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  • Montaigne sans dessein ni promesse III

     

     

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    26 ' - Style

    « Je tords bien plus volontiers une bonne sentence pour la coudre sur moi, que je ne tords mon fil pour l’aller quérir. Au rebours, c’est aux paroles à servir et à suivre, et que le gascon y arrive si le français n’y peut aller. Je veux que les choses surmontent et qu’elles remplissent de façon l’imagination de celui qui écoute qu’il n’ait aucune souvenance des mots. Le parler que j’aime, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant délicat et peigné comme véhément et brusque : l'expression sera bonne si elle frappe (épitaphe de Lucain) »

     

     Un conte 4.jpg28 – Amitié

    « C’est mon fils, c’est mon parent ; mais c’est un homme farouche, un méchant ou un sot. Et puis, à mesure que ce sont amitiés que la loi et l’obligation naturelle nous commandent, il y a d’autant moins de notre choix et liberté volontaires. »

    La famille, c’est Caïn et Abel. Mais Dieu le savait. Donc, il l’a voulu. Donc, nous devons quand même aimer notre sang. Et ne pas croire que Montaigne est contre l’amour filial.

    «   Tout ainsi que celui qui fut rencontré à chevauchons sur un bâton, se jouant avec ses enfants, pria l’homme qui l’y surprit de n’en rien dire jusqu’à ce qu’il fut père lui-même, estimant que la passion qui lui naîtrait alors en l’âme le rendrait juge équitable d’une telle action, je souhaiterais aussi parler à des gens qui eussent essayé ce que je dis. »

    - Comment ? Sur le chapitre capital de « De l’amitié » dans lequel Montaigne évoque son cher La Boétie, vous ne retenez que les paragraphes sur la famille et la paternité ? - Oui. - Et vous vous dites lecteur de Montaigne ??? - Bien sûr. - C’est un peu facile non de ne retenir que ce qui vous intéresse ? - Pourquoi ? Vous faites comment vous ?

     

     30 – Faut-il être sage ?

    Oui, il le faut, mais avec sagesse. La sagesse est d’abord sage avec elle-même, c’est-à-dire qu’elle l’est avec modération. Car nous pouvons vicier une vertu à force d’être trop vertueux comme nous pouvons devenir fous à force de vouloir être trop raisonnable. La sagesse n’est sage que lorsqu’elle n’abuse pas d’elle-même. Et de même faut-il user sagement de la formule précédemment. Et aussi de celle-là. Et encore de celle-ci. La sagesse est une remise en suspension permanente d’elle-même. Une époché perpétuelle.

     

    30’ – Usage de Montaigne

    Valéry n’est pas sensible à Montaigne. « … J’ai ouvert un Montaigne. En peu de minutes, je l’ai renvoyé. Il m’assommait. Tout le monde peut écrire de ces choses », note-t-il sans rougir dans un de ces assommants Cahiers. C’est que Valéry est un intellectuel, au sens inquiétant de ce terme, et que tout ce qui n’est pas compliqué lui paraît grossier. Sans doute doit-il se méfier de l’adhésion « facile » que Montaigne provoque chez son lecteur. Le plaisir de lire les Essais réside en effet dans la complicité de ce « nous » dans lequel Montaigne installe son lecteur. Un « nous » de confiance qui fait, comme le remarque Jean Starobinski, que bien souvent le lecteur ou l’interprète de Montaigne va bientôt se mettre à parler comme lui au risque de tomber dans la terminologie d’un autre âge et la simplification systématique de sa pensée. Nous-mêmes sommes peut-être déjà tombés dans ce piège – et l’universitaire aura beau jeu de se moquer de nos raccourcis, de nos excès ou de nos platitudes. Mais le respect « scientifique » que l’on se doit d’avoir vis-à-vis d’un grand auteur ne doit pas amoindrir le goût qu’on a pour lui et encore moins freiner l’usage que l’on peut avoir de lui. Lire Montaigne sans se l’approprier, c’est ne pas le lire.

     

     Benoît XVI 2.jpg37 – Justesse et hauteur

     « C’est beaucoup pour moi d’avoir le jugement réglé, si les effets ne le peuvent être, et maintenir au moins cette maîtresse partie exempte de corruption. »

    L’essentiel est d’avoir le jugement bien réglé. Si je suis faible, au moins connais-je mes faiblesses. Si mon être boite, au moins mon esprit marche droit. Je refuse d’être le militant de mes tares, je refuse de faire de mes vices des vertus, et je me garde bien de faire de mes vertus les résultats heureux de ma volonté. Je sais trop bien que nous sommes tous différents et j’essaye de ne pas faire de ces différences des incompatibilités définitives, sinon des haines. Je conçois mille manières d’être contraire aux miennes – même si, parmi celles-ci, des centaines m’irritent.

    Non, la seule chose qui m’indispose, c’est la bassesse qui rend bas tout ce qu’elle touche, c’est la petite intelligence ou la petite parole, dont nous avons déjà parlé, qui donne à toute chose une origine honteuse.

     « Je vois la plupart des esprits de mon temps faire les ingénieux à obscurcir la gloire des belles et généreuses actions anciennes, leur donnant quelque interprétation vile et leur controuvant des occasions et des causes vaines. »

    Quelle pitié que de ne voir jamais les choses de haut ! Moi aussi, je pourrais trouver cinquante intentions vicieuses à n’importe quelle excellente action ! S’acharner à trouver des preuves pour montrer que ce haut fait d’armes n’était rien d’autre que le résultat d’une mauvaise ambition politique, ou que cette cathédrale ne fut construite que pour « aliéner » les âmes, ou que cette magnifique poésie fut conçue dans un esprit de propagande. Même du prince le plus juste et le plus avisé l’on peut dire qu’il ne l’est que par « intérêt ». Pourtant,

    « La même peine qu’on prend à détracter de ces grands noms, et la même licence, je la prendrais volontiers à leur prêter quelque tour d’épaules à les hausser. »

    Ce que vous trouvez tellement facile de rabaisser, je vais trouver amusant de l’élever… et de vous abattre. Car votre critique systématique de ce qui est grand et beau devient une passion triste. Votre peu de ferveur, votre incapacité à admirer, votre moralisation permanente vous transforment en être dégoûté de tout. Contre vos dégoûts, c’est-à-dire vos nivellements par le bas, j’impose mon goût – c’est-à-dire ma hiérarchie. Et vous informe que la beauté existe et qu’à notre époque de transparence moderne, elle reste peut-être la seule transcendance réelle. Et une aiguille intellectuelle irremplaçable.

     « La fureur qui époinçonne celui qui la sait pénétrer [la beauté], fiert [frappe] encore un tiers à la lui ouïr traiter et réciter, comme l’aimant non seulement attire une aiguille, mais infond [répand] encore en celle-ci sa faculté d’en attirer d’autres (…) C’est l’enfilure de nos aiguilles, suspendues l’une de l’autre.»

    Et c’est cette enfilure qui va nous donner le sens des formes les plus hautes en chaque espèce et en chaque chose. Car qu’est-ce que la beauté sinon la forme haute des choses ? Aujourd'hui, hors le pape, je ne vois personne qui incarne cette hauteur de vue, cette justesse  de ton et ce sens de la beauté propre à l'homme universel.

    [Et si je dis que tout est sexuel, cela ne va pas dire que tout est bas.]

     

    38 – « Bren du fat ! »

     « Si ce n’était la contenance d’un fou de parler seul, il n’est un jour auquel on ne m’entende gronder en moi-même et contre moi : « Bren du fat ! »

    C’est-à-dire « merde pour le sot ! ». Le sot qu’il est en l’occurrence, lui, Montaigne. Une manière de retourner contre soi l’accusation contre le monde et de se purger de soi-même. Une « juridiction interne »[1] qui évite de se complaire et qui garde toujours le souci de l’autre. Une subjectivité auto-détergente qui reste le garant de notre liberté.

     

    39 – Soi

     « La plus grande chose du monde, c’est de savoir être à soi. »

     

     Vuillard, au lit.jpg40 – Marchand de sable

     « Et ceux qui écrivent la vie du sage Epiménide disent qu’il dormit cinquante-sept ans de suite. »

    La sagesse commence par la sieste. Dormir, pour ne pas faire de mal.

     

     42 – Bonheur

     « C’est le jouir, non le posséder, qui nous rend heureux. »

     

     

    42’ – « Que le temps s’arrête ! » (bonheur 2)

    Partisan du statu quo en politique comme en toutes choses, Montaigne se méfie de l’action qui n’aboutit que très rarement à ce quoi elle tendait, et qui bien souvent, fait empirer les choses. Comme pour la maladie, la plupart des remèdes sont pires que le mal. Certes, à court terme, il peut y avoir des interventions nécessaires, mais à condition qu’elles restreignent leur rayon et s’astreignent à un bref « contour », sans chercher, en aucun cas, à changer le monde. Le mieux, généralement, consiste à laisser l’initiative à Dieu ou à la nature, et à attendre sagement que tout passe. Le « laisser-aller » vaut tous les « agir ».

    « Heureux peuple, qui fait ce qu’on commande mieux que ceux qui commandent, sans se tourmenter des causes ; qui se laisse mollement rouler après le roulement céleste. L’obéissance n’est pure ni tranquille en celui qui raisonne et qui plaide. »[2]

    Le bonheur consiste essentiellement à durer, c’est-à-dire à perpétuer le présent bienheureux. « Que le temps s’arrête », comme le dit Starobinski dans son essai, et tout rentrera dans l’ordre – l’ordre, garant de la plénitude (et du progrès, ajouterait Auguste Comte)

     

    Le fantôme de la liberté 2.jpg49 – Il était une fois…

     « Ils mangeaient, comme nous, le fruit à l’issue de la table. Ils se torchaient le cul (il fait laisser aux femmes cette vaine superstition des paroles) avec une éponge – voilà pourquoi spongia est un mot obscène en latin – et était cette éponge attachée au bout d’un bâton, comme témoigne l’histoire de celui qu’on menait pour être présenté aux bêtes devant le peuple, qui demanda congé d’aller à ses affaires, et, n’ayant autre moyen de se tuer, il se fourra le bâton et éponge dans le gosier et s’en étouffa. Ils s’essuyaient le catze de laine parfumée quand ils en avaient fait… »

     Le catze, c’est le pénis.

     

    52 – Rhétorique.

    Ce qui permet de gagner quand on a perdu. Qui persuade les autres que même si l’on est à terre, on ne l’est pas. Qui transforme sa chute en ascension et sa misère en gloire. Métonymie, métaphore, allégories et autres noms de la grammaire, comme vous pouvez tout contre ceux qui peuvent tout contre nous. Contre leurs muscles, nous aurons la parole. Contre leur virilité, nous aurons la rhétorique. La raison du plus fort mis en échec par la raison du plus éloquent ? C’est notre joie secrète. Et tant pis pour la mauvaise foi ! A un certain moment, il faut survivre…

     

    57 – Epine

    La mort naturelle – la mort la moins naturelle du monde quoique la plus prisée. Du moins à l’époque de Montaigne où l’on meurt moins de vieillesse que de maladie, d’accident, de guerre, ou de faim. Aujourd’hui, la mort naturelle est le luxe des pays riches. Voyez le Tiers-Monde.

    Sinon, tout se joue avant vingt ans [je n'en suis plus si sûr].

     « Si l’épine ne pique quand elle naît,

    Il y a chance qu’elle ne pique jamais. »

     L’épine est sans pourquoi.

     

    Athéna, acropole.jpgConclusion : Jugement de puissance.

    Le phénoménisme pur ne convient plus à la modernité. Depuis le XVIII ème siècle, la conscience européenne croit à la dialectique de l’Histoire, à l’explication définitive de la nature par la science, aux progrès moraux et techniques. Ce que Montaigne estimait impossible - sortir du « tournoiement infini des opinions », ne plus faire « comme si », investir le futur - est devenu notre horizon. Dieu est mort, les illusions métaphysiques ne sont plus, la science a gagné contre la religion, et la seule chose qui compte désormais, c’est aller de l’avant, croire en l’avenir, et construire un monde plus juste et plus performant.

    Or, c’est précisément au moment où l’on en finissait avec les anciennes croyances métaphysiques que de nouvelles croyances, venues tout droit de la dialectique de l’Histoire, se sont imposées et ont ravagé ce siècle qui s’annonçait comme idéal. La croyance criminelle du XX ème siècle, c’est en effet l’idéologie, soit la certitude que l’on peut et que l’on doit changer non pas tant le monde que l’homme en soi. Faire un homme nouveau qui serait égalitaire ou inégalitaire selon que l’on sera communiste ou nazi, mais qui dans les deux cas, nécessitera que l’on liquide l’ancien. Contre toute attente, l’ordre mystique sera de retour avec ses bourreaux, ses martyrs, et surtout, avec une violence jamais atteinte dans l’histoire de l’humanité. Pire que n’importe laquelle des religions classiques, l’idéologie recouvrirait tout le champ social, aliènerait les esprits comme jamais, et fonctionnerait comme une machine à tuer sociale ou raciale. Comme le dit Starobinski, avec l’idéologie, « il ne s’agit pas là, comme ce fut le cas chez Montaigne, d’une réconciliation ouverte avec l’apparence et avec la coutume, dans leur relativité inconnue, mais d’un retour insoupçonné de la présomption et du cuider ».

    C’est que le « cuider » [la croyance orgueilleuse] peut se déployer avec bien plus de force sur fond d’apparence que sur fond de vérité « religieuse ». Le « cuider » est son aise dans le monde désenchanté dans lequel il peut mettre en scène son infinie volonté de puissance. Comme le dira Nietzsche dans la ligne de Montaigne (mais qui, nous le verrons, n’est pas la seule), « L’apparence, pour moi, c’est la réalité agissante et vivante elle-même qui, dans sa façon de s’ironiser elle-même, va jusqu’à me faire sentir qu’il a là qu’apparence, feu follet et danses des elfes, et rien de plus…. »[3] En clair, puisque tout n’est plus qu’apparence, imposons les nôtres ! L’apparence comme seule réalité plénière. La réalité comme seul produit de la volonté. La volonté comme seul champ des intensités humaines et surhumaines – et avec le risque totalitaire que cela implique. Admettons que cela était tentant.

    Sauf que pour Montaigne, l’on ne saurait laisser courir la volonté là où elle veut. Une volonté sauvage que l’on ne briderait plus et qui s’engagerait dans le monde avec « âpreté et violence (…) empêcherait plus qu’elle ne servirait »[4]

    C’est pourquoi Montaigne en revient, plus qu’à la volonté, au jugement de principe – et de départ. La volonté n’est rien sans jugement. La volonté est la pire des choses quand elle se réduit à sa seule puissance. C’est au jugement qu’appartient le bon usage des apparences.

    « Celui qui n’y emploie que son jugement et son adresse, il y procède plus gaiement (…) En celui qui enivré de cette intention violente et tyrannique, on voit par nécessité beaucoup d’imprudence et d’injustice ; l’impétuosité de son désir l’emporte : ce sont mouvements téméraires, et, si fortune n’y prête beaucoup, de peu de fruit (…) »[5]

    Au lieu d’une volonté de puissance qui ravage tout sur son passage et finit par se retourner contre elle-même, Montaigne appose son jugement de puissance qui acquiesce à la puissance autant qu’à la prudence, qui approuve la vie sans y mettre d’excès, qui assure, enfin, la  plénitude dans la suspension.

     

    (L'ensemble de cette étude est paru dans le numéro six des Carnets de la philosophie, en janvier 2009)

     



    [1] Essais, III-8

    [2] Essais, II-17

    [3] Nietzsche, Le gai savoir, § 54.

    [4] Essais, III-10

    [5] Essais, II-10

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