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  • Le carnet rose (égographie III)

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    « Il y a parfois des femmes tellement belles que leur entrée est comme un grand coup de couteau dans le fond de la salle. » Aragon, Le mauvais plaisant.


    Comme Carole, l’opulente patronne du Suffren, qui me sert une Carlsberg au bar et qui est ma grande Beune à moi, ou Fanny Ockestel, la star SM de Los Angeles qui me tendit la main un après-midi au Champ de Mars et me raconta comment elle dominait l’un des frères Wachowski (oui, de Matrix), ou Andréa Felronne qui remonte de la quille en courant et qui tue de son regard vert violent ceux qu’elle croise, ou Valentine Lenoir qui a changé de lunettes en 2007, de studio en 2008 et d’établissement en 2009, et qui aurait dû m’aimer comme je l’aimais, moi, dès 2001 – mais le diable a voulu qu’elle soit encore plus timide que moi (on n’a pas idée comme la timidité peut tuer une vie entière), ou Marie-Carmen Fernandez, la camarade andalouse qui macéra mes années 20, au lycée Saint Exupéry puis au lycée Masséna, et dont je vais parfois revoir l’immeuble où elle habitait à Nice et qui s’appelait « L’impératrice ». Son profil de déesse grecque, sa gorge pour vampire, ses hanches chavirantes, ses mains laiteuses. Quelles sont nos héroïnes dans la vie réelle, demandait Proust ? Les femmes que l'on n'a pas eues, bien sûr.


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    Qui a dit que la différence entre les gens qui couchaient et les gens qui ne couchaient pas était que les premiers avaient l’air heureux alors qu’ils étaient malheureux et que les seconds avaient l’air malheureux alors qu’ils étaient heureux ?


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    « La connaissance de moi-même, toute récente, m'entraînait à saisir chez les autres et la beauté et la laideur », dit encore Aragon dans Le mauvais plaisant d'où tout sera tiré. La beauté dans la laideur. La laideur dans la beauté. Le fait que l’on puisse être beau et ressembler à quelqu’un de laid, ou l’inverse. Les femmes ont beaucoup de mal à comprendre ça. Bon, c'est vrai, dire « les femmes », c'est vulgaire, comme le fait remarquer Maud dans Ma nuit chez elle à Trintignant - et c'est protéger sa mère… des autres femmes. Le comble, c’est que lorsque l’on dit du mal des femmes, on parle toujours de sa mère sans le savoir - la misogynie n'ayant jamais été rien d'autre qu'un oedipe sublimé. Toutes des salopes, sauf maman ? Inversion, fils, inversion ! Ta mère t’aime à la folie mais son amour provient d’une haine contre le reste du monde, et sa folie te rend fou à ton tour. Tu pares ses coups ? Tu la remets en place ? Fais attention car Génitrix ne se laisse jamais vaincre, surtout quand elle donne l’impression de perdre. J'ai longtemps été misogyne jusqu'à ce que je rencontre des femmes qui me prouvent que l’on pouvait aimer son fils sans le branler contre les autres. Hélas, cela ne m’a pas empêché de faire du Nutella ma pornographie ni d’être devenu le Numéro six de mon onanisme. Un peu d’écriture, parfois, au milieu.

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    Oui, parce que « l’écriture, ça vient toujours de la mère », comme l’écrivait Nabe à Houellebecq. De la mauvaise, bien entendu. La malfaisante, l’abandonneuse, la fouetteuse, la boulimiqueuse, la ravageuse, la possessive, la castratrice, la violeuse, l’exciseuse, la juive, la jocastienne - tant de mères qui veulent coucher avec leur fils, tant de fils qui voudraient que leur père couche un peu avec leur mère, et même la viole si nécessaire. Freud s’est lourdement trompé sur l’Œdipe. Il n’a pas vu que le fils (qui est, comme disait encore Nabe « la zone érogène de la mère ») a toujours plus voulu coucher avec sa tante, son institutrice ou les amies de sa mère qu’avec sa mère. A cela, les psys répondent justement que toutes ces femmes ne sont que des substituts maternels – et que dans l’inconscient désirer une femme c’est toujours désirer sa mère. Mais non les toubibs, c’est le contraire ! D’abord, l’inconscient, c’est comme Dieu, ce n’est pas sûr qu’il existe. Ensuite, désirer une femme, même à six ans, c’est vouloir échapper à sa mère ! Si les autres femmes n’étaient vraiment que des substituts de la mère, cette dernière ferait tout pour que leur fils couche le plus tôt possible avec l'une d'entre elles. Leur arrangerait même le coup. Hélas, n’est pas Anne d’Autriche qui veut ! La plupart des mères retardent le dépucelage de leurs fils car elles sentent bien, dans leurs entrailles de merde, que lorsque celui-ci aimera une vraie femme, elles seront tuées en elle. Et la mère de Nabe de s’évanouir le jour où il embrasse une fille pour la première fois !

    Ce qu’une mère ne comprendra jamais, c’est que pour vraiment aimer son fils, elle doit d’abord aimer son père (le père du fils, pas le père de la mère – dès qu’on se lance dans la généalogie, faut tout préciser…) Allez expliquer à la mienne que lorsqu’elle faisait du mal à mon père, elle m'en faisait plus qu'à lui (ce qui n’est pas peu dire !) Comme beaucoup de mères avec leur mari de fils, ma femme de mère m’a adoré contre tous les hommes et a failli me dégoûter à vie d’en être un. Une chance de pendu que je ne sois pas pédé ! Le rêve de la mère, c’est de réaccoucher toute seule son fils, de l’avoir rien que pour et par elle, de le despermatiser complètement, au risque qu’il se fasse crucifier par le monde dans lequel il devra, malgré elle, se rendre un jour ou l’autre. Voyez Marie avec Jésus. L’amour maternel a si souvent un goût de Golgotha pour le fils. Et le triomphe de la mère, c’est se retrouver au bas de sa croix à verser toutes les larmes de jouissance ! Elle a même dû fournir aux Romains les clous les plus propres. Qu’il saigne pourvu qu’il ne se salisse pas – putain d’instinct maternel ! Ah si Joseph avait fait son travail d’homme, tout cela n’aurait jamais eu lieu. C’était prendre sa Vierge en con, en cul et en bouche qu’il aurait dû faire ! Au lieu de la violer tous les soirs, il s’est fait enculer tous les jours. Et son bâtard cloué ! Quelle pitié, la sainte famille ! Il avait raison Malek Chebel, le christianisme est une religion de chochottes !


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    Ma mère, ma race.


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    C'est dure la vie : on voudrait parfois être meilleur, se réformer, on rêve de charité, et puis voilà qu'une situation imprévue vous met dans un état pire qu'avant. On se fait alors horreur et on en veut mortellement à la personne qui vous a forcé à être si horrible. C'est pour cela que le bien, le mal, le choix, la volonté, je n'y ai jamais cru. Ce que je crois, c'est qu'il y a des gens qui font de vous un ange et d'autres qui réveillent en vous la bête. Personne n'est responsable de soi, chacun est responsable des autres.


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    Des Chesterton cons, voilà qui fait très mal. Des gens dont l'intelligence est bête. Ou dont la sensibilité ne vous touche pas. Qui sont émus par des conneries et trouvent très con ce qui vous émeut. Qui aiment les mêmes choses que vous mais pas de la même façon, ou qui aiment de la même façon, mais pas les mêmes choses. Ce qui est irritant, c'est qu'avec un petit effort, ils auraient pu être comme vous. Mais ils sont désespérément eux-mêmes. Ils ne savent être qu’eux-mêmes. Ipséité cadenassée. Leurs paradoxes déplaisants. Leurs inversions d'idées consternantes. Dur à l’avouer mais leur orthodoxie vous rendrait hérétique. Ils ont tout faux mais ce faux colle à votre vrai. Ils pensent comme vous, mais leurs pensées vous font honte. Ils disent ce que l'on pourrait dire, ce que l'on a même déjà dit, mais eux, quand ils le disent, ça vous ridiculise. Avec eux, tout est dit sans distance, sans prudence, sans filtre, comme ça, parce que ça leur a traversé l'esprit et que ça les éclate de penser ainsi. Pas de doute là-dessus ! C’est la mauvaise proximité qui fait la grande inimitié. Se ressembler sans se rassembler - ou la source de toutes les haines. Je cherche en vain un romancier qui aurait parlé de cette notion d'incompatibilité. Amélie Nothomb dans Stupeur et tremblements et son « vous ne ressemblez pas à David Bowie » ? Plutôt François Mauriac dans Le désert de l'amour - la scène entre le père et le fils, si belle :

    « Dans la voiture, l’écolier observait son père avec une curiosité ardente, avec le désir de recevoir une confidence. Voici la minute où ils eussent pu se rapprocher, peut-être. Mais le docteur était alors en esprit bien loin de ce garçon dont il avait si souvent voulu la capture ; la jeune proie s’offrait à lui, maintenant, et il ne le savait pas. »

    Saloperie des « cadrans intérieurs » de Proust qui ne s’accordent jamais en même temps ! Saloperie de cette discordance permanente qui semble être le lot de tous les pères et de tous les fils du monde ! On avait tout pour coïncider, on aura fait que se déchirer. Ce que l’on reproche le plus à ses proches ? Qu’ils ne nous devinent pas. Qu’ils ne voient pas nos douleurs, ou pire, qu’ils les voient et les interprètent de travers. Les voilà qui pleurent à contretemps, nous faisant encore plus mal. C’est alors que nous nous obligeons pour eux à adopter une posture qu’ils pourront « comprendre » mais qui n’est pas la nôtre. Ils me consolent là où je m’en fous, ils me blâment là où j’ai raison, ils m’ignorent là où j’ai vraiment mal. Que celui qui n’a jamais souffert de l’empathie incompréhensive de ses proches se jette la première pierre !


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    « L'amour, c'est le désir partagé », dit Aragon. Comme cela doit être vrai ! Le partage – le plus beau mot de la langue mais qu’il ne m’est permis que de prononcer, pas de vivre.


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    « Il n'y a pas que la tête », me disent les connards. Mais si, les connards, il n'y a que la tête. Pour un type comme moi, c'est la tête ou la mort.

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    « Tout le plaisir est en imagination », disait Sade. Et tout le déplaisir est dans sa réalisation, aurais-je envie d'ajouter, aigre.

     

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    Mon seul véritable secret ? Le SM m'a toujours fait chier. Albums de Stanton, romans de flagellation des Orties Blanches, quelques films emblématiques de « la cause » (La Secrétaire, Preaching to the perverted, Maîtresse de Barbet Schroeder avec Bulle Ogier et Depardieu) sans oublier ni l’essai canonique de Deleuze sur Masoch ni la célèbre chanson de Lou Reed sur la Vénus à la fourrure - tout cela, d’accord, mais alors, la mise en pratique.... Tudieu ! Quelle galère ! Que de pitreries inutiles ! J’ai une tournure d’esprit qui fait que je n’y crois pas. Mon côté Vénus en Vierge. Cravache ! Cravache, ma vieille ! Il en restera toujours quelque chose. A peine si je ne m'endors pas. Une ou deux fois, ça a été bien. J'étais ivre mort et on était allé jusqu'au sang. On a dû faire du bruit bizarre. Heureusement le voisin moldave n’a pas sonné à ma porte. On aurait eu l’air malin. Et il aurait eu peur.


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    Mon seul véritable secret (bis) ? Je préfère le Nutella au SM. A moins que le Nutella ne soit le vrai SM, évidemment...

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    Elle m'a quand même cassé ma canne anglaise sur le dos, cette garce. Le lendemain, quand je me suis réveillé, mes draps étaient tâchés de rouge et il y avait des brindilles dans tout le studio. Mais c'était un bel anniversaire nothombien (même si ce n'était pas Amélie.)


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    « J'ai toujours aimé les dérèglements de l'esprit, et je regrette de ne pas les rencontrer plus souvent chez les femmes. » Voilà le genre de phrase qui me redonne de l'espoir.


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    « Les détails infinis de la volupté, les chemins sans nombre du plaisir, j'avais à les apprendre le même émerveillement qu'à la première révélation. (...) Les miracles se poursuivent. A moi de les saluer. » En amour, rien ne m'a jamais émerveillé. Et dans la volupté, je suis malheureusement athée. « Personne ne t'a transcendé », m'a un jour dit mon père, tristement - mon père qui, lorsque j'avais quinze ans, tentait de me convaincre des bienfaits de l'amour, que quand on aime, on est capable de soulever des montagnes, qu’on a plus peur de rien, qu’on est devenu un homme. Moi, j’ai peur même des plaines. Il a vraiment aimé l'amour, le bougre. Et il en a été tellement puni que j'en ai été dégoûté à vie. Fruit sec, comme dit l'autre. Non, la seule chose qui n'a cessé de m'égayer dans la vie et qui somme toute m'aura sauvé, c’est la bouffe et l’ivresse et l’opéra (enfin, surtout la bouffe et l’ivresse, l’opéra, c’est pour faire « genre ».)


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    Faire l’amour ne m’a jamais fait bander, vous y croyez à ça ?


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    « Je vais aimer.... », se disait Aragon, jeune. « Je croirai en Dieu », se disait le Chatov des Démons de Dostoïevski) Tout en espérance : sexe et salut. A un certain âge, ne reste plus que le salut.


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    « Il faut vouloir aimer », dit encore Aragon. Vouloir, vouloir, ils n’ont que ce mot à la bouche… Qu’est-ce que vous avez voulu, vous ?


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    Etre un super héros ? Tout le monde rêve d’en être un, mais tout le monde se trompe. Car dans le fantasme d’avoir un pouvoir quelconque (voler, être invisible, invincible, deviner les pensées des autres) existe surtout le fantasme inconscient d’avoir un pouvoir que les autres n’ont pas. Ce que l’on souhaite vraiment, ce n’est pas d’être Musclor, c’est surtout que les autres ne le soient pas. Si tout le monde est super fort, ça ne sert à rien d'être super fort. C’est moins le pouvoir que la distinction qui compte.


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    - Vous étiez parti pour parler de votre Penthouse et vous nous sortez votre Marvel. Comique, va !


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    L'amour nie tout ce qui n'est pas lui, écrit Aragon dans ce Cahier noir. J'aurais plutôt dit ça de la volupté. Mais je crois que Bataille l'a déjà dit.

     

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    Comme j'aurais voulu bander normalement ! Comme j'aurais voulu écrire un vrai livre ! Mais non, la vie ne m'a donné du talent que pour me faire comprendre que je n'en aurai jamais assez. Quelques idées, quelques mots, quelques éclairs, mais rien de plus. Une verve empruntée. Une phraséologie très pauvre. Une syntaxe approximative. Le tout flanqué d'une culture moyenne qui peut épater les gogos. Et beaucoup de répétitions, que des répétitions, rien que des répétitions. Comme Cioran le disait de lui-même, je suis un écrivain qui n'écrit pas. Je suis un tempérament littéraire complètement anémié. Je suis un gardien de la culture qui se rêve artiste conquérant. Pour la moindre phrase, il faut se forcer, retenir sa respiration, se déchirer les ongles. Quelques lignes, quelques pages - et puis, c'est tout. Au bout d'un fragment, je m'asphyxie. Sauf pour les plaintes. Alors là, je suis champion.


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    Mais quoi ? Il faut bien vivre. Et ce que la vie nous apprend, c'est que le médiocre vaut mieux que le néant. Tant pis si je suis condamné à la paraphrase ou au mimétisme ! Tant pis si je ne m'accouche jamais ! Plutôt mal écrire mal que ne pas écrire. Plutôt être un brouillon qu’un page blanche. Plutôt se branler que pas se branler. Je dois accepter mon destin de raté. Au moins, j'aurai eu un destin. Et puis, qui sait ? La jouissance du peine-à-jouir, c'est plus romanesque, donc plus vrai et plus divin, que James Bond.


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    Quand je pense qu'il y a des gens qui vont lire ça et qui vont en faire des « déductions » sur moi ! Qui vont croire que je suis triste parce que j'ai l'air de me plaindre. Qui vont me regarder avec un air compatissant ou dégoûté, qui vont me dire : « t'en fais pas va ! une de perdue, dix d'oubliées !». Non, ma grande peur, c'est les antilittéraires. Ceux qui, entre autres choses, ne comprennent pas que l'écriture de la merde vient toujours après la merde. S'ils savaient quelle forme je tiens en ce moment ! Quelle agréable été je me fais ! Lost, les Vêpres de la Vierge de Monteverdi, Pierre Etaix, et le Paradis de Dante. Même mes parents, je les trouve sympa, c’est dire ! C'est quand on se sent fort et plein de joie que l'on a envie d'exprimer ses anciennes tristesses. Plus je serai heureux, plus j’aurai envie de parler de ma misère. Plus je crucifierai mes géniteurs sur papier, plus cela voudra dire que je leur ai pardonné. Pas sûr qu'ils comprennent.


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    Les femmes de Paris. Les femmes d'Aragon. Pigalle. Les troquets interlopes. L'ambiance Marcel Lherbier. Et cette créature « terriblement vulgaire, et puissante au sens méridional du mot. » L’érogène vulgarité d’un certain discours amoureux. Tu la sens. Viens. Ouiiii. Ma salope. Mon salaud. C'est bon, c'est boonnn ! Je n’ai jamais su entrer là-dedans. Le sexe, c’est tellement réel que ça m’a toujours paru irréel. Quand j’essaye de faire l’amour, je m’aperçois que je suis mort.


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    Et pourtant….

    « Je parlerais sans fin de leurs corps ; de leurs jambes, la diversité sans nom des bouches, le comportement dans le plaisir, l'indifférence et l'allant, ce qui les distingue, ce qui leur donne souvent un air de famille, leur gouailleries, le sérieux et la tristesse, leurs mains, leurs robes, leurs histoires, leurs terribles vulgarités. Pendant qu'elles racontent leurs journées, leur enfance et montrent des photographies, est-ce toujours elles que je voies ? Mes yeux se perdent. Je regarde leur ombre qui est un lit ou une guillotine. »

    Qu'est-ce qui fait que l'on ne surmonte jamais sa timidité ? Que celle-ci se transforme en stérilité ? Vingt ans de peur, d'amertume, de frustrations - et puis, le néant. Entre temps, on a pu faire le joli coeur, on a même pu plaire ici et là, mais sans jamais aller au-delà d'une chamade passagère. Et le coeur sans les couilles ne mène nulle part. Surtout pas dans un lit qui devient alors notre ville fantôme - ou pire, quand une fantômette a eu la bonté de s'incarner et de nous y rejoindre, notre croix. L'amour, il ne faut pas trop tarder à le faire ou ne pas oublier de le faire. Sinon, c'est assez rapidement foutu. Surtout qu'avec l'âge, on n'a de moins en moins envie de le faire, et de plus en plus envie qu'on nous le fasse. Le garçon qui voulait qu'on l'embrasse. Le garçon qui voulait qu'on le baise. Le garçon qui voulait qu'on le fesse. Le garçon qui voulait qu’on le réaccouche. Le garçon qui voulait surtout ne pas vouloir. Et qui avait porté si loin son dégoût d'aimer et de se faire aimer que même lorsqu'il était en charitable compagnie, il se refusait à la détente. Non pas qu'il se laisse aller en toute conscience à la passivité. Au contraire, rien de plus apparemment actif que lui. Mais cette activité ne le conduisait à rien - sinon à faire un peu de sport buccal, ce qui ne fait jamais de mal. Cette créature qu'il dévorait des yeux cinq minutes avant, ou dont il était amoureux depuis dix ans, il suffisait de la sentir vraiment dans ses bras pour qu'il ne sente plus rien. Pour qu'en lui tout se bloque. Impérieuse ou câline, elle devenait alors une étrangère nue. Ou plutôt, c'est lui qui se révélait étranger, doublement étranger, à elle, à lui, au ciel. Contact vain. Goût nul. Toucher neutre. Regard radiographique, mais pas plus. Même la tendre turlute finit par ne lui prodiguer aucun son. Par contre, l'ennui violent qui menace, ça, il connut vite. L'extrême douleur de l'amour indolore. La croyance en son impuissance. L’impuissance comme perversion suprême. Il essaya tout de même de rendre hommage à celles qui n’avaient pas réussi à le glorifier et il risqua plusieurs fois une hernie de la mâchoire. Au moins, il garda son honneur. Après quoi, on s'endormit non sans dépit, se disant qu’au moins, dès qu’elle serait partie, on retrouverait les images, les textes, les vidéos et le nutella. Ce qui n'empêchera pas d'avoir une remontée de tendresse pour celle que l'on ne réussit pas à prendre, ou si mal. Au moins aura-t-on essayé. Au moins nous aura-t-elle permis d'essayer. Et, comble du bonheur dans le malheur elle n'aura pas eu l'air de se formaliser de notre étrangeté - quand je vous disais que toutes les femmes n'étaient pas comme ma mère ! Ma mère qui était toujours féroce avec les pannes des hommes et qui m'en parlait en riant quand je n'avais même pas quatorze ans. J'ai haï longtemps le rire horrible des femmes. Nathalie, Anna, Léa - elles n'ont jamais ri de moi, elles. Pourquoi ai-je tout fait pour les perdre de vue ? Parce que je suis atteint du démon de la paresse, je suppose, de la paresse dans le désir. A moins que je n'aie voulu les préserver. Qu'auraient-elles fait avec moi sinon bailler aux corneilles ? Mozart, les huîtres, et la piscine de mon père, ce n’est pas tout dans la vie. Et moi, qu'est-ce que je vais faire ? Rêver encore un peu d’elles et verser quelques larmes d'amertume mêlée de reconnaissance ? C’est déjà ça. Il n’y a pas d’échec en amour, comme dirait m’Amélie.

     

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    Toutes ces filles dont je me suis fait l’ami parce que j’étais amoureux d’elles. Khâgne 90 – j’y reviens, j’y reviens toujours. Karine Führ, la brune hitchcockienne qui sentait toujours bon et avait une sifflante merveilleuse dans la voix. Un mercredi sur deux, nous passions trois heures au téléphone à tenter, entre fous rires et digressions infinies sur nos camarades, de faire notre version d’anglais – à deux, nous n’avons jamais dépassé cinq, je crois. Suzanne Ficci, la grande blonde brutale et magnifique, qui faisait un peu épouse de Viking, et qui avait tout l’air d’avoir les mêmes goûts honteux que moi. Un jour, elle apporta en classe un album de Eric Stanton, et pendant la pause du cours de français, elle l’ouvrit sur son pupitre avec une certaine ostentation. Comme j’étais, ce matin-là, assis à côté d'elle, je pus tout voir, photos, dessins, couleurs, hommes en sang, femmes en transe, fouets brandis, chevelures de feu, talons aiguille dans le cul. Elle vit que je vis tout, je vis son regard ravi, presque reconnaissant… mais au lieu de lui rendre le mien, au lieu de rougir dans ses yeux, au lieu de lui dire un mot qui aurait pu changer notre vie, je me détournai du sien et me mis à fixer un coin de la classe. Elle soupira, ferma le livre, le rangea, et je sentis, sans le voir, le sourire de mépris qu’elle m’envoya dans la nuque. Une minute après, Laro, notre prof de littérature, avait repris son cours sur les Salons de Diderot, elle reprenait ses notes, et je sentis poindre en moi un remords rageur et rongeur qui en vérité ne m’a jamais lâché. De même, il n’y a pas un jour où je ne me souvienne du front, des yeux et du nez de Marie Fernandez (que de F !), la première et avant-dernière grande passion platonique de ma vie (la dernière, je vous en parlerai une autre fois !) Elle aussi avait fait ses « années lycée » à Saint-Exupéry, et nous avions même fait une Seconde ensemble. Mais, comme avec tant d’autres, je ne lui adressai pas la parole une seule fois en ce temps-là. Heureusement d’ailleurs, car sans le masque de lettré trouble et brillant à la Thomas Mann que j’allais me trouver quelques années plus tard, elle m’aurait jugé, avec raison, disgracieux et désagréable (la timidité ne rend pas aimable) Il faudra un jour écrire le Golgotha des timides.


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    Chère Carmen, il n'y a pas un jour où je ne pense à vous et aux vies surhumaines que nous aurions pu vivre. Votre visage à la fois plein et diaphane, quelque chose de Taureau dans la poitrine et de Scorpion dans le regard - mais un bassin de Bélier à coup sûr ! Votre présence (espagnole) que je humais dix lieues à la ronde, votre voix de harpe, votre intelligence merveilleuse et moqueuse des êtres et de la vie, si vous saviez toutes les heures que j’ai passées à vous parler dans le vide de mon studio niçois… et parfois encore dans celui de mon studio parisien. A vrai dire, vous étiez à l’époque bien trop belle et bien trop « adulte » pour moi, et vous n’auriez su que faire de ma trop sensible personne. Savez-vous pourtant que j'ai encore dans mes cartons une devoir de géographie qui vous appartient ? Et corrigé par Meuboul, notre vénérable professeur de géographie de khâgne. Comme nous avions fini par devenir amis, et les meilleurs du monde, vous aviez eu la gentillesse de me prêter votre copie (toujours excellente, ma chère Hermione !) afin que je m’en inspire pour la mienne. Je ne sais d'ailleurs si je me suis jamais acquitté de ce concours blanc, mais ce qui est sûr, c'est que je n'ai jamais eu l'occasion de vous rendre cette copie - dont l'encre et le papier ont encore votre odeur. Enfin, je dois me l'imaginer. Pensez ce que signifie pour moi avoir, vingt ans après, quelque chose de vous, quelque chose de votre main... Comme je vous ai aimé, Marie-Carmen, et comme j’ai aimé vous aimer ! D’ailleurs, je vous aime encore puisque je ne vous ai jamais possédée.


    (Article originellemement paru sur le Ring le 30 juillet 2010)


     

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