Un jour, il y a de cela bien longtemps, j’écrivis une lettre à Amélie Nothomb qui commençait par :
« Chère Amélie, Jolie Lionne, Voluptueuse Ortie, Brûlante Améthyste, Jeune Parque, Erogène Alvéole, Capiteuse Obsession, Grenade Erective, Juteuse Fêlure, Papillote Poivrée, Pétale Putride, Mystérieuse Cité d'Or, Gnôle Hybride, Bougie Tutélaire, Vulve Aillée, Eryniès Maternante, Miroir Vampirien, Bulle de Piment, Eclipse Furibonde, Harissa Fermentée, Lave Distillée, Moulinsardienne Dionysiaque, Amazone Aménorrhée, Vipère Epatante, Castafiore Théïomane, Sylphide Montaltienne, Idole Crucifiante, Belge Miraculée, Hostie Obscène, Grenache Prolixe, Jackie Daniel's, Sanguine Surfemme, Sirène Incandescente, Louve Latescente, Lune Punisseuse, Glaïeul Orgueilleuse, Algue Tentaculaire, Comtesse de Monte-Cristo, Brune Platinée, Limaille Cocasse, Kundry Fouailleuse, Lanière d'Amande, Levure Irradiante, Orange Mécanique, Ténébreuse Irrésistible, Amie de mon Cœur. »
S’en suivait une missive délirante quoique très fleur bleue dans laquelle je me proposais de me castrer pour elle afin d’être son âne hongre ou son taureau de corrida privée, sinon son plat de rognon de veau sauce madère. Quel romantique incorrigible étais-je tout de même !
Six mois plus tard, une bonne amie commune me certifia qu’Amélie avait encore cette lettre dans son sac. En lit lui-t-elle des extraits en riant ? C’est ce que je ne sus jamais. Bien sûr, cette lettre était grotesque de vénération amoureuse, de style vénérien et sentait par trop son eunuque boulimique. J’étais bien ridicule de la lui envoyer. Mais auprès d’Amélie, être ridicule est encore un privilège. Comme nous sommes quelques dizaines de milliers à se pâmer devant son portail et à attendre un battement de cil en notre faveur, autant être le pire prétendant – celui qu’elle n’aimera pas mais qu’elle n’oubliera jamais. Ainsi me suis-je humilié pendant des années auprès d’elle par courrier, et ce faisant l’humiliant dans mon humiliation. Dans mes lettres (une dizaine), je la traitais comme si elle était ma femme, mon homme, ma sœur incestueuse, ma sorcière, ma bobonne, ma bouledogue, mon adultère, ma dominatrice, ma fauve et moi le chrétien qu’on lui jette, mon inquisitrice et moi son hérétique fidèle, mon aigle et moi son foie de Prométhée, etc, etc. Dans ces pages, elle me dévorait, me déchirait, mettait du Tabasco sur mes plaies, du sel dans mes rougeurs, de la coriandre sur mes muqueuses, mais à la fin c’était toujours moi, en bon gougnafier, qui avais le dernier mot. Ces repas ont fait long feu. Au bout de quatre ou cinq ans, je crois que nous nous sommes lassés tous les deux, moi de me jeter en pâture à ses pieds, elle de m’enjamber et de continuer son chemin. Aujourd’hui, elle est moins mon aigle que ma chouette (de Minerve) et je suis moins son Prométhée que son Bacchus. Elle m’apporte une certaine sagesse – même si je ne refuserais pas de boire dans sa botte à l’occasion…
En attendant de le faire un jour (boire dans sa botte), je la célèbre et ne m’en lasse pas. Je continue de la lire dans la brûlure. Je me repasse ses apparitions télé [1] comme dans le Vidéodrome de David Cronenberg. Mais je ne vais plus guère aux signatures. Deux heures de queue à chaque fois, au milieu de jeunes gens aussi ridicules que moi, qui parfois tombent à genoux devant elle en pleurant ou lui offrent des cadeaux impossibles, ce n’est plus de mon âge. Et puis, elle a une telle mémoire que ce n’est pas la peine de la voir trop souvent. Une rencontre avec elle en vaut dix avec une autre. Vrai, elle se rappelle de ceux qu’elle a rencontrés mieux que ceux qui l’ont rencontrée. Comme d’autres péplautes [2] , je peux témoigner. Avoir un contact avec elle, même de trente secondes, c’est prendre le risque (qui est aussi un bonheur) qu’elle vous rappelle un détail d’une de vos lettres envoyées des années auparavant, qu’elle vous ressorte la date exacte de votre première rencontre avec elle (moi, c’était le 15 octobre 1998 à la Fnac Montparnasse), qu’elle vous rappelle même l’anniversaire de l’union dont elle fut le témoin sinon la chaperonne avec celle qui est depuis devenue votre ex. Dans ce cas-là, elle vous consolera en disant que vous êtes redevenu un cœur à prendre et que la précédente ne vous méritait pas. Combien d’entre nous a-t-elle déjà mariés entre nous ? Il y a beaucoup d’amour autour d’Amélie, donc beaucoup de haines – de rivalités, de conflits, de jalousies. Les méchants diront qu’elle est méchante, les gentils diront qu’elle est gentille, les imbéciles diront que la vie, c’est quand même autre chose, et je dirais qu’elle a changé ma vie (amour et écriture). Il est vrai qu’elle adore se mêler de la vie de ses sujets et que parfois elle ne se rend pas compte qu’elle joue avec le romantisme, c’est-à-dire le narcissisme, c’est-à-dire le dolorisme, de chacun. Ce n’est pourtant pas de sa faute si tant de ses fans ont fait d’elle une sorte de Catherine de Medicis, d’Erzebeth Bathory, ou même de minotaure. Tous ces jeunes gens qui partent à la fin de chaque mois d’août en Nothombie. Tous en Crète ! Tous en Crète ! Allons nous faire dévorer par la Nothomb !
Même ce gros dur de Maurice Dantec, il est tombé sous le charme. Rappelez-vous, c’était il y a deux ans, chez Guillaume Durand. Amélie y présentait son Journal d’Hirondelle. L’écrivain barbouze qui passait juste après est arrivé sur le plateau en transe. Et pour une fois, moins à cause du choc des civilisations qu’à cause de l’auteur d’Attentat. Il était plein d’elle, il débordait d’elle, il n’a parlé que d’elle. De mémoire, ça donna : « Quelque chose s’est passé sur ce plateau ce soir. Amélie Nothomb ! Amélie Nothomb, putain ! Elle était là, elle est encore là, elle sera là à jamais. Vous la sentez comme elle est là ? Vous sentez sa présence irradiante ? Son passage d’étoile filante ? Non, vous ne sentez rien n’est-ce pas, bougres de journalistes gauchistes à la solde de l’islam radical ? Amélie Nothomb, OKAY ? » Maurice et Amélie ! ils devraient faire un enfant ces deux-là – un cyber chrétien méta-belge qui viendrait purger le monde de ses péchés antilittéraires. C’est qu’Amélie, en attendant d’être méta-cyber, est entièrement littérature. Entièrement mot. Et sait parfaitement ce que signifient les racines du mal. Tout son délire métaphysique d’être Dieu commence par le langage – et d’ailleurs, comme elle le dit dans son dernier roman, « Les pires accidents de la vie sont langagiers. » Nombre de scènes « nothombiennes » qui tournent autour d’une expression, d’un mot, d’une lettre. Dans Ni d’Eve ni d’Adam, la voilà qui s’extasie devant le y par lequel on désigne un lieu où l’on pourrait aller – en effet, « rien n’est plus irrésistible qu’un y qui renvoie à quelque chose d’inconnu. » Rien n’est plus érotique qu’un y sous la plume, c’est-à-dire dans la bouche, d’Amélie Nothomb. Pour elle comme pour Saint Jean, au commencement était le Verbe - ou le « Pneu », son mot favori que l’on retrouvait systématiquement dans ses premiers livre, et dans lequel il fallait entendre Pneuma, c’est-à-dire souffle, esprit, âme. Chez Nothomb, chaque mot a son âme comme chaque chose a son mot comme chaque tube (digestif) a sa métaphysique. Désigner les choses, c’est les faire être. Dire, c’est animer. Amélie bébé s’entend à merveille à nommer ce qui l’entoure, à être la Mère à la place du Père - et Métaphysique des tubes et Biographie de la faim seront à leur manière des traité de théologie et de philologie élémentaires .
L’élémentaire est son milieu naturel. Comme les contes de fées ou les romans pour enfants, ses livres fonctionnent selon les règles éternelles de l’humanité, celles qui vont du petit Poucet jusqu’à Freud ou de la Bible jusqu’à Nietzsche et que sauf les sociologues tout le monde comprend. Les références - les ploucs trouvent ça pédant, les pédants trouvent ça plouc, les humbles et les esprits cultivés savourent. C’est qu’Amélie use des noms propres comme des personnages mentaux qui donnent du sens à ses récits. Rarement un auteur contemporain n’aura donné autant envie de lire les classiques. Stendhal, Saint François de Sales, Stefan Zweig ou Marguerite Duras apparaissent, parmi tant d’autres, comme les daemons de la romancière belge, et au sens qu’en donne Philip Pullman dans sa trilogie d'A la croisée des mondes, soient des incarnations littéraires d’elle-même, des psychopompes qui lui rendent la vérité de sa vie – et la nôtre avec. Pour Amélie, comme pour n’importe quel écrivain digne de ce nom (c’est-à-dire selon la définition qu’elle en donna un jour dans une interview, moins quelqu’un qui écrit des choses géniales que quelqu’un qui ne pourrait vivre sans écrire), la littérature comprend la vie mieux que la vie ne se comprend elle-même. D’ailleurs, l’idée vulgaire et tellement répandue que la vie ne serait pas contenue dans les livres… Il suffit de vivre un instant pour s’apercevoir que si. Seuls ceux qui ne lisent pas ne comprennent rien à leur vie.
Mais Amélie écrit-elle des choses géniales ? Là-dessus, il faut être clair. Contre ceux qui croient qu’on l’aime pour son aspect de Précieuse Gothique, il faut répondre qu’on l’aime d’abord pour son œuvre. Contre ceux qui disent qu’elle écrit mal, qu’elle bâcle ou qu’elle raconte toujours la même histoire, il faut répondre que chacun de ses livres dévoile un secret de l’existence. Que la littérature tue (Hygiène de l’assassin) ou fait survivre (Combustibles), que le mal est antilittéraire (Péplum) mais que même le mal on peut mal le faire (Acide Sulfurique) à moins qu’on ne le fasse trop bien (Journal d’hirondelle), que l’amour enfantin polymorphe existe bel et bien (Sabotage Amoureux), que contrairement à ce que l’on dit la belle n’aime pas la bête (Attentat), que les différences culturelles ne sont pas forcément enchanteresses (Stupeur et tremblements), qu’il y a des pervers bourreaux (Antéchrista) mais encore plus des pervers victimes (Mercure), que le bébé est la forme la plus proche de Dieu (Métaphysique des Tubes), qu’il n’y a rien de mieux que le plaisir pour élever la conscience et rien de pire pour l’abaisser que l’anorexie (Biographie de la faim) [3], qu’à l’instar des relations proprement infernales (anorexiques !) que l’on a de soi à soi (Cosmétique de l’ennemi), les relations mères-filles sont des relations de même à même et donc les plus violentes (Robert des noms propres), enfin, qu’un amour qui se termine est pire qu’un amour qui finit mal (Ni d’Eve ni d’Adam).
Génie des titres. Art de la quintessence. Vitesse de l’écriture. A chaque roman sa surprise et son énergie. Je n’ai jamais pu finir un Nothomb sans hystérie. Quand Patrick Besson disait, pour s’en moquer, qu’elle avait inventé « la fantaisie dogmatique », il ne croyait pas si bien dire. Ce mélange de fantasmagorique et de péremptoire, de loufoque et de rhétorique, de féérique et d’assertif qu’est un roman de Nothomb est terrible pour le système nerveux. C’est comme si elle vous caressait dans le sens du poil puis brusquement le tirait en sens inverse et le coupait. Un bon trip qui vire au mauvais trip… et qui en est meilleur ! Un écarquillement de sensations ! Une montée d’adrénaline pendant que le sang se glace – ou se fait sucer par des moustiques comme dans une des scènes les plus saisissantes de Ni d’Eve ni d’Adam : ne pouvant se défendre de ceux-ci, l’héroïne finit par leur livrer son corps : « Je recevais l’énorme charge d’amour de cette gent vrombissante avec une résignation qui, le supplice passé, se muait en grâce. Le sang me chatouillait de plaisir : il y a une volupté au fond de ce qui lancine. » Et Amélie lancine mieux que quiconque. La souffrance qui devient jouissance, la victime qui devient bourreau, le sadomasochisme partout… mais la mort qui veille, la beauté qui ne rend pas belle la laideur, l’intelligence qui périt face à la bêtise. Dans ces jeux de massacres permanents et qui font penser à Strindberg autant qu’à Ingmar Bergman, la dame en noir invertit, subvertit, pervertit les codes. Son art, comme elle le dit poétiquement quelque part, est de poignarder la poésie sucrée des choses. Rien que du salé. Rien que de l’irritant. Certains esprits chagrins trouveront ça plus excitant que nourrissant. Peut-être, mais quel excitant !
Avec Ni d’Eve ni d’Adam, Amélie Nothomb a écrit son roman le plus tragique. Tragique non au sens qui est le sien d’habitude et qui fait que tout se termine dans le sang, le meurtre ou la folie, mais tragique au sens de ce que l’autre appelait les intermittences du cœur. Tragique au sens où la mort de l’amour est pire que la mort des amants. Car il y a encore plus poignant qu’une histoire d’amour qui se termine mal, c’est une histoire d’amour qui se termine. Les fausses confidences plutôt que Roméo et Juliette. Cosi fan Tutte plutôt que Tosca. Cette graphomane que l’on prenait depuis Hygiène de l’assassin pour une psychopathe sortie de son chapeau, la voilà devenue une mozartienne du sentiment. Même elle n’en revient pas. « Il n’est pas banal que j’écrive une histoire où personne n’a envie de massacrer personne. Ce doit être cela, une histoire de koi. » « Koi » est le grand mot de Ni d’Eve ni d’Adam et qui en japonais signifie « goût ». Le goût de certaines choses, de certains êtres, de certains paysages. Le goût de l’amour, certes, mais un amour plus courtois que sensuel, un amour qui n’a pas du tout le goût de la passion. Dans ce roman comme dans les autres, la passion provient moins de l’amour que de la nourriture - en plus ici de la montagne. Amélie s’éclate plus à dévorer de l’okonomiyaki (sorte de crêpe farcie aux crevettes, au chou et au gingembre) ou à gravir le mont Fuji en se prenant pour Zarathoustra qu’à faire l’amour avec son amant - la seule scène de lit étant d’ailleurs une scène (très belle) de consolation. Mais Amélie qui console n’est pas Amélie qui jouit. Amélie qui jouit est Amélie qui mange et en en perdant « le vernis de la civilisation » – comme dans Tampopo, le film orgasmo-gustatif de Juzo Itami et qui devient comme il se doit le film de son idylle. A la fin, elle acceptera de se fiancer mais précisément pour ne pas avoir à se marier, et dès qu’elle en aura l’occasion, s’évadera du Japon. Comment la blâmer ? L’amour marital, c’est la mort. Et puis avoir un seul époux ne lui aurait jamais suffit. Il lui en fallait plusieurs. Il lui fallait des lecteurs. Il lui fallait moi.
Chère Amélie, Brûlante Améthyste, je vous souhaite une goûteuse année 2008 !
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[1] Qui avec les ans sont allés en diminuant, car elle n’a même plus besoin de s’exhiber dans une émission pour qu’on se précipite sur ses livres. Que ceux qui soutiennent qu’on les achète parce qu’on la voit trop à la télé en prennent de la graine !
[2] « Péplautes » - terme dérivé de Péplum, à l’origine un de ses meilleurs romans et qui a donné le nom d’un site qui lui est consacrée et sur lequel j’ai longtemps officié avec ceux qui sont devenus mes amis intimes (Cabrette, Celeborn, Lamalie, Elise, Papy, Améléia et Lethée, Xabe, Amandine) et qui fut officialisé le plus sérieusement du monde dans un article du Figaro du sept juin 2001 traitant des lecteurs d’Amélie Nothomb, avant d’être utilisé par l’intéressée elle-même le trois novembre 2001 sur RTL (sur toutes ces questions, voir le site de Lamalie, http://peplautes.free.fr/06-000-peplautes.htm)
[3] S’il n’y avait qu’un « message » qui se délivre de l’œuvre nothombienne toute entière, ce serait celui-ci : la souffrance ne rend pas meilleur. L’ascèse n’enrichit pas l’esprit. « Il n’y a pas de vertu aux privations. » (Biographie de la faim, Albin Michel, p 213). Contre celles qui croient dur comme fer que les livres d’Amélie Nothomb sont des livres pour anorexiques parce qu’elle-même le fut, il faut répondre que c’est bien parce qu’elle le fut que ses livres sont des livres contre l’ « idéologie anorexique ». Il n’y a pas d’intelligence propre à l’anorexie.
Cette déclaration d'amour a été publiée dans Le magazine des livres de janvier 2008. J'en fus largement récompensé par l'intéressée qui me gratifia au dernier Salon du Livre d'un baiser public et me dit que c'était là le meilleur article que l'on ait écrit sur elle - même si l'on y retrouvait comme d'habitude "votre incroyable impudeur, mais ça, c'est votre problème !"
(Photo Mawietournelle)