Il a mauvaise réputation, saint Paul. Hystérique, fanatique, misogyne, homophobe, pré-inquisiteur, complaisant avec "les puissances établies", il serait ce que le christianisme a engendré de pire, et comme c'est lui qui a engendré le christianisme, on sait désormais quoi penser de cette religion de dingue, scandaleuse pour les Anciens, folle pour les Modernes, toujours à contre-courant de tout, toujours prête à brûler ou à vouloir brûler quelqu'un, toujours s'acharnant sur l'instinct sexuel. Il est vrai que question sexe, saint Paul était plutôt archi-contre. Archi-dégoûté même. Sauf qu'il le savait et qu'il a tout fait pour que ses préceptes anti-sexe ne soient pas pris comme parole d'évangile. S'il y avait une seule chose à retenir de ce maître à penser et à vivre, ce serait celle-là : lorsque Paul parle de la résurrection, de la charité, de la miséricorde infinie, il parle au nom du Christ ; lorsqu'il parle de cul et de tout ce qu'il ne faut pas faire, il parle en son nom et il le dit. Tous les théologiens sont d'accord là-dessus. Lire Paul, c'est faire la part des choses entre ce qui appartient à Dieu et ce qui appartient à l'homme. Son génie, c'est de nous inciter lui-même à cette distinction. Il absolutise certaines de ses paroles, en relativise d'autres, et parfois laisse planer le doute. Ainsi, lorsqu'il parle du mariage qu'il définit comme un état moins parfait que la virginité mais plus souhaitable que le désespoir, il précise quand même que
"ce [qu'il dit] là est une concession, non un ordre" (I Corinthiens VII-6).
En fait, il valse sans cesse entre la parole du Seigneur et la sienne.
"Quant aux personnes mariées, voici ce que je prescris, non pas moi, mais le Seigneur (...) Quant aux autres, c'est moi qui leur dis, non le Seigneur...." (I Cor. VII-10 et 12)
Casuistique, l'avorton ? Sans doute, et alors ? La casuistique, c'est la parole qui serre et qui sert au plus près la complexité de la vie et c'est cela qui constitue le génie du christianisme, cette religion experte en humanité, en fait la seule acceptable. C'est pourquoi ce fanatique nous apparaît, dès lors qu'on le lit vraiment, comme un spécialiste de la nuance, un archéologue de l'âme humaine, un homme d'une délicatesse infinie qui sait, malgré ses faiblesses, ses tares et ses obsessions, se remettre à sa place tout seul. Quand par exemple, il cause du sort des vierges, il reconnaît qu'il n'en a rien à dire de divin :
"Pour ce qui est des vierges, je n'ai pas d'ordre du Seigneur, mais je donne un avis en homme (...)" (I Cor. VII-25).
A l'inverse de tous ceux qui diront n'importe quoi au nom de Dieu, nul n'est plus honnête que saint Paul. En tant qu'apôtre de Dieu, je suis infaillible, en tant qu'homme, je suis un connard, nous dit-il en substance. Interprétez-moi comme tel ou tel, n'oubliez jamais que la lettre tue et que l'esprit vivifie, apprenez à lire et vous serez heureux. Paul ou le perspectivisme en branle.
Mais l'anathème lancé sur l'homosexualité, alors ? Est-elle de Dieu ou des hommes ? Là, Paul semble bien parler au nom du Créateur, non ? C'est compliqué, c'est difficile, il faut bien lire. Disons d'abord qu'il parle moins au nom du Créateur que de la Création, moins au nom de Dieu que de la nature - cette physis d'ailleurs empruntée aux grecs. Evidemment, les rapports infâmes entre personne du même sexe sont des relations "infâmes" car "contre-nature" (Romains, I-26,27) mais Paul ne fait que reprendre là les codes et les préceptes antiques qui contrairement à ce que l'on veut faire croire étaient tout aussi sévères, sinon plus, que les chrétiens. Rappelons une énième fois que si l'Athènes des bobos tolérait les rapports mâles, elle le faisait sous un mode purement esthétique et pas du tout sous un mode politique. Nulle gay pride, nulle revendication homoparentale, nul Act Up sous Périclès. Ensuite, ensuite... Il est remarquable de constater que ce passage sur les relations "contre-nature" suive directement celui consacré aux philosophes. Paul commence en effet par déplorer l'orgueil des philosophes qui ont reconnu Dieu mais ne l'ont pas salué, se réservant à eux-mêmes la seule gloire de la connaissance, puis conclut que Dieu les a punis en les livrant à.... l'homosexualité. La condamnation est certes radicale, et a des relents de Sodome et Gomorrhe, mais on dirait qu'elle ne touche que les intellectuels. On est devenu pédé car on était trop intelligent. On a été livré à cette malédiction de la pédérastie car au lieu de remercier Dieu de l'avoir découvert (et en ce sens, Paul reconnaît le génie des philosophes - nul anti-intellectualisme dans sa démarche), au lieu de faire de Dieu notre sagesse, on a fait de notre sagesse la divinité, on s'est substitué à Lui, on s'est glorifié nous-mêmes, on s'est trouvé formidable et on s'est taillé des pipes !
Pour autant, il ne s'agit pas de juger :
"C'est pourquoi tu es sans excuse, ô homme qui que tu sois qui t'ériges en juge car en jugeant autrui tu te condamnes toi-même, puisque tu ta conduite est la même, à toi qui juges." (Romains, II-1)
Interprétons, tentons de comprendre, et gardons-nous de nous anathémiser les uns les autres. Hélas ! L'existence est ainsi faite que dès que l'on tend à un bien, il y a un mal à sanctionner - et donc du mal à faire. Paul le sait plus que quiconque. De toutes les façons qu'on le prenne, le christianisme n'échappera pas aux récupérations, aux trahisons, et aux crimes. Tant de mauvais croyants, cathos ou parpaillots, qui ont interprété Paul de travers et se sont rendus malheureux. Tant de névrosés qui n'ont pas su comme lui reconnaître leur névrose, ni la sienne, et ont alors tout confondu, sinon tout inverser. Ils ont absolutisé la névrose (la sodomie, c'est mal) et relativisé le credo (Dieu nous sauve de nous-mêmes). Pire : ils ont substitué la pureté à la charité. Ils se sont crus purs, ils se sont crus saufs ! Elus tout de suite, là, maintenant, parce qu'ils ne mangeaient plus de viande, ne buvaient plus de vin (pour les Adventistes, quand le Christ dit qu'il boit "le produit de la vigne", il boit du jus de raisin, ni plus ni moins !), et ignoraient jusqu'au mot "cunilingus. Après les pédés, les hérétiques ! Ebionites, marcionistes, arianistes, gnostiques, manichéens, montanistes, donatistes, nestorianistes, monophysites, iconoclastes, cathares, bogomilistes, valdéistes, huissitistes, lollardistes, pélagianistes, jansénistes, luthériens, calvinistes. Comment auriez-vous voulu que l'on fasse sans bûcher avec ces zouaves-là ? Voyez ce qui arrive aujourd'hui depuis qu'on ne brûle plus les connards : Témoins de Jéhovah, adventistes, baptistes, anabaptistes, méthodistes, bushistes, scientologues, mormons, quakers - tous sectaires, tous persuadés qu'ils sont plus purs que les autres, donc supérieurs au monde. On ne fait pas plus antichrétien. Car rien n'est impur en soi. Rien n'est impur en Christ.
"Si quelqu'un estime une chose impure, elle est impure pour lui" (Romains, XIV-14),
et rien que pour lui.
« "Ne prends pas", "ne goûte pas", "ne touche pas", à propos de choses destinées toutes à périr après usage ? Préceptes et doctrines des hommes que tout cela ! ces doctrines peuvent avoir réputation de sagesse avec leur "culte volontaire", leur "humilité, leur "mépris du corps", mais elles sont sans valeur aucune et ne servent qu'à satisfaire la chair." » (Colossiens II-20)
Super saint Paul ! Oui, on peut mépriser son corps, le mortifier, mais au nom d'une satisfaction charnelle encore plus perverse que les satisfactions tolérées par l'apôtre. On peut se couvrir de stupre par mépris exagéré du stupre. S'il y a un domaine où saint Paul est bien mesuré, c'est dans l'ascèse. Certes, nous ne rejetterons pas notre frère parce qu'il estime que telle chose est impure pour lui (et Dieu sait que ce n'est pas l'envie qui nous manque !), après tout c'est son affaire. Mais nous ne nous laisserons pas rejeter par lui pour autant. Car il ne faut pas se leurrer : ce sont les purs et les nécessairement durs qui viennent toujours nous agresser avec leur pureté dangereuse. Ce sont les végétariens qui accusent les omnivores, ce sont les puritains qui trouvent à redire des libéraux, non le contraire. Et qu'on ne confonde pas le puritain avec l'ascète ! L'ascète, c'est celui qui a renoncé à la chair pour lui et la gloire de Dieu, le puritain, c'est celui qui veut nous faire renoncer à la chair pour lui et la gloire de sa morale. A partir de là, comment s'entendre ? Ben, le bûcher, je vous dis...
Le pire, c'est qu'à force d'insister sur les névroses de Paul, de ne pas voir que lui-même les dénonce (cette "épine qu'il a dans la chair", sa volonté toujours à rebours qui lui fait dire des choses aussi sublimes que :
"je fais ce que je ne veux pas, je ne fais pas ce que je veux" (Romains, VII-19)
- combien faut-il avoir le sens de l'existence concrète pour avoir pu dire ça ! La plus belle phrase de tous les temps pour moi), on finit par émasculer son génie. Et quel génie ! Saint Paul, c'est l'invention de l'amour de Dieu pour tous les hommes, femmes comprises, c'est l'invention de l'égalité, de l'universalité, de la charité -
"Tout à tous !",
comme il le hurle (I Corinthiens, VIII-22), c'est l'invention, enfin, de la psychologie. Notre psychologie à nous Occidentaux, avec ses tares et ses beautés, ses mortifications et son vitalisme, son sadomasochisme odieux et son indulgence infinie, tout ça vient de Paul inspiré de Dieu. Paul, créateur d'affects et de civilisation, humain surhumain parfois trop humain ; Paul, alcoolique de Dieu et des hommes, de Dieu dans les hommes, des hommes en Dieu, femmes comprises ; Paul, avorton de Dieu comme il se prénommait lui-même, le plus fou et le plus stimulateur vivant que l'on ait eu ; Paul, premier anti-esclavagiste de l'histoire (voir la lettre à Philémon), premier relativiste de l'enfer aussi (ce sera son problème majeur : comment se débarrasser de la cruauté de Dieu ?) Et ici, il faut laisser la parole à John Cowper Powys - qui lui aussi était obsédé par la méchanceté divine, l'iniquité profonde de la vie et la tolérance abjecte de Dieu vis-à-vis du diable. Tout ce que j'ai tiré de ces Plaisirs de la littérature depuis des années ! En voici un livre culte ! Et si l'on m'aime bien, l'on me laissera dire que moi aussi je fais partie de cette communauté d'esprit. Romantiques inquiets. Existentialistes troubles. Décadents se débattant. Bites obliques qui surbandent au torve. Fruits pourris qui tentent de l'être un peu moins. Après tout, c'est la fête des Pierre et des Paul aujourd'hui, et je n'en reviens pas qu'Amélie Nothomb m'appelle à l'instant (12 h 25) pour me souhaiter la mienne. "Je connais beaucoup de Pierre, mais vous êtes mon préféré." Amélie, je vous adore ! Comme Klingsor, je me castrerais pour vous !
Oui, bon, hum. Alors, ces épîtres, c'est quoi au juste ?
"... l'oeuvre d'un génie dont l'imagination puissante et morbide a gouverné pour le meilleur et pour le pire les émotions de la race humaine depuis près de deux millénaires."
Le génie immense de Paul, en effet, c'est de s'être confronté à la parole de Dieu dans ce qu'elle avait d'horrible et d'irrécupérable. C'est d'avoir interrogé le premier les bizarreries de cet amour soi-disant infini de Dieu pour nous. C'est de s'être demandé s'il n'entrait pas du sadisme dans ce don de la vie que Dieu fit pour nous.
"Bravement et hardiment il met le doigt sur le point le plus sombre et le plus terrible du monothéisme. Et personnellement, je trouve son attitude bien plus généreuse et bien plus fraternelle que celle qui consiste à dire "Dieu est Amour", un point c'est tout, comme fait l'auteur du Quatrième Evangile."
Bon sang mais c'est bien sûr ! Plus que saint Paul, c'est saint Jean qui nous fait douter de la bonté de Dieu. Saint Jean avec son Verbe qui n'en finit jamais de commencer, saint Jean avec son autosatisfaction perpétuelle (le Père aime le Fils qui aime le Père et tous les deux m'aiment aussi), saint Jean et son angélisme abominable qui ne lui fait voir que la bonne face de Dieu, jamais la mauvaise, jamais les damnés, jamais l'enfer, jamais les trois quarts de la création (pour ne pas dire les neuf dixièmes) qui sont en train de hurler dans les flammes. Tout à sa bulle d'amour, saint Jean, comme tant de chrétiens sûrs de leur fait, se fout complètement de ceux qui n'ont pas eu la chance d'avoir été sauvés, de ceux dont la foi a failli parce qu'on les avait fait faibles, de ceux qui ont été privé de grâce ou n'en ont reçu qu'à peine, juste pour s'apercevoir qu'ils n'en auraient pas plus.
- Et que faites-vous de la volonté ?
- Mais la volonté, c'est un don de la grâce comme un autre !
- Vous-même, quand vous prenez une décision...
- Mais ce n'est pas moi qui prends une décision. "Ca" prend une décision en moi.
- Trop facile !
- Si le libre arbitre existait, ça se saurait.
- Janséniste !
- Pharisien !
Le problème de Jean, c'est qu'il a connu directement Jésus. Sous son exhortation, il a même recueilli Marie comme sa seconde mère et a accepté d'en être le second fils. Impossible dès lors de voir le Christ autrement que par les yeux de l'ami privilégié qu'il était, du frère par adoption qu'il devenait, et d'entendre autre chose que le bien le plus bonifiant de la bouche de "leur" mère. Tant de proximité filiale a pu brouiller le jugement johannique. Et si Dieu, dans son infinie sagesse, avait besoin de témoignages nucléaires, il avait encore plus besoin de témoignages hétérologues. Insuffisant et un peu ridicule l'évangile de ceux qui ont bouffé tous les midis avec le Messie. Autrement plus couillus, plus critiques, et plus convaincants les témoignages des gens qui l'ont connu après. En premier lieu, Luc, le "cher médecin", l'homme cultivé, l'historien, l'intellectuel, futur patron des peintres et des sculpteurs (au milieu de ces ploucs, ça rééquilibrait un peu), et apôtre marial par excellence (bien plus que Jean qui toute à sa complaisance envers le Père et le Fils en vint à oublier complètement la Mère - quel sale con ingrat ce fils adoptif !). Paul ensuite, l'homme le plus formidable que la terre n'ait jamais porté, et qui incarna dans sa chair et son âme tous les paradoxes de l'humanité, juif intégré, citoyen romain, lecteur probable de Sénèque, bourreau de chrétien, chrétien torturé, évadé perpétuel, baroudeur infatigable, aventurier véritable de l'arche perdue, plus exubérant que Jean-Baptiste, plus rusé qu'Ulysse, plus éloquent que Cicéron. Tout en lui est hors-norme, imprévisible, surhumain. Et quel écrivain ! Il faudra attendre Nietzsche pour avoir après lui un styliste aussi survolté, sachant faire swinguer la pensée avec une telle vitesse et à de telles hauteurs. L'écriture paulinienne consiste, en effet, et comme le dit Powys, à "exalter la vie jusqu'à ses ultimes imites, à l'exalter à travers tous les malheurs et tous les désastres", et à relever au bout du compte de ce qui n'est rien d'autre qu'une "catharsis esthétique." Ecoutez plutôt :
"Quel est donc le privilège du Juif, ou quelle est l'utilité de la circoncision ? Grands de toute manière. D'abord, c'est à eux qu'ont été confiés les oracles de Dieu. Eh quoi ! Si d'autres ont été infidèles, leur infidélité va-t-elle abolir la fidélité de Dieu ? Jamais de la vie ! Que Dieu plutôt soit reconnu vrai et tout homme menteur, ainsi qu'il est écrit (...). Mais si notre injustice fait ressortir la justice de Dieu, que dirons-nous ? Dieu n'est-il pas injuste en donnant libre cours à sa colère ? (Je m'exprime de façon toute humaine). Jamais de la vie ! Sinon, comment Dieu jugera-t-il le monde ? Mais si mon mensonge fait éclater la vérité de Dieu pour sa gloire, pourquoi serais-je encore, moi aussi, condamné comme pécheur ? Ou bien alors, comme certains, dans leurs injures, nous le font dire, ne devrions-nous pas faire le mal pour que le bien en sorte ? Ceux-là sont condamnés justement. Quoi donc alors ? Avons-nous quelque avantage ? Pas du tout, puis que nous venons d'en faire la preuve, Juifs et Grecs sont tous sous l'empire du péché, selon qu'il est écrit (...)" (Romains, III-1)
Interrogations, exclamations, reprises, voltefaces, citations, échos ("jamais de la vie !"), aucun repos dans la phrase, non, juste du feu et de la dialectique. Et quelle dialectique ! A une question, d'autres questions. A une réponse, sa contre-réponse. L'injustice qui sert la justice. Le mensonge qui sert la vérité. Le mal qui sert le bien. Et pourtant, l'injustice, le mensonge et le mal condamnés. En lisant saint Paul, on a l'impression qu'il fait feu de tout bois pour embraser les cœurs, qu'il est prêt à jeter le soupçon sur Dieu lui-même ("Dieu n'est-il pas injuste....?") pour nous convaincre après coup de son amour (qui passe par la colère), qu'il serait même prêt, lui, Paul, à se perdre aux yeux de Dieu, à la Donissan, ("pourquoi serais-je condamné comme pécheur... ?") pour sauver quelques âmes. Pour autant, et c'est là sa vitesse et sa ruse, il ne se fixe jamais. Dès qu'une méthode arrive à ses fins, il l'abandonne immédiatement pour en tenter une autre. Se fixer, c'est ne plus servir à rien, c'est ne plus servir rien. C'est la mort. Tout cela peut paraître confus mais en tant qu'homme il ne peut agir qu'ainsi. Quel aveu bouleversant d'ailleurs quand il dit : "je m'exprime de façon tout humaine" ! Non, il faut faire tout ce que l'on peut, fuir tout ce avec quoi l'on a fait, et refaire avec autre chose. Même chose pour l'être :
"Je me suis fait Juif avec les Juifs, afin de gagner les Juifs, sujet de la Loi avec les sujets de la Loi - moi qui ne suis pas sujet de la Loi - afin de gagner les sujets de la Loi. Je me suis fait un sans-loi avec les sans-loi - moi qui ne suis pas sans une loi de Dieu, étant sous la loi du Christ - afin de gagner les sans-loi. Je me suis fait faible avec les faibles. Je me suis fait tout à tous, afin d'en sauver à tout prix quelques-uns." (I Cor. IX-20)
Comme l'on sent qu'il souffre de ne pas en pouvoir sauver plus ! Comme l'en sent qu'il en veut secrètement à Dieu d'être aussi rigide ! Mais Dieu le laisse faire, sans doute parce qu'Il a ses plans. Et dont le plus secret est de faire croire à Paul et aux hommes qu'Il ne sauvera pas tout le monde - alors qu'Il sauvera tout le monde. Comment peut-on croire en la miséricorde divine et penser autrement ? Désolé, mais moi, question eschatologie, je suis plus Polnareff que saint Augustin. Oui, nous irons tous au paradis. Sinon, à quoi a pu servir la résurrection, dites-moi ?
A quoi reconnaît-on la saloperie d'un chrétien ? A ce qu'il n'a d'yeux que pour Jésus et pas un regard pour Judas. A ce qu'il abandonne, comme Jésus le fait (apparemment) sur la croix, le premier larron, sous prétexte que le second lui fait les yeux doux. Eh bien moi, je l'aime le premier larron, ce pauvre homme perdu, tout à sa souffrance, et qui n'a pas le courage de regarder celui qui pourrait le délivrer de cette souffrance, ce misérable supplicié qui est trop faible pour célébrer l'injustice de l'amour de Dieu et être sur la photo des trois joyeux crucifiés. Saint Paul, lui, voit tout, l'endroit et l'envers du décor, l'amour et la haine de Dieu. Les montés au ciel et les démontés en enfer. Ce sont ces derniers qui lui font le plus mal. Les pleurs et les grincements de dents des damnés. Les exclus de l'amour. Les punis pour toujours. Et il se fout complètement de savoir si c'est de leur faute ou non. Pour lui, aucune faute, aucun péché, aucun crime ne mérite la damnation éternelle. Au contraire, toute souffrance même méritée, surtout méritée, accuse la bonté de Dieu. Tout mal accuse la vie. Et pas seulement celui causé par les humains, non, ce serait trop facile. Même les belettes sont concernées. Oui, les belettes qui mangent les petits lapins et qui sont à l'origine de souffrances dont Dieu est responsable. Et les arbres qui écrasent les fleurs, et le lierre qui étouffe les arbres. Et les vers qui poussent dans les arbres et le lierre. Et les mauvaises herbes qui, après avoir décimé les bonnes, se font la guerre entre elles. En vérité, le monde est une souffrance déployée. Et c'est ce que saint Paul ne peut supporter.
Et c'est ce qu'il va apprendre à supporter. C'est même ce qu'il va affirmer. Comme Nietzsche avec son Retour Eternel. Damas. Sils-Maria. La double hallucination. La révélation du Christ pour l'un, la révélation de la vie qui revient toujours pour l'autre. Tout n'est que chaos, terreur, et répétition, mais plutôt que de se suicider, il faut l'apprendre à aimer ce tout, à être plus fort que lui. C'est cela le sens de la résurrection et de l'éternel retour - une approbation improbable de l'existence. Le Christ voit la croix en face, le Christ sent l'horreur du monde, il a un instant de doute et de rage à Gethsémani, mais il décide de l'assumer dans la volte-face dialectique la plus folle de tous les temps. "Père, fais passer cette coupe loin de moi", suivi immédiatement de : "Père, fais ta volonté et non la mienne. " Ici, un prof de lettre ou de philosophie marquerait en rouge dans la marge : "contresens".
Les Epîtres de Paul constituent la mise en scène la plus saisissante des contresens, Pascal dirait des contrariétés et Chesterton des paradoxes, du christianisme. Pas étonnant qu'on n'y comprenne rien la première fois qu'on met le nez dedans. Et pourtant, quelle joie une fois que l'on a compris que l'amour de Dieu (car au bout du compte, il y a quand même un amour de Dieu !) était incompréhensible.
A l'instar de Platon qui, sur son attelage ailé, avait, un instant, vu la lumière des dieux, Paul a vu un instant les ténèbres du dieu vivant. Et quand il est revenu de son hallucination, il s'est demandé comment il allait nous faire avaler ça. Eh bien ! En nous persuadant que cette cruauté qui constitue le fond des choses compte moins que ce qui en constitue la beauté et la générosité. Celles et ceux qui ont des enfants me comprendront. Eh oui ! Tout anticléricaux ou antichrétiens que vous soyez, si vous avez décidé un jour de faire des enfants, vous avez agi comme Dieu. Vous avez fait avec vos enfants ce que Dieu a fait avec vous. Vous les avez voulus et vous les aimez sans doute inconditionnellement (même si vous les maudissez de temps en temps, et parfois souhaitez qu'ils ne soient pas là tant ils vous emmerdent la vie). Au fond, vous étiez très conscient de l'horreur ontologique, des accidents, des maladies, des guerres, des crimes, et la possibilité que votre tête blonde tourne mal ou finisse crucifié comme l'Autre. Mais au risque de l'enfer et en toute conscience de la croix, vous avez enfanté. Vous aviez beau vous dire que la vie était une saloperie sans nom, vous avez préféré la vie au néant. Vous avez parié sur votre chair. C'est très beau. Mais ne venez plus nous dire que Dieu est un salopard sadique anal puisque vous avez fait le même choix que lui. Vous avez fait des enfants.
(Ca, c'est plus de moi que de Powys, j'avoue.)
Dès lors, autant se réconcilier avec Dieu. Contrairement au dieu johannique tout sourire et tout miel et qui nous ment sur toute la ligne, le dieu paulinien nous apparaît dans toute sa complexité - et c'est cette complexité que nous prenons d'ordinaire, parce que nous sommes des êtres finis, pour de la cruauté. Ce que nous propose saint Paul, c'est la croyance par l'absurde. Credo quia absurdum. Incroyable de constater que ce sont toujours les chrétiens les plus inhumains qui parlent le mieux du coeur de Dieu. Saint Paul, Tertullien, Pascal, Dostoïevski, Bernanos, Dante - eux sont allés jusqu'au bout de l'enfer, eux ont surmonté l'enfer - ce que Nietzsche appelerait dans son coin "le grand dégoût" - eux se sont dit qu'il n'y avait pas que l'enfer. Eux n'oublient jamais ni la souffrance du monde ni le sadisme de Dieu (qui est celui de tous les parents, je le répète au risque de vous faire vomir) et c'est cela qui nous les rend si proches. Est-ce à dire que Dieu est méchant ? Jamais de la vie ! La vérité est qu'il faut une dose de sadisme pour supporter le sadisme de la vie. Mieux : c'est parce que certains d'entre nous avons une conscience sadique des choses que nous nous garderons bien d'être sadiques avec les autres. En vérité, je vous le dis, ce sont les sadiques qui sont anti-sadiques et ce sont es anti-sadiques qui sont sadiques. C'est le sadique (Kant ou Javert) qui condamne le pécheur. C'est l'être conscient du sadisme qui lui pardonne. Oh comme j'aime ces raisonnements tordus qui me tiennent en vie ! Comme saint Paul, je parle parfois au nom de la vérité, parfois au nom de ma misérable réalité. L'orthodoxie, c'est génial, c'est l'enjeu de ma vie intellectuelle, mais à condition qu'il y ait un peu de délire satanique de temps en temps. Il y a le credo catholique, apostolique et romain, qui donne un sens à ma vie ; il y a la fantasmagorie algomanique qui m'aide à survivre quand je vais vraiment mal. Il y a le vrai Dieu qui est amour et miséricorde, il y a le dieu fouettard qui n'est qu'une idole, la pire de toutes, et dont ni Powys ni moi n'arrivons pas complètement à nous défaire. Tant pis. Il faut faire avec. Je cherche en gémissant, c'est déjà ça.
Et parfois je trouve :
"Au lieu d'aggraver sa peine [au pécheur], vous devez plutôt lui faire grâce et le consoler, dans la crainte que le malheureux ne succombe à une trop grande affliction. Je vous invite en conséquence à rendre à son égard une sentence dictée par la charité",
dit Paul (II Corinthiens, II-7).
N'a-t-on jamais écrit quelque chose d'aussi merveilleux ? C'est quand la charité déborde la justice, quand la grâce se substitue à la loi, que le christianisme passe de la case "saloperie" à la case "bénédiction". Le christianisme, le vrai, c'est ce qui lève la sanction contre celui qui la méritait et qui est déjà suffisamment affligé comme ça. C'est ce qui outrepasse la normativité. C'est ce qui ne va jamais de soi, c'est ce qui empêche d'aller de soi. Femme adultère. Fils prodigue. Que chacun qui ne se soit pas senti un jour à la place du frère du fils prodigue se lance lui-même la première pierre. Tant de mérite et jamais récompensé ? Alors que lui, tout dépensé, rien foutu de sa vie, et accueilli comme un roi ? Saloperie de saloperie ! Caïn avait raison.
Son fantasme secret, à saint Paul, à Powys, à moins que cela ne soit le mien, est que si l'enfer existe, alors qu'il n'existe que pour le pur et dur, le sur de son amour pour Dieu et qui pense que l'enfer est fait pour les autres, le johannique qui se croyait déjà entre le Père et le Fils et sur les genoux de la Mère. Imaginez la scène. Le Gentil qui se retrouve en enfer pour la seule raison qu'il n'a jamais rien eu à foutre des gens qui y étaient déjà - un peu comme dans le début du Ciel peut attendre, le beau film d'Ernst Lubitsch, où l'ont voit cette bourgeoise sûre de son fait, qui vient vanter ses mérites à saint Pierre et qui, parce qu'elle croit dur comme fer à ses mérites, à sa volonté, à son bienheureux libre arbitre, est précipitée illico en enfer par une trappe qui s'ouvre sous elle. Vous voyez le genre ? Je suis dans l'amour de Dieu, la beauté de la création, j'adore la justice divine, je trouve que le paradis, ça se mérite, et que l'enfer, c'est bien fait pour les méchants, et boum, rien que d'avoir pensé ça, c'est moi qui m'y retrouve ! Dans la marmite à bouillir avec les super méchants de l'humanité qui ricanent de ma candeur! Je me débats, je hurle, je commence à haïr Dieu, et j'entends Dieu qui me dit de là-haut : "tu es en enfer car tu as trouvé normal que d'autres y soient, et maintenant, toi qui étais dans l'amour exclusif de moi, toi qui te croyais si propre, si pieux, si juste, si plein de bonne volonté, si tout, je vais te pisser dessus, car telle était l'image que tu avais de moi avec les autres, ha ha ha ha !". Enfin, le temps d'un rêve - car même le pire pharisien ne mérite pas l'enfer. Du purgatoire, ça oui. Le purgatoire, l'invention la plus belle et la plus douce du christianisme, la plus nuancée aussi, la moins sadique - et comme il se doit la plus contestée par les sadiques.
En attendant d'aller tous au paradis et d'aimer Gene Tierney, commençons par accueillir le Christ en nous. Le secret de saint Paul est qu'avant d'être ailleurs, le Christ est en nous. Et au risque d'exagérer la pensée paulinienne, Powys va jusqu'à dire que ce serait faire injure à Jésus que de "faire dépendre la valeur spirituelle de son message de la croyance en une autre vie." Ne croire qu'en un Christ d'outre-tombe, c'est bon pour saint Jean et les mystiques. Pour nous qui sommes ici-bas, le Christ est aussi d'ici-bas. Et c'est par là qu'il est éternel. Comme le dit Goethe, l'humanité ne renoncera jamais à un idéal où la grâce surabonde par rapport à la loi. L'humanité n renoncera jamais à ce qui le console de la vie. L'humanité ne renoncera jamais à la seule religion au monde qui lui a enseigné la charité.
"Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je ne suis plus qu'airain qui sonne ou cymbale qui retentit. Quand j'aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j'aurais la plénitude de la foi, jusqu'à transporter des montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien.
La charité est longanime ; la charité est serviable ; elle n'est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas ; elle ne fait rien d'inconvenant, ne recherche pas son intérêt, ne s'irrite pas, ne tient pas compte du mal ; elle ne se réjouit pas de l'injustice, mais elle se réjouit de la vérité. Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout." (I Cor. XIII-3)
Et Powys de polémiquer à notre place : ce n'est ni un mahométan, ni un bouddhiste, ni un confucéen, ni un positiviste, ni un athée dont on pourrait attendre la même définition. Le faible progrès moral qui a pu avoir lieu au cours de ces vingt-cinq mille dernières années, c'est à l'esprit christique de Paul, voire à l'esprit paulinien du Christ, que nous le devons. En vérité, SAINT PAUL A CHANGE NOS COEURS CAR IL A CHANGE LA NATURE DE DIEU. C'est grâce à lui que nous avons aboli l'esclavage, inventé les Droits de l'Homme, adouci nos peines, et que la vivisection (la grande cause de Powys) nous fait horreur. C'est grâce à lui que la violence nous indigne. C'est grâce à cet homme étonnant que nous sommes sortis de la barbarie. Nous.... et Dieu, d'ailleurs.
"C'est, en réalité, le Christ inventé par saint Paul, le Christ que saint Paul découvrit dans le cœur humain, et qui existe bel et bien dans le cœur de l'homme, qui en nous rejette aujourd'hui comme indigne et immoral le potier ombrageux des paraboles. Ce que l'espèce humaine - à mesure que le Christ de saint Paul s'est au cours des siècles de plus en plus "christianisé", - a réussi à faire, c'est d'expurger les paroles de Jésus, jusqu'à ce que la crainte du châtiment éternel devienne un motif négligeable dans la panoplie spirituelle mise à notre disposition par saint Paul."
On a bien lu. Saint Paul est celui qui a expurgé la férocité de Dieu en Dieu. Le Christ a beau reparler de temps en temps des "grincements de dent", et de "la géhenne du feu", quiconque a lu saint Paul n'y croit plus vraiment. L'enfer existe peut-être, mais il n'y a personne dedans - selon ce mot si généreux d'André Frossard et qui m'accompagne depuis des années. Il fallait bien un fanatique, un ex-bourreau, un sadique congénital pour comprendre le sadisme de Dieu et nous en débarrasser. Quant à la fameuse parole meurtrière de Jésus, la seule des quatre Evangiles et qui est contenue dans la parabole des mines :
"Quant à mes ennemis, ceux qui n'ont pas voulu que je règne sur eux, amenez-les ici et égorgez-les en ma présence." (Luc, XIX-27),
elle sonne trop Ancien Testament pour pouvoir être prise comme un "programme" du Nouveau. Après tout, c'est Jésus qui fut égorgé, non ses ennemis. Tout le contraire de ce qui se passa avec Mahomet.
Saint Paul, c'est un Donissan qui aurait réussi. Et qui pour finir nous délivre une théologie de l'exultation :
"Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur ; je le répète : réjouissez-vous. Que votre indulgence soit connue de tous les hommes. Le Seigneur est proche. N'entretenez aucun souci ; mais en toute circonstance, par la prière et la supplication pénétrées d'action de grâces, exposez à Dieu vos demandes. Et la paix de Dieu qui surpasse toute intelligence, gardera vos cœurs et vos pensées en Christ Jésus.
Au reste, frères, tout ce qui est vrai, tout ce qui es digne, tout ce qui est juste, tout ce qui est pur, tout ce qui est aimable, tout ce qui est honorable, s'il est quelque vertu et quelque chose qui mérite éloge, portez cela à votre actif. Ce que vous avez appris, reçu, entendu de moi et vu en moi, pratiquez-le, et le Dieu de la paix sera avec vous.
(...) Ce n'est pas la privation qui me fait parler, car moi j'ai appris à me contenter de mon sort, je sais vivre dans le dénuement, je sais vivre dans l'abondance. Je suis initié absolument à tout, à la satiété comme à la faim, à l'abondance comme à la privation. Je puis tout en Celui qui me fortifie. Cependant, vous avez bien fait de prendre part à ma détresse... " (Philippiens, IV-4, 14)
Saint Paul, donc. Celui qui a inventé le christianisme. Celui qui a touillé la nature divine jusqu'à en découvrir la méchanceté. Celui qui a sublimé cette méchanceté. Celui qui nous a mis le Christ dans le cœur. Celui qui nous a appris la charité. Celui qui nous a exhorté à approuver la vie jusque dans la croix. Celui qui nous a prouvé par l'absurde que Dieu était amour et que l'existence était valable. Celui, enfin, qui fut le plus grand des écrivains. Son année se termine aujourd'hui. Il fallait la célébrer - même à ma manière grossière.