c’aurait été le petit juge que j’aurais tourmenté tout mon saoul. Mais la vie est ainsi faite que c’est lui que je dus servir et pour ce faire terrifier ce grand coquin de Houligan. Comme je le fis changer du tout au tout. Il ne pouvait me voir sans terreur. C’est vrai que j’aimais bien me cacher sous son pantalon ou me cacher sous ses aisselles à moins que je ne danse sous sa chemise. Comme j’ai dû lui faire mal ! Oh plus psychologiquement que physiquement d’ailleurs… Car je ne me rappelle pas l’avoir mordu ou griffé outre mesure. Mais sans doute le contact de mes pattes sur sa peau, de mes poils sur son épiderme, de ma queue surtout se baladant toujours, ça a dû le rendre fou, le pauvre homme. Mais que voulez-vous, j’aime les orifices, les trous, les fentes ! Il paraît même que je suis à l’origine d’un des plus grands supplices de tous les temps. L’on me met dans une cage et l’on met cette cage devant un des orifices de l’homme. Et puis un sadique commence à me brûler le derrière avec un charbon ardent m’obligeant à quitter la place au plus vite. Et comme la seule porte qu’il me reste est cet orifice minuscule, même pour moi, eh bien, tant pis pour son propriétaire, mais je me mets à l’agrandir, à la creuser. Je creuse, je creuse jusqu’à ce que je puisse entrer et que l’on ne puisse plus me brûler – mais je comprends, oui, je comprends que cela puisse faire le plus horrible effet à celui en qui je creuse. Mais c’est eux qui me font faire ça !
    C’est comme l’autre jour. Un gars me poursuivait. J’ai dû me réfugier sous les jupes d’une fille qui dormait. Mais il s’acharnait contre moi, l’autre fou. Il voulait me tuer, je crois. Alors quand je suis sorti par le décolletée de la fille, après être passé de sa culotte à son soutien gorge, il a bien fallu que je me cache quelque part – et comme elle dormait la bouche ouverte….
    (L’histoire dit qu’elle m’a mordu et qu’elle m’a tué. Coupé en deux, guillotiné, le pauvre petit rat, sous les dents d’une demoiselle. Je ne sais pas si c’était moi, nous sommes tous si nombreux ! Ce qui est sûr, c’est qu’après ça le garçon n’a plus jamais voulu embrasser sa fiancée. Il l’a même abandonné, la pauvrette ! En tous cas, moi, même si je suis mort, j’ai pris goût à l’humidité des filles.)


    ***


    Le roi rote. La cour rote. Le roi pète. La cour pète.  Le roi se pourlèche les babines. La cour fait de même. Le roi donne le ton et le ton le lui rend bien. Seulement voilà, le roi ne peut supporter qu’on l’imite ainsi car on lui renvoie une image atroce de lui. En fait, c’est un piège du chancelier pour piéger le roi et d’une certaine manière le sauver. Le forcer à lui voir le ridicule de son image. Etre son ombre grotesque. Mais le roi n’en peut mais. Il se sauve. Mais la cour se sauve avec lui. Pauvre roi que l'on terrorise en lui ressemblant !

    Le roi boit, Jacob Jordaens.jpg

     

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