(Air de Falstaff, dans Verdi, par Gabriel Bacquier)
11 - L'angoisse et le péché originel.
L'angoisse de Kierkegaard est double : angoisse devant la liberté qui est notre dignité autant que notre perte (malédiction divine), mais aussi angoisse devant l'éthico-religieux qui nous torture tant qu'il peut (malédiction humaine). « L'éthique, écrit Chestov, peut estropier l'âme humaine, comme jamais bourreau n'a estropié un corps ».
Un personnage a tenté de résister à l'éthique : Falstaff (sa fameuse tirade sur l'honneur – « l'honneur ne nourrit pas son homme, l'honneur ne fait pas vivre », etc.) Kiekegaard le hait et est fasciné par lui. Il voudrait s'en foutre lui aussi, de la morale, des hommes, du monde, mais il ne peut pas. La morale le retient toujours. Et puis, l'absurde falstaffien lui apparaît comme un absurde sans Dieu, un absurde trop immanent, innocent, insouciant, joyeux. Et si Falstaff était un Job joyeux ? Et si Falstaff était le résistant absolu à l'éthico-religieux ? Et si Falstaff avait raison contre la raison ? Et si Falstaff est la mauvaise bonne conscience de Kierkegaard ? Son autre Don Juan ?
C'est le moment le plus noir de Kierkegaard, celui où il va lâcher Dieu pour l'éthique. Celui où il devient d'un sadisme effroyable à l'égard de Job, d'Abraham - et de Falstaff. Celui même où il va réviser la Bible.
Kierkegaard, en effet, ne supporte pas le serpent. Kierkegaard ne peut imaginer que Dieu nous a envoyé ce serpent. Le serpent met à bas notre morale. Le serpent accuse la bonté de Dieu et affirme notre propension au mal. Le serpent est la preuve que Dieu nous perd volontairement "au nom de la liberté". Non, non, impossible qu'il en soit ainsi ! Contre le serpent, contre Dieu, morale ! morale ! morale ! Kierkegaard en vient également à rejeter l'idée selon laquelle « le soleil se lève également sur les justes et les pécheurs ». Dieu ne peut mettre les justes et les pécheurs sur le même plan, ce serait trop injuste, trop immoral, trop antisocial. Kierkegaard commence à raisonner comme le frère du fils prodigue - pourquoi tout pour lui et rien pour moi ? Qu'est-ce que c'est que ce type, moi soi-disant frère, à qui on a tout donné, qui a tout dépensé , qui revient.... et à qui on redonne tout alors que moi qui m'échine toute la sainte journée à mériter mon pain, bernique ?! Et c'est moi dans l'histoire qui passe pour le connard de service ! Et bien, moi, le frère du fils prodigue, je fonde un parti. Le parti des méritants mécontents ! Le parti des fourmis contre les cigales ! J'exige la justice, la vraie - celle qui punit les parasites et récompense les laborieux ! Car la seule morale qui vaille a toujours résidé dans cet adage : « celui qui ne travaille pas ne mange pas. » La fourmi a toujours eu raison contre la cigale. La fourmi, c'est la justice. Eh bien dansez maintenant, monsieur mon frère le profiteur !
Alors voilà :
SI DIEU N'A PAS CONDAMNE LES PECHEURS, L'ETHIQUE LE FERA A SA PLACE.
ET SI DIEU REFUSE ENCORE DE LE FAIRE, ALORS L'ETHIQUE CONDAMNERA DIEU A SON TOUR.
SI DIEU REFUSE D'ETRE RATIONNEL, SAGE, MORAL, SOCRATIQUE, L'ETHIQUE LE SERA A SA PLACE.
L'ETHIQUE A DES POUVOIRS BIEN PLUS INFINIS ET BIEN PLUS OPERATOIRES QUE DIEU.
L'ETHIQUE PEUT METTRE DIEU A BAS.
Et pour commencer, bannissons Falstaff !