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  • Gras de guerre (sur Une forme de vie, d'Amélie Nothomb)

    amelie-nothomb-une-forme-de-vie-cover.jpgQuand elle s’est présentée aux Editions Albin Michel, il y a dix neuf ans de cela, Amélie Nothomb a d’abord voulu se faire appeler Amélie Casus-Belli. Son éditeur refusa, arguant qu’Amélie « Nos Tombes » sonnait mieux qu’Amélie « Cas de guerre » et n’en correspondait pas moins à l’univers belliciste, nécessairement peuplé de cadavres, de la jeune romancière. Après dix-huit livres consacrés au conflit sous toutes ses formes - amoureuse (Le sabotage amoureux), filiale (Robert des noms propres), amicale (Antéchrista), sociale (Stupeur et tremblements), médiatique (Acide sulfurique), culturel (Péplum), purement intérieure (Cosmétique de l’ennemi), souvent psychopathologique (Le voyage d’hiver), toujours identitaire (Journal d’hirondelle), originellement meurtrière (Hygiène de l’assassin), ou simplement symbolique quoiqu’une d’une cruauté bien réelle (Ni d’Eve ni d’Adam) - , il était normal que la sphinge des Flandres traite enfin de la guerre[1] en tant que telle.

    Voici donc Melvin Mapple, soldat de 2ème classe dans l’armée américaine et posté à Bagdad depuis six ans, qui écrit à Amélie Nothomb herself dans l’espoir de trouver en elle un peu de réconfort et d’humanité. Elle qui a tant écrit sur la boulimie et l’anorexie, comment ne pourrait-elle pas le comprendre, lui que cette fichue guerre a rendu obèse ? « Ce sont les plus humains d’entre nous qui ont sombré dans la boulimie. Il y a des gars qui ont toléré la monstruosité de cette guerre sans tomber dans aucune forme de pathologie. » La guerre, ça rend fou ou difforme. Comme dans le Full Metal Jacket de Stanley Kubrick où les recrues baptisaient leur arme d’un nom de femme, et auquel cet opus de Nothomb fait étonnement penser, Melvin-Baleine a appelé sa graisse Schéhérazade. L’obésité comme croix mais aussi comme sylphide. Le quintal comme substitut amoureux et marial. Une inversion nothombienne typique et qui touche en plein dans l’appendice. Que recherche l’obèse sinon créer en lui un ventre maternel dans lequel il pourra se cacher ? A moins qu’il ne s’agisse de cacher un autre mal plus secret. Tout est possible dans la bouffe - « de toutes les drogues la plus nocive et la plus addictive qui soit », mais qui, en plus d’être la plus enlaidissante, est la plus culpabilisante. D’un obèse-junkie, on attend toujours qu’il fasse dans « le dépassement de soi ». « Quand quelqu’un a le cancer, personne n’est assez impudent pour lui suggérer le dépassement de soi. Oui, je sais, on ne peut pas comparer. Si nous pesons 180 kilos, c’est notre faute. On n’avait qu’à pas bouffer comme des porcs. Le cancéreux, c’est une victime, nous pas. On l’a cherché, on a péché. Alors on doit se racheter par un acte de sainteté, histoire d’expier. » A moins que l’on se fasse mettre un anneau gastrique, comme Iggy, un autre obèse, plus complexé que les autres, et à qui on fait miroiter un avenir érotique s’il se faisait opérer, et qui en mourra. Melvin, lui, en sabotant son corps, résiste à la guerre comme à l’exhortation normative – en somme, tout ce qu’il faut pour devenir le correspondant idéal et régulier d’Amélie. Celle-ci, non contente de lui répondre, en profite pour digresser sur le rôle des lettres dans sa vie et sa relation avec les lecteurs, et régler quelques comptes, diraient d’aucuns.  Dès lors, le récit de guerre vire au traité de morale épistolaire – ou tout ce qu’il faut faire ou ne pas faire quand on écrit à Amélie Nothomb. Au fond, la mère de Prétextat Tach serait une moraliste qui s'est faite romancière par défaut. A la manière d’un Diderot qu’elle admire tant, ses récits apparaitraient comme les mises en scènes de ses proverbes. Ce ne seraient plus des romans entrecoupées par des jugements mais des jugements entrecoupés par du romanesque. D'où l’incompréhension des critiques qui lui reprochent si souvent la forme bâclée de ses livres et ne voient pas que l’histoire qu’on est en train de lire (et qui semble d'autant plus exister qu'elle est souvent baroque et délirante) n’est en fait qu’un essai mis en corps et en situations. L’éclatante réussite d’Une forme de vie est que les deux tendances, narrative et digressive (j’allais dire « digestive »), sont tenus jusqu’au bout et sans que l’une fasse de l’ombre à l’autre comme cela pouvait être le cas dans Le Fait du prince ou Le Voyage d’hiver où le dit l’emportait largement sur le raconté.

    Alors, comment écrire à Amélie ? D’abord, privilégier les lettres courtes souvent érogènes aux missives longues forcément indésirables (et qui plus est gaspillent le papier, donc nuisent aux forêts.) Ensuite, lui épargner les demandes d’intercessions professionnelles, financières ou simplement mondaines (vous qui connaissez Sharon Stone, pourriez-vous m’introduire ?). Enfin, éviter à tous prix les abominables : « je ne suis pas comme les autres, traitez-moi différemment » qui finissent illico à la poubelle, Amélie Nothomb traitant précisément tout le monde avec respect et humilité sauf ceux qui demandent un statut privilégié. Pour une fois dans un de ses livres, ce n’est pas elle qui trinque, ni ses personnages, ce sont ses lecteurs ! Le lecteur comme casus-belli ! Le lecteur envahissant, arrogant, exigeant, qui commence par penser qu’il doit tout à l’auteur avant de croire dur comme fer que c’est l’auteur qui lui doit tout. Le lecteur - l’ennemi absolu de la littérature, l’Occupant par excellence du livre, et devant lequel l’auteur en est réduit à la guerre ou à la diplomatie s’il veut survivre. Dans son Homme qui arrêta d’écrire, Marc-Edouard Nabe ne disait pas autre chose : « Tout véritable écrivain est un résistant au lecteur nazi. » 

    Dangers de cette littérature du Toi qui peut faire que l’expression se transforme en exhortation, la singularité en  vanité, l’énormité en truisme. C’est que le lecteur, et surtout le jeune lecteur, prend l’or et les diamants de la littérature pour argent comptant. Ce qui était métaphore chez l’un devient métamorphose chez l’autre[2]. D’où les malentendus entre les auteurs et leurs madame Bovary ou Don Quichotte de lecteurs. Entre l’auteur qui ne tend qu’à son texte et le lecteur qui finit par ne tendre que vers l’auteur, rien ne va plus. Certes, « pourquoi un ami d’encre et de papier vaudrait-il moins qu’un ami de chair ? » comme le demande Amélie elle-même avec sa sagesse d’écrivain. Eh ! Mais parce que tout simplement les lecteurs ne sont pas tous écrivains ! Les lecteurs finissent par préférer les écrivains à leurs livres ! A la fin le Verbe ne suffit plus, et l’on veut rencontrer son Père ou sa Mère avec le risque inconsidéré d’être déçu.

    Aux rencontres décevantes entre deux chairs, l’auteure préfère les fins déceptives. Et celle d’Une forme de vie n’échappera pas à la règle. Exactement comme ce qu'elle expliquait des livres de Marguerite Duras dans Ni d'Eve ni d'Adam, on sortira « fâché » du sien : « c'est une bonne attitude. Quand on achève un livre de Duras [de Nothomb], on éprouve une frustration. C'est comme une enquête au terme de laquelle on a peu compris. On a entrevu des choses à travers une vitre dépolie. On sort de table en ayant faim. » La faim comme recherche du sens. La frustration comme incitation à créer son propre sens, sa propre forme - sa propre « merde » comme aurait dit Prétextat..

    En attendant, c’est à la sienne qu’Amélie revient à la toute fin de son texte. Pour la première fois en vingt ans et dix-neuf romans publiés, l’écrivaine la plus adulée de son temps se met à se parler devant nous – de son art, de sa légitimité d’écrivain, de sa si problématique personne. Page curieuse, d’une simplicité et d’une sincérité désarmantes, qu’on ne dirait pas faites pour nous et dont on a l’impression qu’on les lui a volées. Toute cette fiction pour arriver à cette confession ? Les voix de la femme blessée sont décidément impénétrables. On croyait qu’elle nous engueulait, la voilà qui se confie à nous. Mais on est qui, nous ?  

     

    Amélie Nothomb, Une forme de vie, Albin Michel, 180 pages, 15, 90 euros.

     

    [Cet article a été publié dans Le magazine des livres n°26 de septembre 2010.] 

     

    [1] Certes déjà apparue en arrière-fond des Combustibles.

    [2] Dans Harry Potter et la chambre des secrets, Jeanne Rowling traitait, certes sous un mode « magique », de ce phénomène du livre agissant -  en l’occurrence, le  « journal intime » de Voldemor qui pénétrait l’esprit de la jeune Ginny Weasley et l’obligeait à faire des choses  contre son gré.

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