Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

eric stanton

  • L'enfant qui criait au loup II


    john_willie.jpgJohn_Willie_Bizarre_Whipping_at_Fence.jpg

    II – Esthétique


    1 - Un rêve d'Oblomov

    Contrairement à Sade, Sacher-Masoch ne fut jamais un auteur maudit. Célébré en Europe, honoré en France, gratifié par Le Figaro et La revue des deux mondes, il semble que personne n’ait voulu voir la dimension scandaleuse et subversive de ses romans et nouvelles – sauf Krafft-Ebing mais pour des raisons purement cliniques. La raison en est double. D’une part, comme le fait remarquer Deleuze, Masoch fait preuve d’une extraordinaire décence littéraire. Nulle obscénité ne vient jamais, comme chez Sade, polluer ses récits, nul terme grivois n’entache son texte, et même dans ses descriptions les plus audacieuses, il semble ignorer toute tentation pornographique. D’autre part, tout ce qui pourrait apparaître comme un peu scabreux semble toujours relever chez lui d’une ambiance propre à sa terre natale, mytho-poétique plutôt que psycho-pathologique, révélatrice non pas d’abîmes sexuels inavouables mais d’un folklore slave que l’on imagine « typique ».

    Après tout, Masoch vient de Galicie, improbable région de l’empire austro-hongrois, et qui à l’époque, est le pays du loup et de la neige, des bohémiens et des brigands, de la plaine à perte de vue qui isole les hommes et de la glaise qui les sculpte, du clair de lune qui inverse les choses et du vent qui les âmes folles.

    « Qu’est-ce qui donne à ce peuple ce fonds de tristesse ? C’est la plaine. Elle s’étend sans bornes comme la mer, le vent l’agite, la fait onduler comme la mer, et, comme dans la mer, le ciel s’y baigne ; elle entoure l’homme, silencieuse comme l’infini, froide comme la nature. » [1]

    La Galicie - un monde bigarré tenant autant du conte fantastique que du roman d’épouvante, et qui nous donna quand même, outre la musique si inquiétante et d’une certaine manière si « masochienne » de Béla Bartók, le comte Dracula et la comtesse Erzsébet Báthory, cette fameuse monstresse du XVII ème siècle, sorte de Gilles de Rais au féminin, qui organisait des rafles de jeunes filles pour les égorger et se baigner dans leur sang afin de garder sa jeunesse – scène « culte » pour Masoch et qui apparaît notamment dans La hyène de la puszta, une de ses nouvelles les plus saisissantes. La Galicie - terre des « femmes cruelles », ces « Grausame Frauen » qui se confondent entre histoire et légende et hantent l’imaginaire de l’écrivain : tsarine noire, impératrice rouge, vampire femelle, amazones en chasse d’hommes, cheftaine de bandes (dont une Zora la rousse[2] pourrait être l’un des derniers  et charmants avatars) et par-dessus tout grandes prêtresses de secte sanglante, telle Dragomira, l’héroïne flamboyante de La pêcheuse d’âme, ou Mardona, la terrifiante sacrificatrice de La mère de Dieu.

    Pour autant, l’espace masochien n’est pas l’espace sadien. A la nature stérile, abstraite et mathématique du marquis, la nature florissante, nourricière, boueuse de Masoch peut faire figure de complément. Si l’atmosphère de ses romans y est inquiétante, voire oppressante, (alors qu’il n’y pas d’atmosphère chez Sade), elle commence toujours par être chaleureuse. Elle sent bon la terre. Elle célèbre les quatre saisons. Elle chante le bonheur paysan :

    Scène de la vie paysanne.jpg« Le bonheur, voyez-vous, c’est comme une ferme. Ceux qui veulent s’y établir pour l’éternité, observer les rotations et fumer les champs, et ménager la futaie, et planter des pépinières ou construire des routes, - il se prit la tête des deux mains, - bon Dieu ! ils font comme s’ils peinaient pour leurs enfants. Tâchez d’en faire votre beurre, et plutôt aujourd’hui que demain : épuisez le sol, dévastez la forêt, sacrifiez les prairies, laissez pousser l’herbe dans les chemins et sur les granges, et quand tout se trouve usé et que l’étable menace ruine, c’est bien, et le grenier aussi, c’est mieux ! voire la maison, c’est parfait ! Cela s’appelle jouir de la vie… Voilà le bonheur.  » [3]

    C’est qu’il arrive à Masoch, à la manière d’un Oblomov, de se mettre à rêver d’une vie paisible, familiale, paysanne, qui serait régie par les rituels agricoles et l’Angélus. Une vie où tout serait sa place, où les laboureurs rentreraient des champs le soir en chantant, où l’on irait se baigner dans les cascades en été, où l’on allumerait des feux de cheminée en hiver, où le lait serait toujours abondant et les fruits toujours juteux, où les enfants joueraient dans les prés et où les femmes feraient aimer aux hommes leurs enfants. Car ce sont les femmes qui donnent la vie et l’envie d’aimer.

    « Les enfants marchaient déjà, et croyez-vous ! maintenant, je les aimais. Je les aimais parce que Nicolaïa les aimait »[4],

    avoue Don Juan de Koloméa, le héros romantique de la sublime nouvelle de jeunesse au titre éponyme, écrite dans un style oral, exclamatif,  haletant, d’une vie prodigieuse, et qui raconte les mésaventures d’un séducteur qui a fui le bonheur conjugal pour arpenter les campagnes, récolter les femmes, et ne plus jamais être heureux.

    La relation à la terre, à la glaise, Masoch y est attaché plus que tout. C’est que l’homme provient de la glaise modelée par Dieu, et que tout le souci de Masoch est de redevenir glaise, mais cette fois-ci, pétrie dans les mains d’une femme. C’est cela le fil rouge du masochiste – être réaccouché par la seule femme, sans Dieu ni maître, sans Joseph ni Adam, renaître comme fils unique d’Eve ou de Marie. L’époux et le père, la femme les a tués, et telle une Hercule féminine, leur a arraché la peau dont elle s’est faite une fourrure. La « Vénus à la fourrure », c’est la femme qui porte un cadavre d’homme, de lion ou de loup, sur elle.

    « Quant à la fourrure, elle rappelle aussi les époques primitives où l’homme était couvert de poils ; elle fait naître la sensation d’une force sauvage, bestiale, qui enivre complètement l’homme moderne de faible complexion. »[5]

    Au fond, c’est la femme qui est elle-même devenue lionne ou louve, carnassière et maternelle tout à la fois, qui égorge les mâles mais prend sous sa protection le petit d’homme et en fait le fondateur d’une civilisation – Romulus, évidemment ! Romulus qui tua Rémus comme Caïn tua Abel. Plus que l’Histoire, ce sont les légendes qui se répètent – et la répétition, le retour du même, la récidive de l’originaire, c’est la grande affaire du masochiste.


    Compagnie des loups 4.jpg2 – Scènes slaves et saturnales

    Ciel rouge sang, steppes sans fin, compagnie des louves, des vampires, des sorcières. Rien d’étonnant que cet écrivain galicien soit bizarre. Mais quoi ? C’est comme cela que ça se passe chez lui. En fait, comme le dit Deleuze,

    « il [fut] facile à Masoch de faire passer les phantasmes masochistes au compte de coutumes nationales et folkloriques, ou de jeux innocents d’enfants, ou de plaisanteries de femme aimante, ou encore d’exigences morales et patriotiques. »

    Boire dans les souliers des femmes, demander à son amoureux de faire l’ours ou le chien, l’atteler à une petite voiture tel un cheval ou à une charrue telle une bête de somme, et plus sérieusement, vendre son amant au pacha tandis que l’on se donnera à celui-ci, mais pour sauver la ville, à moins que l’on enferme son soupirant dans une cage à lions et qu’on l’observe être dévoré par ceux-ci, tout cela relève de traditions bizarres, de cruautés fantasques qui n’ont « là-bas » qu’une valeur de faits divers - après tout, nous aussi, nous avons eu Gilles de Rais et Lautréamont. Quant au fouet, ma foi, on fouette beaucoup en Europe à cette époque, et sans se poser trop de question (même si déjà commencent à circuler des images érotiques, c’est-à-dire critiques, mettant en scène fessées et flagellations[6]). A bien des égards, les romans de Masoch ne sont pas plus équivoques que ceux de la comtesse de Ségur. Encore une fois, et selon le mot de Jean Paulhan, le masochisme est incompréhensible, donc inconcevable, donc admis sans le savoir.

    Alors que le sadisme est, lui, tout de suite compris par l’opinion qui du reste le rejete violemment. C’est que Sade ne fait pas mystère de ses intentions massacrantes qui consistent à étendre la négation dans toute son étendue, frapper de néant histoire et humanité, profaner toutes les valeurs sacrées et laïques, bref, atteindre, par la pornographie et le blasphème, le cœur de l’ordre social. Or, et c’est là la profonde différence entre les deux univers, le masochiste a besoin de l’ordre social pour établir son petit théâtre des inversions. Il ne s’agit pas tant pour lui de détruire le monde que de le subvertir en retournant ses codes contre lui, en renversant la hiérarchie sexuelle, en opérant dans l’être humain de telle façon que ce sera désormais ce qui sanctionne le désir qui devient objet de désir. C’est la raison pour laquelle, explique Deleuze, le masochiste a tellement besoin du mythe et même du cliché pour mener à bien son entreprise de subversion. Sans « loi du père », impossible de renverser le père. Sans châtiment corporel, impossible de se moquer de ceux qui l’infligent et de leur montrer qu’on est plus fort qu’eux. Sans sexe fort ni faible, impossible que le second soumette le premier. Les saturnales masochistes impliquent la normativité sociale et sexuelle.

    C’est pourquoi certains intellectuels branchés[7] ont tort de rappeler, par souci égalitariste, que le SM n’est pas du tout ce « sport de riche » que l’opinion se plaît à imaginer. Il n’y a pas que les cols blancs, les stars du showbiz et les bobos qui, sous prétexte qu’ils ont du temps et de l’argent, vont se donner de grands frissons dans les donjons de la capitale. Les masochistes, nous répète-on, sont de tous les milieux, de tous les métiers, de toutes les ethnies et surtout de toutes les constitutions. Celui qui vient gémir chez la maîtresse n’est pas forcément le milliardaire, le politique ou l’animateur télé, mais l’ouvrier, le paysan, l’étudiant. Il peut être grand et fort comme il peut être malingre et faible. On a même vu des handicapés aller ramper aux pieds des maîtresses, des culs de jatte se faire sodomiser la tête en bas, des aveugles se faire mettre un bandeau sur les yeux. Sans doute sont-ce des assertions sociologiquement vérifiables. Mais à force d’insister sur la démocratisation du SM, à force de vouloir combattre les clichés socioculturels, on en vient à nier l’essence même du SM qui est précisément de s’installer dans le cliché. Un cliché imposé par Sacher-Masoch lui-même dans nombre de ses textes, et notamment dans sa nouvelle Les batteuses d’hommes dans laquelle une professionnelle, l’irrésistible Sépharita, explique que ses clients sont généralement des hommes riches ou des hommes musclés :

    « …chose bizarre, parmi les plus décidés, les plus exaltés, surtout des garçons robustes, sains bâtis pour de terribles luttes, de ces beaux officiers blonds et roses aux épaules carrées, aux poitrines bombées comme des boucliers, oui, des tas d’officiers qui pourraient nous jeter bas d’une chiquenaude et qui vont au devant de ce martyre mystique, qui ne veulent plus d’autre amour… »[8]

    Plus le masochiste sera un homme fort et puissant, plus la scène masochiste aura de l’éclat. Si le cliché est là, c’est parce que le cliché, en tant qu’image reproductive à l’infini, plaisante pour les yeux et sucrée pour l’esprit, est érogène par définition - et le retourner contre lui-même fera sourire même les jeunes filles. Le légionnaire qui sent bon le sable chaud et qui vient se faire mettre au coin, un bonnet d'âne sur la tête, le ministre d’état qui demande qu'on lui pisse dessus, le champion de boxe qui aime les gifles et les reçoit benoîtement huit par huit en disant à sa domina : « moins fort, maîtresse », autant de scènes sexuelles paradoxales, donc scandaleuses, qui parodient la scène sociale. Plus tard, nous verrons que la dominatrice elle-même, n’est pas la méchante marâtre que l’on imagine volontiers, mais plutôt la bonne mère, attentive et sévère, douce et ferme, qui ne maltraite jamais ses enfants quoique les corrigeant toujours. En vérité, la «Grausame Frau » est moins une Thénardier ou une Fichini, et bien que ces projections existent aussi, qu’une Mère Courage, ou mieux, une vierge Marie – comme celle de Marx Ernst corrigeant l’enfant Jésus dans son célèbre tableau.

    tarot, le pendu.jpgIl faut donc que tout le système coercitif et disciplinaire de la société reste dans son état normatif afin que les anormaux puissent la polluer. C’est en toute conscience que le masochiste se situe dans l’anormalité (d’où son aspect incompréhensible) alors que le sadique, lui, se prétendra toujours dans la normalité, et même garant de celle-ci. Là-dessus, il faut s’entendre. Le sadique, socialement parlant, ce n’est pas le serial killer qui éventre des femmes ou égorge des enfants (ou s’il le fait, c’est parce qu’il a les moyens, disons  militaires ou financiers de le faire), c’est avant tout le juge qui condamne à mort (et qui comme l’un des quatre libertins des Cent-vingt journées de Sodome, décharge dans sa robe à chaque fois qu’il prononce une sentence capitale), c’est le procureur qui envoie aux galères, c’est l’instituteur ou le pion qui corrige ses élèves à grands coups de canne anglaise[9] et comme le lui permet le règlement ou la tradition. Bref, le sadique n’a rien à craindre de la loi puisqu’il est lui-même la suprême incarnation de la loi. Légalement insoupçonnable, il peut assouvir ses vices en totale impunité et toujours faire passer sa fureur punitive pour de la rigueur judiciaire ou éducative. Ce n’est donc pas tant son action que le contentement qu’il prend à celle-ci qui pourra se révéler équivoque. L’art de Sade et de Masoch, mais cela pourrait être aussi ceux de Rousseau et de la Comtesse de Ségur, consiste à montrer l’horreur intentionnelle et institutionnelle qu’il y a dans toute pratique pénale ou éducative. Le sadique apparaîtra alors comme celui qui abuse de la loi, qui profite de son droit, qui fait de la justice ou du supplice, de l’éducation ou de la correction (comme ces mots sonnent bien ensemble !) les quatre aphrodisiaques de sa vie intime.

    Parallèlement, ou plutôt perpendiculairement, le masochiste sera celui qui accepte un peu trop facilement la loi. Car lui exagère de manière trop significative son adhésion, pour ne pas dire son adéquation, avec le châtiment. Certes, comme le dit Deleuze, le masochiste est plutôt du côté du contrat – contrat que le pénitent potentiel signe aveuglément avec l’autorité, blanc-seing que le soumis remet à la femme dominante – mais le rapport à la loi est toujours là. Le masochiste fait mine de soumettre son âme et son corps à la loi mais pour montrer à la loi, et par extension, à la face du monde, que celle-ci pourra bien s’acharner sur lui, c’est lui qui sera toujours plus fort qu’elle. Car dans cette loi qui le sanctionne, le châtie, l’humilie, le pénitent trouve à la fois son plaisir et sa gloire. La punition peut être la plus douloureuse possible, cette douleur ne lui est jamais désagréable, et donc ne lui est jamais punitive. Le masochisme ou l'inversion des valeurs.


    Eric Stanton 4.jpg3 - Epoché et suspense

    Dans notre longue définition du masochisme, et à travers le cas d’école de Rousseau, nous avons jusqu’à présent mélangé jouissance sexuelle et jouissance sociale – la seconde étant une prolongation symbolique de la première. Il est temps désormais de se pencher sur celle-ci. Comment fonctionne le masochisme d’un point de vue strictement érotique, c’est-à-dire d’un point de vue strictement littéraire ? Qu’est-ce que le masochiste attend de la scène masochiste ?

    Et bien précisément, d’abord de l’attente. « Le masochiste, dit Deleuze, est celui qui vit l’attente à l’état pur. » Si le meilleur dans l’amour, selon un mot  fameux de Clémenceau, est le moment où l’on monte l’escalier, le meilleur dans le masochisme est le moment où l’on descend au donjon. L’excitation du plaisir à venir se mêle avec l’appréhension des sévices d’où pourra, si tout se passe bien, jaillir ce plaisir. L’idée fondamentale du masochisme est donc de retarder les sévices en question, sinon même de les différer à l’infini. Le masochisme, art des préliminaires par excellence. C’est ce à quoi sert le rituel, si important dans la scène SM, et qui n’est jamais que la parodie d’une procédure judiciaire : dialogue, accusation, aveu, réquisitoire, jugement, condamnation, attente de l’application de la sentence (mise au coin, en cage, au placard), habillement particulier pour la domina (qui peut être institutrice, infirmière, policière, mère supérieure, motarde, duchesse, militaire, bourrelle, gardienne de prison, simple bourgeoise et parfois gardienne de camp nazi), répétition de la faute, de la sentence, leçon de morale, menaces, exécution, mise en position, attachement (bondage), déculottage ou mise à nu, serrement des liens, attente encore, menaces, promesses, prise de contact avec le corps, en général doucement au début, effleurements des lanières sur la peau nue, menaces du sifflement de la cravache dans l’air, zzzzzzip zzzzzzzzip, attente, attente, attente, mauvais départ volontaire, un coup, attente, un coup qui ne fait pas mal, et puis un autre, un autre, un autre, et qui font tous de plus en plus mal. Zzzip, zzzzip, zzzzip ! Tiens, ça saigne ! Encore ! Zzzz….

    - Stop ! Arrêtez ! On a bien compris. On voit comment fonctionne votre petit théâtre sado-maso. C’est un pastiche de la loi, un détournement de l’ordre social, une perversion de l’éducation, ok, ok ! Mais par pitié, cela finit par nous faire mal à nous de vous voir vous faire si mal, et pour quel résultat ? Quel plaisir trouvez-vous là-dedans, mon dieu ?

    Ah le plaisir, il est intense au contraire. Il peut même aller jusqu’à la transe lorsqu’on est en confiance avec sa partenaire. En fait, c’est l’attente qui prépare la douleur comme c’est la douleur qui prépare le plaisir – mieux, qui le rend possible, qui le permet. Peine-à-jouir si l’on veut, le masochiste a besoin qu’on lui donne la permission de jouir, et cette permission passe par une punition censée le corriger de sa faute originelle. Sauf que pour lui, le plaisir de jouir va se mêler au plaisir de ne pas jouir, et même d’être puni pour avoir voulu jouir. Cela devient une question de temps, de rythmique : comme le lapin d’Alice, mon plaisir (normal) est toujours en retard, mais c’est dans ce retard que je trouve mon plaisir (anormal). Bref, je suis toujours en avance sur quelque chose qui est toujours en retard. Puisque le plaisir (normal) a toujours été pour moi douloureux, car impossible à vivre, trop loin, trop distant, demandant trop d’effort pour l’atteindre, étranger à moi en quelque sorte, c’est la douleur, la distance, l’épreuve, l’étrangeté qui sont devenus mon plaisir (anormal). Bref, l’arrivée du plaisir est toujours en suspension, en suspens. Le masochisme comme catégorie de Husserl et comme film de Hitchcock, absolument ! Epoché et suspense !

    - Eh bien, mon pauvre ami. On vous plaint. Que ne pouvez-vous faire l’amour comme tout le monde !

    - Eh oui, vous me plaignez, je sais. Vous les normaux, vous croyez toujours que la sexualité est quelque chose de simple, de sain, de naturel, et sans doute l’est-elle pour un certain nombre d’entre vous. Alors que pour nous, les anormaux, les tordus, les déviants, elle est une chose extrêmement compliquée, extrêmement douloureuse, à laquelle d’ailleurs nous avons souvent pensé à renoncer. Mais quoi ? Nous voulons faire l’amour tout comme vous, mais puisqu’il nous est impossible de le faire selon vos manières, et bien nous le faisons selon nos lanières. Se ligoter, se taper dessus, revient symboliquement à se pénétrer, si, si…

    - Et vous n’avez jamais pensé à aller consulter un psy ?

    - Ah le psy ! L’incitation au psy ! C’est toujours la gifle que l’on reçoit dès que l’on parle de ça. Le psy ! Le psy sauveur !

    - Peut-être vous délivrerait-il de vos démons ?

    - Mais nous n’avons pas besoin d’être délivré de nos démons, nous avons besoin de les agencer en nous le mieux possible. Que voudriez-vous que l’on fasse si nous n’avions plus nos désirs coupables ? Ce serait le désert sexuel pour toujours, l’impuissance assurée. D’ailleurs, les psys, s’ils servent à quelque chose, sont là non pour nous libérer de nos désirs coupables, mais pour nous libérer de cette culpabilité qui se colle à nos désirs. Vous comprenez ça ?

    - Ce que l’on comprend, monsieur le maso plein de verve, c’est que si vous aviez un peu de décence, vous garderiez vos histoires pour vous, vous éviteriez de nous polluer l’amour avec vos saloperies. Vous n’étaleriez pas vos névroses au grand jour !

    - Encore un peu et vous allez me battre !

    - Tordu !

    - Cela dit, vous avez raison sur un point : nous venons aussi pour vous perturber. Nous ne sommes pas venus apporter la paix mais le fouet. Pour bien vous foutre sur la gueule que si nous sommes « maso », c’est à cause de vous, à cause de vos lois, de vos valeurs. C’est vous et votre vie qui ont fait de nous ce que nous sommes !

    - Mais il nous accuse là, le petit Joker de mes deux !

    - Vous savez ce que c’est le plaisir secret du masochiste, en dehors des coups et des blessures ?

    - Non, et nous ne voulons pas le…

    - C’est forcer les normaux comme vous à reconnaître qu’ils sont sadiques. C’est les accoucher de leurs démons. C’est les rendre visibles à eux-mêmes ! Les fouets, c’est vous qui les tressez, pas nous !

    - Au fou !

    - Au loup !


    Eric Stanton 2.jpg4 - Fouetteuses et fatales

    L’on suivra donc Deleuze quand il écrit qu’

    « il n’est pas exagéré de dire que c’est Masoch qui introduit dans le roman l’art du suspens comme ressort dramatique à l’état pur (…) Un suspens esthétique et dramatique [qui] s’oppose à la réitération mécanique et accumulatrice telle qu’elle apparaît chez Sade. Et l’on remarquera en effet que l’art du suspens nous met toujours du côté de la victime, nous force à nous identifier à la victime, tandis que l’accumulation et la précipitation dans la répétition nous forcent plutôt à passer du côté des bourreaux, à nous identifier au bourreau sadique. »

    La lecture de Sade peut susciter le dégoût, l’ennui, l’abrutissement du lecteur (ce que recherche d’ailleurs le marquis), elle ne provoque aucune angoisse. Chez lui, les violences s’accumulent avec une fureur glacée. On compte si bien les supplices et les patients qu’à la fin le comptage est presque plus important que ces derniers. Le nombre l’a emporté sur l’affect, les séries extensives ont pulvérisé les séries intensives. Il n’y plus ni cri ni gémissement, ni souffrance ni jouissance, peut-être même plus d’espace ni de temps, mais seulement des chiffres, des tableaux, des additions, des soustractions, des zéros partout, du néant à l’état pur.

    Au contraire, le texte masochien étincèle de séduction. La description d’un paysage, d’un intérieur, d’une femme, est toujours construite comme une menace ou une promesse. Comme dans tout roman érotique, l’on attend de tomber sur le détail aguichant, le geste significatif, la pose prometteuse. Sauf qu’ici la pose prometteuse sera une pose menaçante (les yeux froncés, le menton décidé, la bouche esquissant un méchant sourire), le geste significatif sera un geste inquiétant (ceux par exemple, et qu’affectionne Masoch, de se retrousser les manches pour pouvoir mieux manier le fouet ou de se mettre les poing sur les hanches en signe d’autorité), le détail aguichant un détail alarmant (l’éclair de cruauté, voire de folie, qui passe dans le regard de la femme). Telle notre Sépharita qui raconte dans Les batteuses d’hommes sa vie de fouetteuse professionnelle et que Masoch commence à décrire ainsi :

    « Elle n’avait cependant rien de farouche ni de satanique cette petite Sépharita qui, avec des phrases d’exaltation, des réticences mystérieuses d’initiée, nous racontait de si étranges choses en une de ces fins de dîner qui se prolongent dans la fumée des cigares »[10]

    La batteuse d’homme est une exaltée qui adore ce qu’elle fait, en même temps qu’elle le cache, quoique délivrant ici ou là quelques indices pour initiés ou sectateurs. Lieu du secret par excellence, le SM apparaît à sa manière comme un sabbat satanique, où bien et mal jouissent l’un de l’autre, où douleurs et plaisirs fusionnent, où surtout dominations et soumissions sexuelles s’inversent. Et c’est pour cela que l’on n’hésitera pas à dire que le « vrai » SM, dans sa pureté radicale et subversive, est, comme on l’écrit dans les petites annonces des journaux ou des forums spécialisés, plus « f/h » (comprenez « femme qui domine homme »), que « h/f » (homme qui domine femme). Car l’homme dominateur et la femme maso constituent des réalités sociales déjà existantes et, ajoutons-le, suffisamment décevantes pour qu’on les retrouve encore sur une scène qui a précisément promis d’inverser les tendances, les ordres, les sexes et leurs rapports de force. L’homme qui donne la fessée à la femme est une image d’Epinal qui de La mégère apprivoisée de Shakespeare à La secrétaire, le film, par ailleurs superbe, de Steven Shainberg, avec Maggie Gyllenhaal et James Spader, fait depuis toujours partie du paysage conjugal ou amoureux, et participe largement des stéréotypes du sexe fort et du sexe faible. Certes, entre la femme fouettée par consentement et la femme battue, il y a un abîme - et nous comprenons parfaitement nos consœurs rêvant de douces flagellations et de tendres humiliations. Mais cette image-là ne détourne en rien l’ordre sexuel traditionnel et n’a pas ce caractère incongru, subversif, antisocial de l’image inverse – celle de la batteuse d'homme si chère à Masoch et telle qu’a pu la dessiner pour l’éternité Eric Stanton, pape de la BDSM.

    Mais revenons à Sépharita :

    « Avec l’enveloppement de ses bouclettes de soie blonde qui mettaient autour de sa figure de gamine comme une auréole de lumière, son nez malicieux, ses joues veloutées qui se coloraient de brusques rougeurs, ses lèvres qu’entrouvraient des rires de joie et de moquerie, elle semblait à peine féminisée, une enfant plus grande qu’on ne l’est à son âge et qui n’a pas meurtri son cœur ingénu au contact de la vie, effeuillé au vent ses suprêmes illusions. »

    Namio Harukawa,.jpgLa batteuse d’homme est enjouée, espiègle, taquine - la taquinerie étant le début du sadisme comme les chatouilles sont les préliminaires du fouet – et d’une énergie quasi « virile ». Elle pourrait ressembler aux héroïnes shakespeariennes, Béatrice, Portia, Rosalinde, autant de femmes qui n’ont pas froid aux yeux et savent mentir, trahir et même se travestir pour la bonne cause. Surtout, elle n’a rien de ces énamourées de la littérature française qui se noient dans leur sentimentalité répugnante. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on n’imagine aucune héroïne française, de la princesse de Clèves à Emma Bovary, en passant par Phèdre ou madame de Rénal, qui puisse être une « Grausame Frau ». Des emmerdeuses, des casse-couilles de première, des chipies niaiseuses, des ultra-chiantes, alors là, en pagaille, mais des dominatrices malicieuses se réjouissant d’avance de zébrer les fesses de leur Zorro, inconnues au bataillon ! Pour notre malheur, la femme française n’est guère douée pour le fouet. Elle est trop perverse sur le plan sentimental pour cela (et n’oublions pas que la perversion sentimentale est à la femme ce que la perversion sexuelle est à l’homme) - et aussi jamais assez grosse ! Que ne donnerait-on toutes nos fiancées de France pour une vouivre d’Europe de l’Est !

    Finissons sur Sépharita :

    « Seuls, les yeux aux luisances changeantes de pierre précieuse – d’un bleu attirant d’abîme et aussi d’un bleu impeccable de ciel d’été – les prunelles qui s’illuminaient, qui se métallisaient, s’imprégnaient de cruautés, de ténébreuses chimères, de perverses souvenances, décelaient quelque détraquement, quelque complication anormale dans les rouages de cette âme simple, charmante de puérile pensionnaire dont la chair virginale sommeille encore impolluée. »

    La folie qui pointe dans le regard métal, la complication anormale qui a l’air d’animer cette beauté fatale… A aucun moment, Masoch ne tente de normaliser la singularité masochiste. Contrairement à Sade qui noircit des pages et des pages pour prouver à son lecteur que la cruauté est le fait de la nature, que l’histoire a légitimé la torture, que le sadisme est la condition naturelle de l’homme, Masoch tient à son anormalité originaire comme à la prunelle de ses yeux. Un masochisme « normatif », qui évacuerait son négatif, n’aurait plus aucune valeur. Hélas ! Il semble qu’à notre époque où seul le kitsch a droit de cité (le kitsch, c’est-à-dire la négation de la merde, selon la définition imparable de Kundera) et où la sexualité peut être tout ce qu’elle veut sauf problématique, le SM a été purgé de ses vertus révolutionnaires. Bien qu’apparemment répandu partout, il n’est plus qu’un hochet brandi par une société infantile qui ne sait plus à quel positif se vouer. Encore que lorsqu’on demande aux gens ce qu’ils en pensent vraiment, ils répondent généralement comme l’un des convives affolés de Sépharita :

    « Malepeste, mademoiselle ! Voilà des turlutaines qui ne me tentent pas, mais pas du tout ! »

    Au-delà du dégoût ou de l’indifférence que suscitent les pratiques sadomasochistes (et qui sont des réactions bien légitimes puisque, nous le répétons et le répétons, le masochisme est incompréhensible), c’est surtout la peur d’être physiquement pris au piège par une maîtresse machiavélique qui profiterait de ce que nous sommes attachés pour nous voler, nous violer, ou pire, nous faire maltraiter par un autre qu’elle-même, un « grec » qu’elle sortirait de ses fagots, qui nous retient.

    Tomber sur une femme fatale qui outrepasse le contrat qu’on a signé avec elle, qui détourne le jeu en domination effective (alors qu’à l’origine c’est le jeu qui était lui-même détournement de la domination), et qui fasse de la mort symbolique une mort réelle - c’est le risque du masochisme. Comme dans une brève et fort émoustillante nouvelle, Krach en amour, où un financier de Varsovie, terriblement amoureux d’une baronne, signe un contrat dans lequel il est stipulé qu’il ne pourra posséder celle-ci qu’après avoir reçu d’elle vingt-cinq coups de fouet. Le rendez-vous « galant » est pris pour le lendemain. Voilà donc notre homme qui se laisse attacher par sa déesse, endurer courageusement vingt-quatre coups de fouet de sa main chérie, être enfin détaché, mais se voir immédiatement congédié par la belle ! Car vingt-quatre coups, ce n’est pas vingt-cinq et il était stipulé que… etc. Le financier n’a même pas le temps de protester, la femme cruelle avait ses témoins qui étaient cachés dans la pièce et qui surgissent en riant.

    Dans ce cas-ci, la femme, en respectant le contrat à la lettre mais en en trahissant l’esprit, inflige à son amoureux non masochiste une séance masochiste qui s’arrête au moment où on allait lui permettre de jouir. L’aventure n’en reste pas moins cocasse et peut servir de leçon édifiante. Elle peut devenir tragique quand la Grausame Fraue est moins une dominatrice qu’une garce.

    C’est le cas de Lola – « la femme aux yeux de sphinx que l’envie rend cruelle et la cruauté envieuse »[11]. Envieuse, donc normative, recherchant le pouvoir pour le pouvoir, Lola incarne la mauvaise femme supérieure, celle qui ne séduit que pour assurer ses intérêts, qui tue les hommes au lieu de les réaccoucher, qui d’ailleurs les bastonne au lieu de les fouetter. Comme le disait Manon de Sercoeur, une ancienne accoucheuse à moi,

    « Lola est la totale pute, "raisonnable" et pragmatique, du côté du bâton, du pouvoir mâle. C’est une salope qui se sert de son vice pour arriver à ses fins, qui couche par calcul et non pas simplement pour plaisir, et qui épouse un « uhlan », pourvoyeur de soldats, pour établir son méchant pouvoir totalitaire. Batteuse et tueuse de révolutionnaire d’ailleurs (comme l’étudiant), qui se rêve en reine coupeuse de tête (mais ressemblant plus à l’hystérique reine de cœur d’Alice au Pays des Merveilles qu’à l’impératrice rouge), et qui, pour finir, doit se contenter d’un droit commun (le baron assassin). Une pauvre type de perverse qui renforce le pouvoir et le monde au lieu de le pervertir-subvertir. »

    Rien à voir donc avec la déesse-mère.

    dominatrice.jpg

    A SUIVRE.



    [1] Don Juan de Koloméa, Editions Philippe Picquier, p 33.

    [2] Zora la rousse (Die Rote Zora und Ihre Bande), célèbre série télévisée germano-helvético-yougoslave en treize épisodes de 26 minutes, créée en 1979, d’après le roman éponyme de Kurt Held et diffusée en France à partir du 16 janvier 81 sur Antenne 2 dans l’émission Récré A2.

    [3] Don Juan de Koloméa, Editions Philippe Picquier, p 22.

    [4] Idem, p 55.

    [5] Lola, Fouets et fourrures, Le Castor Astral, 1995, p 34

    [6] Qui était le sujet du film singulier tout en sépia de Alexeï Balabanov, Des monstres et des hommes (1999)

    [7] Telle Agnès Giard, par ailleurs sympathique journaliste spécialisée dans le sexe et qui a rendu de louables services à la cause, mais qui sur son blog « les quatre cent culs », s’en prend à cette opinion que les sadomasos ne seraient que des bobos : http://sexes.blogs.liberation.fr/agnes_giard/2009/01/les-sado-masos.html

    [8] « Les batteuses d’hommes », Contes et romans de Sacher-Masoch, tome un, Claude Tchou, éditeur, Paris, 1967, p 344.

    [9] Comme dans le film If… de Lyndsay Anderson (1968) avec Malcolm McDowell.

    [10] Les batteuses d’hommes, Sacher-Masoch, romans et nouvelles, tome un, Tchou éditeur, p 341.

    [11] Lola, Fouets et fourrures, Le Castor Astral, 1995, p 25

    Lien permanent Catégories : Sacher-Masoch Pin it! Imprimer