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40 ans

  • Quarantaine

    "A l'adolescence se pose la question cruciale du rayonnement : sera-t-on dans la lumière ou dans l'obscurité ? J'aurais aimé pouvoir choisir. Je ne le pouvais pas : quelque chose que je ne parvenais pas à analyser me condamnait à l'ombre. Et celle-ci n'eût pu me plaire que si je l'avais élue.

    Par ailleurs, j'étais comme les autres ; j'aimais les personnalités charismatiques. Quand Fred Warnus ou Steve Caravan parlaient, j'étais sous le charme. J'aurais été incapable d'expliquer leur séduction, mais je la subissais avec enthousiasme. Je savais que ce mystère me dépassait. (...)

    A dix-huit ans, Warnus a été fauché : il est entré à l'université et, du jour au lendemain, le brillant esprit a rabâché les slogans éculés de tel ou tel professeur. Caravan a tenu plus longtemps : parti à La Nouvelle-Orléans pour se former auprès des meilleurs musiciens de blues, il promettait. Je l'avais entendu jouer, j'en avaus eu la chair de poule. Vers l'âge de trente ans, je l'ai croisé au supermarché ; son caddy regorgeait de bières. il m'a dit sans honte que le blues, il en avait jusque là, et qu'il n'était pas mécontent  d'avoir été "rattrapé par le principe de réalité". Je n'ai pas osé lui demander si c'était ainsi qu'il appelait les packs de bière.

    La médiocrité n'emprunte pas forcément la voie socio-professionnelle pour l'emporter. Ses victoires sont souvent beaucoup plus intimes. Si j'ai choisi d'évoquer deux garçons qui, à quinze ans, tutoyaient la divinité, la Grande Faucheuse ne s'en prend pas qu'à l'élite. Sans le savoir, ou le sachant, nous sommes tous envoyés au combat et il y a tant de manières d'y être vaincus.

    La liste des victimes n'est précisée nulle part : on ne sait jamais avec certitude qui y est inscrit, on ignore même si son propre nom y figure. Pour autant, on ne peut douter de l'existence de ce front. A quarante ans, les survivants sont si peu nombreux que l'on est hanté par un sentiment tragique. A quarante ans, on est forcément en deuil.

    Je ne pense pas que la médiocrité m'ait eu. J'ai toujours réussi à maintenir une vigilance de ce côté-là, grâce à quelques signaux d'alarmes. Le plus efficace d'entre eux est le suivant : aussi longtemps qu'on ne se réjouit pas de la chute de quelqu'un, c'est qu'on peut encore se regarder dans la glace. Se délecter de la médiocrité d'autrui reste le comble de la médiocrité.

    Je conserve une vaste capacité à souffrir de la déliquescence de ceux que je connais. Dernièrement, j'ai revu Laura, qui fut une excellente amie lors de mes études universitaires. Je lui demandais des nouvelles de Violette qui était la beauté de notre année. Elle me répondit en jubilant qu'elle avait pris trente kilos et plus de rides que la fée Carabosse. Sa joie me fit froid dans le dos. Elle acheva de me désoler en se scandalisant de mon regret concernant la carrière de Steve Caravan :

    - Pourquoi le juges-tu ?

    - Je ne le juge pas. Je suis seulement désolé qu'il ait arrêté la musique. Il avait tellement de talent.

    - Ce n'est pas en se prenant pour un génie qu'on paie les factures.

    Il n'y avait pas plus laid que cette phrase : c'était l'aigreur que ce propos suintait.

    - Alors pour toi, Steve, c'était quelqu'un qui se prenait pour un génie ? Tu n'as jamais imaginé qu'il pouvait l'être ?

    - Il avait un petit talent, comme chacun d'entre nous.

    Cela ne servait à rien de continuer. Supporter le discours des bien-pensants n'est déjà pas facile, mais cela devient intolérable quand on découvre l'ampleur de la haine dissimulée derrière ce catéchisme."

    Amélie Nothomb, Le voyage d'hiver.

     

     

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