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  • Lorenzasensio !

    medium_asensio.4.jpg La littérature à contre-nuit par Juan Asensio : La littérature sera pentecôtiste ou ne sera pas.

    « Quelle tête de fer as-tu, ami ! quelle tête de fer ! »
    Philippe à Lorenzo dans Lorenzaccio, acte III, scène 3.

    Qu’est-ce que c’est que ce livre enténébré et vibrant, boursouflé et inspiré, palpitant et parfois terriblement ennuyeux, dont les phrases creusent l’âme et fatiguent l’esprit ? C’est un ouvrage de Juan Asensio, dit le Stalker, le plus redoutable des blogueurs. Nous le connaissons tous, cet arpenteur infatigable des zones du net, perpétuellement furieux contre la médiocrité du temps, et dont la bloyenne colère en a fait trembler plus d’un. Car ce taon spirituel pique à tort et à travers, sans égards pour ceux ou celles dont la bêtise relativiste, l’égalitarisme nihiliste, la candeur démocratique assèchent un peu plus les eaux vives de l’excellence qui est toujours le fait de l’éminence. Il s’agit de réveiller, révéler, provoquer et tant pis pour les dommages collatéraux dont se rend coupable parfois sa verve priapique. Car ce Jean-Baptiste est aussi un Torquemada à qui il arrive de confondre jugement dernier et massacre des innocents. Ha ! comme il dirait.

    La modernité, anti-tragique et athée.

    Depuis son premier essai consacré à Georges Steiner, La parole souffle sur notre poussière, et jusque dans sa « zone » qu’il enrichit quotidiennement de lectures diverses et savantes autant que d’imprécations terrifiantes contre le siècle et ses publicistes, Asensio ne cesse de disséquer ce thème qui fut l’un des principaux de toute l’histoire des arts et de la pensée et qui l’obsède, lui, peut-être plus que de raison : LE MAL.
    Or, et c’est là le constat qu’il pose au début de cette Littérature à contre-nuit, « il y a fort à parier que le Mal qui (…) trouvait dans la littérature sa plus parfaite réalisation esthétique, ne soit plus grand-chose, en tous cas plus du tout le mystère qui a hanté des générations d’artistes… » Le mal a déserté la pensée. Non qu’il ait disparu du monde, mais plus question qu’on le conçoive comme cette blessure éternelle de notre condition, ce propre de l’homme, ce que les chrétiens appelaient le péché. A la limite admet-on qu’il existe des personnalités « méchantes », mais celles-ci ne font alors plus partie de l’humanité (voir le tollé qu’avait provoqué le film d’Olivier Hirrschbiegel, La Chute, qui osait montrer l’humanité d’un Hitler, et qui par conséquent « hitlerisait » cette même humanité.) Credo des contemporains que trop de Lumières ont fini par rendre aveugles : n’en finir plus de s’indigner de la guerre et de l’injustice, mais refuser absolument de voir en ces maux un Mal majuscule qui serait interne à notre condition.
    Car, reposer le mal au centre de la pensée revient, mais oui, … à reposer le péché au centre de notre monde et toutes ces catégories dont notre modernité pleine de morgue avait cru se débarrasser pour de bon, la transcendance, le salut, la damnation, le divin. Poser le mal comme ce mystère scandaleux que nous avons tous en nous, y compris quand nous débordons de sollicitude et de générosité vis-à-vis des exclus et des souffrants (l’administration Bush est pavée de bonnes intentions), c’est poser notre liberté dans laquelle Dieu nous a moulés, cette liberté qui nous écorche et fait aussi de nous des écorcheurs. Bref, le mal nous obligerait à repenser la tragédie de l’existence, dont seul, pour les chrétiens, le sacrifice du Christ, nous délivre. On comprend que nos modernes, athées et anti-tragiques, se détournent à coup de « Drodlom » et de pétitions humanitaires de tout ce qui pourrait leur rendre la vue et la foi - et ignorent peureusement (et de fait, censurent sans en avoir l’air) tous les écrivains qui oseraient mettre à mal leur sur-moi libéral et démocratique. C’est de ces écrivains-exorcistes dont la Littérature à contre-nuit traite, ceux qui n’ont eu cesse de rappeler à l’humanité qu’elle était faillible, pécheresse, possédée et qui ont pour nom : Joseph de Maistre, Ernesto Sabato, Georg Trakl, Georges Bernanos, Paul Gadenne, Ernest Hello.

    « La grande parlouze »

    Ceux-là nous apprennent que le mal, s’il peut prendre les formes les plus spectaculaires et les plus visibles, n’est jamais plus efficace que lorsqu’il agit en sourdine. Le mal n’est pas simplement une négation, c’est une négation de négation. Il est là sans être là. Mieux : il est là sans qu’on y croit – exactement comme le diable, dont on dit que la suprême astuce est de faire croire qu’il n’existe pas. Impossible de le saisir ou de le dévoiler. Son devenir est une fuite permanente. Il est « perpétuel vacillement, inconstante houle qui donne à l’être le mal de mer de la métamorphose (…) » Changer de forme, de nom et de rythme à tout bout de champ, passer d’une définition à une autre comme un comédien passe d’un rôle à un autre, le mal est un Snark – « qui était un boujeum, voyez-vous ? ».
    Loin d’être cet assassin de Dieu, tellement facile à repérer, le mal est précisément ce qui imite Dieu, qui « mime la présence divine (Satan n’est-il pas le singe de Dieu ?), qui défait la trame du tissu divin ou qui remplit d’absence, par les trous qu’il provoque, la matière d’une éponge gorgée de bonté (..) ». C’est un « non-être greffé, enté sur l’être » et qui a moins l’intention de le blesser que de le parasiter. Il brouille les pistes, confond les substances, et par dessus-tout, dissout le sens. Au fond, sa jouissance est moins la destruction que la déconstruction – cette notion si chère à Derrida et qui, Asensio l’affirme sans ambages, n’est rien moins qu’ « un crime contre l’esprit » puisqu’elle fait du sens ce qui échappera toujours à l’intelligence, de l’origine ce à quoi le généalogiste n’arrivera jamais, du père celui que le fils ne retrouvera pas. Dans le monde de la déconstruction et/ou du démoniaque, l’horizon n’est plus cette promesse merveilleuse d’une terre prochaine mais ce mirage infernal qui recule indéfiniment ce qu’il promet.
    Et c’est pourquoi le langage est le premier atteint par le démoniaque, nous allions dire le premier juif, car le langage, dans sa signification la plus haute, celle du Verbe, du DAVAR hébreux, est ce qui donne la vie et permet la transcendance du sens. A contrario, le Mal est ce qui occulte le sens et empoisonne la vie. Et pour ce faire, transforme le Logos en logorrhée, la parole en « parlouze », car pour CORROMPRE LE VERBE, il faut parler, parler, parler, mais surtout ne rien dire. Improviser des histoires qui ne rendront compte d’aucune vérité, contrairement à toute bonne histoire. Exactement comme le personnage du célèbre film de Bryan Singer, Usual Suspects, qu’Asensio a la bonne idée d’évoquer, « le bien nommé Verbal Kint qui gauchit imperceptiblement la réalité, qui peut-être même a inventé cette dernière de toutes pièces, à partir, justement, de l’assemblage des pièces d’un puzzle accrochées à un pêle-mêle. » Gauchir la réalité coûte que coûte, la consumer sans la faire disparaître, en fait la faire disparaître à peine, c’est là la marque du mal - un cancer qui n’en finit pas, un trou dans l’être qui le fait dépérir sans le faire périr complètement, « une béance ensuite, avide de combler sa profondeur stérile en déversant sur ce qui est la cire perdu qui en prendra la forme transitoire, comme une rumeur rongeant peu à peu l’organe sain qu’elle copie puis remplace par un simulacre délétère. »
    Au fond, et pour paraphraser Simone Weil, le mal est une complication des choses – exactement comme on emploie ce mot dans le langage médical. Il infecte les corps et les âmes et n’en sort pas, fermant à clef entrées et sorties. C’est en ce sens que Kierkegaard le qualifie d’hermétique. Il est ce qui bloque, ce qui fait subir, et ce qui ennuie – l’ennui désespéré et irrévocable du damné. « L’enfer enferme. » dit Jean-Luc Marion cité par Asensio. Ha !

    La lecture au fer rouge.

    Pour nous en sortir, il faut y entrer. Si dans le Phèdre de Platon, un attelage ailé s’envolait dans le ciel et montait suffisamment haut pour que la tête du philosophe effleure un quart de seconde le monde des idées, juste assez pour qu’il puisse le rapporter aux hommes, de même, Juan Asensio s’engouffre en enfer, et guidé par ses « Virgile » que sont Trakl, Sabato ou Bernanos (mais aussi Conrad, Rimbaud et Faulkner), tente d’en rapporter quelques braises qui, espère-t-il, brûleront et réveilleront ses contemporains. Cette image n’en est pas « juste une ». La lecture (difficile) de la Littérature à contre-nuit donne l’impression que son auteur vit dans sa chair les affres de son dantesque voyage et que cette littérature-là, celle qui soigne le mal par le mal, est réellement pour lui un acte de foi, une conjuration du temps, une exhortation à ouvrir les yeux. Asensio n’est pas un théoricien de la littérature, mais un lecteur mystique des lettres qui affirme que la seule lecture qui vaille est la lecture au fer rouge. Se plonger dans Monsieur Ouine, c’est faire l’expérience symbolique du mal dans lequel nous sommes, dans la vie, plongés pour de bon, et en même temps – car là où le péché abonde, la grâce surabonde - comprendre que nous pouvons nous « déouiniser », réapprendre le sens des mots, de l’affirmation et de la négation (Ouine étant celui qui ne dit plus ni oui ni non), retrouver la Parole perdue - Asensio n’hésitant pas à écrire que « la Pentecôte n’est sans doute pas si éloignée de nos lèvres sèches. » La vraie littérature sera pentecôtiste ou ne sera pas. Ha !

    Le saint Inquisiteur.

    Ce don de langue, Juan Asensio le possède plus que nul autre. Texte incantatoire, brûlant, ravageur, La littérature à contre-nuit fera les délices des âmes torturées, amateurs de ténèbres et de littérature « dure ». Pour les autres, « damnés » et contents de l’être, cette langue de feu pourra sembler de plomb. Quand on ne s’intéresse pas à l’indicible, toute tentative de l’exprimer risque d’apparaître illisible. Il est vrai qu’Asensio traite ses lecteurs aussi rudement qu’il se traite lui-même et exige d’eux qu’ils le suivent jusqu’au bout dans son expérience des limites – un peu comme ces personnages de western qui forcent à jouer à la roulette russe des gens qui n’ont rien demandé. Quelle dose de vérité les philosophes peuvent-ils supporter ? demandait Nietzsche. Quelle dose d’Asensio pourrons-nous supporter ? Avouons-le : parfois, le prophète fatigue. La variation grandiose vire à la répétition et nous avons la coupable impression (comment ne pas se sentir coupable en lisant Asensio ?) que ce qu’il dit de Maistre, il le dit aussi bien de Bernanos, de Conrad ou de Faulkner et il pourrait le dire de tous les autres - comme si sa grille de lecture devenait un pal sur lequel tout le monde serait embroché, lecteurs et auteurs compris. Le saint est devenu inquisiteur.
    De plus, cette trop grande proximité avec l’infernal finit par mettre mal à l’aise. A force de scruter le mal, le mal ne se serait-il pas incrusté en lui ? Même les plus purs se corrompent au contact du démoniaque. Frodon ne sortira pas indemne de la traversée du Mordor. Ses allers et retours en enfer risquent de coûter cher à Asensio. On pense au passe-muraille de Marcel Aymé qui reste bloqué dans son mur – un mur de flammes en ce qui concerne notre furieux perpétuel. Mais surtout on pense à Lorenzaccio, le héros de Musset, ce pur d’entre les purs qui se força à la débauche pour une cause supérieure et devint débauché malgré lui. Trop de combat contre le mal ont pu pourrir le cœur des plus nobles chevaliers. Et c’est ce risque que court Juan Asensio – Lorenzasensio !

    La littérature à contre-nuit, aux éditions « La sœur de l’Ange », 22 euros.


    (Journal de la culture n° 14)

    [Ce texte, grâce auquel d'aucuns m'ont dit qu'ils avaient enfin compris le travail du Stalker, n'a malheureusement pas trouvé grâce aux yeux de l'intéressé qui fit dans sa zone une critique de la critique, bien trop rageuse pour être constructive, et finalement incohérente, puisque m'accusant à la fois de l'avoir mal et pas si mal lu :

    "Oui, qu'est-ce donc que Cormary n'a pas vu dans ce livre monstrueux ?
    Pas même ma tentative de montrer un rapport consubstantiel entre le Verbe et le Mal, ce que Cormary, rendons-lui ce maigre hommage, a tout de même à peu près compris et exposé puisque son unique talent est celui de l'exposition (...)"


    Peut-être y a-t-il dans ce paragraphe un double paragraphe que je n'aurais pas vu, comme je n'ai pas vu, je l'avoue, qu'il y avait dans son livre "un second livre s'écrivant incognito" (!!!). J'avoue que mon talent ne va pas jusque là et se contente, ce qui n'est déjà pas si mal avec lui, de clarifier un texte qui a l'air de ne pas se comprendre lui-même ni dans le pire ni dans le meilleur....

    Il est vrai que rien n'allait plus entre nous depuis certaine rixe due à une abjection de sa part (et d'ailleurs en couronnant une série) suivie d'une réaction plutôt exterminatrice de la mienne. Pour quelqu'un comme lui, obnubilé par le mal, il aurait dû savoir que le mal engendre le mal et qu'à salopard, salopard et demi. Tant pis. ]

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    Note de janvier 2006 : pour ceux qui voudraient connaître la suite de nos passionnantes relations, lire :

    La vérité de l'imbécile (Juan disséqué)

    Ma dernière truanderie (Juan décapsulé)

    L'imposteur et son postier (Juan et son fidèle Transhumain)

    Lettre au Stalker et à son fidèle Transhumain, ainsi qu'à Alina Reyes, Ornithorynque et Ludovic Maubreuil chez qui tout a commencé... (Juan psychanalysé)

     

     

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